3. L’IMS et le CICR : une action partagée.

La Croix-Rouge est née de l’initiative du Suisse Henri DUNANT . Organisant les premiers soins aux blessés autrichiens et français sur le champ de bataille de SOLFERINO, il suggère que des organisations de bienfaisance soient créées dans tous les pays. Dès 1864, un premier accord multilatéral organise les activités de la Croix-Rouge. Les États signataires, au nombre de seize, s’engagent à protéger en temps de guerre tous les blessés – qu'ils soient alliés ou ennemis. Une autre convention, signée en 1929, prévoit la protection des prisonniers de guerre. Avec la reconnaissance de la neutralité des membres des équipes sanitaires et la protection du soldat blessé ou malade sans distinction de camp, les valeurs de neutralité et de préservation de l’humain «  avant tout  » gagnent en ampleur et en influence.

Dès la fin du XIXe siècle, de nombreuses sociétés de secours aux blessés de guerre sont créées 276 . Avec la Première Guerre mondiale, le champ d’intervention de la Croix-Rouge devient immense. La paix enfin revenue, la tâche ne s’arrête pas pour autant. La forte aspiration à une paix durable se traduit par la création de la Société des Nations qui se voit confier la lourde mission de traduire cet espoir et d’éviter toute nouvelle conflagration internationale. La Croix-Rouge veut jouer un rôle actif dans cette entreprise ambitieuse :

‘« Les membres de la Société s’engagent à encourager et favoriser l’établissement et la coopération des organisations volontaires de la Croix-Rouge, dûment autorisées, qui ont pour objet l’amélioration de la santé, la défense préventive contre la maladie et l’adoucissement de la souffrance dans le monde » 277 .’

L’extension des sociétés nationales pousse à la création d’une fédération de l’ensemble de ces mêmes sociétés, dénommée la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge dont le siège est situé, dans un premier temps, à Paris. Sa création oblige à une refonte de l’organisation de l’ensemble. Les statuts de la Croix-Rouge Internationale, adoptés à la XIIIème Conférence internationale qui se tient à La Haye , officialisent la constitution d’un système composé « des Sociétés nationales, du CICR et de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, la plus haute autorité délibérante étant la Conférence internationale » . Cet ensemble représente un système complexe dont il faut ordonner la coordination puisque peu d’institutions communes permettent d’assurer la cohérence de l’ensemble.

Une première distinction permet d’établir que le CICR, conseil indépendant de vingt-cinq membres recrutés par cooptation, a plutôt vocation à intervenir dans le cadre des conflits, la Ligue des Sociétés nationales menant plus volontiers ses actions en temps de paix. Mais un aspect fondamental les différencie essentiellement : si le CICR se revendique comme neutre vis-à-vis des victimes, les Sociétés nationales se trouvent liées au contexte de leur pays et sont proches des gouvernements. Durant la période des années trente, la montée des fascismes et l’accession au pouvoir de gouvernants pratiquant des politiques de ségrégation ont des conséquences directes sur l’évolution des sociétés de Croix-Rouge. C’est le cas, nous l’avons déjà vu, en Allemagne avec la Croix-Rouge allemande qui accepte d’appliquer des critères sélectifs d’appartenance « raciale » pour ses membres et excluent les Juifs. Comme le CICR, le souci d'une neutralité sans faille est partagé par l'IMS. C’est sur cette base que vont se construire, avec d'autres éléments, les modes de coopération entre les deux organisations.

Revenons sur la question de la neutralité. Pour l’IMS et les branches qui le constituent, c’est la condition absolue pour œuvrer à l’amélioration de la condition des émigrants. C’est sur la même base éthique que le CICR fonde de ses interventions. Cette neutralité doit être totale 278 . C’est en faisant appel à cette vision partagée que la Présidente de l’IMS écrit à son homologue du CICR pour proposer les bons offices de son organisation :

‘« (…) suite aux récents évènements qui ont amené diverses organisations philanthropiques à examiner et à préciser quels pourraient être leur rôle et leur devoir dans le cas où un conflit viendrait à éclater » 279 . ’

Cette offre vient rappeler les bases déjà existantes de cette coopération, bases jetées par les résolutions des conférences de la Croix-Rouge tenues à BRUXELLES et TOKIO 280 .

‘« Pratiquement, cette collaboration a déjà été effectuée au cours de ces deux dernières années, nos bureaux de Paris et Marseille ayant aidé à l’évacuation et aux rapatriements de certains groupes de civils entrepris par votre commission d’Espagne » précise la Présidente 281 . ’

De fait, l’IMS est en relation et en action rapprochée avec plusieurs sociétés nationales : des liens de travail étroits existent avec les Croix-Rouge italienne et hongroise, des relations suivies existent avec les Croix-Rouge de Norvège, de Lituanie, des États-Unis, de Pologne, du Canada, de Belgique et de Yougoslavie. Enfin, l’IMS propose des stages à des secrétaires employées par les Croix-Rouge hongroise, belge et norvégienne.

Autre facteur de rapprochement : les liens tissés entre les deux organisations internationales par certains de leurs membres. C’est le cas de Suzanne FERRIÈRE, issue d’une famille bourgeoise genevoise qui compte, depuis de longues générations, de nombreux pasteurs. Née en 1886, elle succède à son oncle Frédéric FERRIÈRE au sein du CICR en 1924. C’est environ à cette même époque qu’elle commence à assurer le Secrétariat général de l’IMS tout en se consacrant activement aux actions de l’Union internationale de secours aux enfants. Très impliquée dans l’action sociale, elle sert rapidement de lien fort au plan diplomatique entre les deux organisations internationales. Elle tient un rôle particulier au sein du CICR, apparaissant comme plus soucieuse que bien des honorables membres des conditions de rétention des internés dans les camps allemands dès 1938. Elle fait aussi partie de ceux qui estiment qu’un engagement plus conséquent doit être mis en œuvre en faveur des réfugiés israélites. Elle se heurte d’ailleurs à l’extrême prudence du Comité en ce qui concerne tant les détenus politiques que les victimes juives de persécutions les poussant à l’exil 282 .

Si elle apparaît comme particulièrement volontaire dans ces domaines, sans pouvoir toutefois modifier la donne, elle cultive aussi un « art de la prudence » particulièrement prononcé dans toutes ses interventions au sein de l'IMS, tout en assurant avec constance le lien entre les deux organisations. Dès la déclaration de guerre, elle communique à la directrice du bureau SSAE de Paris le texte d’une convention non ratifiée de la Croix Rouge Internationale concernant l’amélioration de la protection des civils « ennemis » – ceci afin, dit-elle, de pouvoir éventuellement servir dans des négociations délicates à mener auprès des « officiels ». Cette aide est apportée non sans de nombreux conseils de prudence soulignant la difficulté de faire valoir une protection identique pour les civils en général, ennemis ou non. La mission de Suzanne FERRIÈRE doit rester confidentielle. Il ne faut surtout pas créer de problèmes et, en cas d’obstacles, il faut « valoriser la protection des plus faibles », c’est-à-dire des femmes et des enfants 283 . Les deux organisations partagent et pratiquent le goût de la nuance et « le réflexe permanent de discrétion », qui leur apparaissent seuls susceptibles d'obtenir attention et compréhension et, donc, résultats.

Cette retenue permanente, comme pour s’excuser de se mêler des affaires du monde, contribue-t-elle à déformer et à atténuer la perception de ce qui se passe ? Cette volonté d’être présent à tout prix signifie-t-elle que toute possibilité, si ténue soit-elle, d’être écouté poliment est une victoire sur la barbarie ? C'est dans la confrontation aux évènements futurs que cette position « éthique » se trouvera mise à rude épreuve.

En novembre 1939, les deux organisations se concertent en vue de mettre en place un « service des messages » permettant de communiquer des nouvelles familiales aux civils étrangers, internés ou ayant des parents en territoire occupé par les Allemands, comme la Pologne. Une concertation interministérielle – regroupant le ministère de l’Intérieur, celui de la Défense Nationale et de la Guerre, ainsi que celui des Affaires Étrangères – étudie la faisabilité d’un tel service et se préoccupe des garanties indispensables à prévoir. Entre la fin de l’année 1939 et le début de 1940, les démarches vont bon train. Au sein du SSAE, la perspective de se charger de cette nouvelle activité, supposant une organisation lourde et relativement complexe, n’est pas sans susciter un débat qui fait apparaître des positions divergentes. Certaines s’insurgent : » Est-ce bien là du service social ? », « Ce service ne devrait-il pas revenir à la Croix-Rouge ? ». D’autres se préoccupent du type d’organisation à mettre en place : « Ne faut-il pas créer une nouvelle section indépendante des rouages du SSAE et qui, sous son égide, prendrait le monopole des messages ? ». Lucie CHEVALLEY et Mme THUILLIER-LANDRY écartent ces remarques. « Le SSAE a été choisi » dit la première ; « Disons plutôt qu’il s’est proposé » précise la seconde. Il n’est donc pas question de faire machine arrière ou de présenter de nouvelles conditions pour un engagement considéré comme acquis. L’entretien avec DE QUIRIELLE au ministère de l’Intérieur vient définitivement clore cette polémique policée et feutrée : la dernière réunion interministérielle, en date du 19 mars 1940, s’est conclue par un accord de principe sur la mise en place d’un service des messages. La seule condition requise est que ce soit le SSAE qui en assure la charge et l’organisation.

Plus de six mois se sont écoulésdepuis la formulation d’un tel projet. Et les difficultés matérielles pour le concrétiser sont loin d’être toutes levées. L’accord du ministère de l’Intérieur permet en effet d’obtenir les autorisations de relever les listes des civils internés, de transmettre au pays d’origine les renseignements du lieu de séjour s’il en est fait la demande par des proches, de transmettre des nouvelles de l’individu recherché aux membres de sa famille. Il faut par ailleurs s’entendre avec le CICR sur l’établissement d’un fichier permettant de suivre l’évolution de chaque demande. Le CICR propose la rédaction de fiches en double exemplaire pour les civils internés, permettant ainsi de tenir un double fichier à GENÈVE et Paris.

En revanche, pour les civils non internés, et particulièrement pour les femmes, enfants et vieillards, un seul fichier tenu par le SSAE paraît suffisant 284 . Il convient aussi de s’entendre sur l’établissement et la composition des fiches. Le SSAE propose qu’elles portent l’en-tête des deux organismes. Il faut, enfin, négocier avec les services de l’exploitation postale car le nombre évalué d’envois nécessaires dépasse deux mille par mois. Quelle langue utiliser pour faciliter la communication des nouvelles mais aussi franchir les obstacles du contrôle et de la censure ? Pour le CICR, il faut rendre possible la rédaction en allemand ou en polonais en cas de difficultés des intéressés à lire le français.

Quant aux ministères, notamment celui de l’Intérieur, s’ils facilitent apparemment la tâche, ils s’inquiètent sans cesse des fraudes possibles ou de la création d’officines pouvant reproduire les cartes et les revendre. Autre sujet d’inquiétude : que le système en place soit victime de son succès. Il est donc conseillé au SSAE de ne pas faire d’appel public et de rester discret sur ce qui pourrait, après tout, être interprété comme un avantage concédé à des ressortissants « ennemis ». Une fois toutes ces précautions et précisions ajustées, il faut compter avec les exigences du contrôle et de la censure qui, une fois déclinées, laissent la direction du SSAE quelque peu interloquée. Voyons de plus près de quoi il s’agit :

‘« Le message doit être établi sur une fiche individuelle avec 25 mots maximum ; la signature de l’envoyeur doit être légalisée ; l’envoi du formulaire doit aller au Préfet ; il serait prévu une centralisation des formulaires à Paris ; une transcription du sens de la correspondance serait établie sur un nouveau formulaire ; les premier et second formulaires gardés avec un numéro d’ordre au lieu de donner l’adresse de l’étranger en France à son correspondant ; il faut ensuite que l’autorité militaire fasse les contrôles d’usage ; les formulaires sont adressés au CICR sous pli affranchi qui les réexpédie en Allemagne ; les réponses reprennent le chemin de Genève avant d’être retournées au SSAE » 285 .’

Après toutes ces «  précisions  » , le service des Messages familiaux s'organise et se trouve officialisé par un arrêté interministériel en date du 1 er juin 1940, habilitant le SSAE à l'organiser en lien avec le CICR . Les évènements des jours suivants provoquant la pire débandade, l'arrêté ne sera pas appliqué dans les conditions initialement prévues.

Notes
276.

C’est le cas pour la France, le 25 mai 1864.

277.

Article 25 du pacte de la SDN, cité par Gérard CHAUVY, Op. cit., p. 304.

278.

Voir Jean-Claude FAVEZ, Op. cit., p. 40.

279.

Archives SSAE, courrier du 21 novembre 1938.

280.

Cette dernière conférence tenue du 20 au 29 Octobre 1934 dans sa résolution XXVIII encourage les Sociétés nationales déjà à l’œuvre dans la coopération avec les branches de l’IMS à continuer, et elle recommande aux autres d’examiner attentivement les possibilités de le faire.

281.

Archives SSAE, courrier du 21 novembre 1938.

282.

Jean-Claude FAVEZ, ibid., p. 73.

283.

Archives SSAE, lettre de Suzanne FERRIÈRE à Adèle de BLONAY, en date du 8 septembre 1939, dossier IMS correspondances diverses.

284.

Archives SSAE, courrier CICR au SSAE, en date du 4/11/39.

285.

Archives SSAE, compte rendu d’une réunion en date du 4/04/40 avec le ministère de l’Intérieur et la direction de l’Exploitation Postale. Le SSAE était représenté par Adèle de BLONAY et Mme THUILLIER-LANDRY.