III – L'occupation : continuer ou non ?

1. Une société qui bascule.

Maintes fois reportée, l’attaque de la France par les troupes allemandes débute le 10 mai 1940 286 . Au bout de quelques semaines, les troupes allemandes ont totalement fait éclater le dispositif et la stratégie de défense français. Impossible de colmater ou de reconstituer un front commun. D’erreurs tactiques en aveuglements stratégiques, le Haut Commandement faillit à sa tâche. Pire, la débâcle des cerveaux, la débandade des chefs provoquent une indescriptible pagaille parmi les troupes dont certaines se trouvent encerclées et sommées de se rendre sans avoir livré le moindre combat 287 .

L’ordre de retraite générale est donné le 12 juin et, deux jours après, les troupes allemandes défilent dans Paris déclarée « ville ouverte ». Des milliers de prisonniers hagards prennent la route de la défaite et de la soumission 288 . Certains d’entre eux, après avoir effectué leurs obligations militaires, s’étaient retrouvés mobilisés avant d’être revenus à la vie civile. Plusieurs années passées dans les camps de prisonniers dans le pays vainqueur les attendent : une tranche de vie consumée.

Mais cette défaite si cuisante n’est pas que militaire. La faillite de la classe politique va irrémédiablement faire basculer toute une société dans un chaos indescriptible. La démission de DALADIER en mars 1940 avait ouvert une crise politique fragilisant l’ensemble d’un édifice déjà ébranlé. C’est Paul REYNAUD qui le remplace à la tête d'un gouvernement dont beaucoup d’analystes pensent que le dosage savant avec lequel il a été composé n’a guère autorisé l’émergence d’une politique réellement stable et homogène. La confiance aveugle dans le Haut Commandement, et les conséquences désastreuses qui en découlent, obligent pourtant le Président du Conseil à passer à l’action. Malgré le limogeage de certains généraux et la célébration d’une messe à Notre-Dame au moment d’une bataille qui tourne au désastre, c’est la panique qui prévaut dans une classe politique qui, des membres du Gouvernement préparant leurs valises aux parlementaires pour la plupart retournés dans leurs terres électives, abandonne sans ambages ses responsabilités. Si la poussée irrésistible des troupes allemandes commence à jeter sur les routes les habitants des zones devenues champs de bataille, ce qui est vécu comme la fuite des représentants de l’État, dès le 10 juin, déclenche une véritable marée humaine qui se jette à corps et à biens perdus sur les routes.

On évalue à deux millions de personnes, vieillards, femmes et enfants de la région parisienne qui fuient devant eux dans le vain espoir de franchir la Loire et de s’éloigner de l’avancée des vainqueurs 289 . Cette vague se déverse sans savoir où elle veut, où elle peut aller. Partir vers l’Ouest, vers le Sud, vers ces zones réputées plus sûres, déjà connues comme terres d’accueil.

Que décrire de plus qui n’ait déjà été complètement décrit et commenté à travers les témoignages et les études d’une des périodes les plus sombres qu’ait traversées la société française 290 , dans cette vague de détresse et d’abandon qui submerge une grande part de la population 291  ? Qu’ils soient partis plus ou moins tôt, plus ou moins confortablement, qu’ils soient arrivés plus ou moins saufs, tous partagent la même sensation : celle d’une société qui bascule dans un « vent de folie » et d’irrationnel, celle de vivre un cauchemar sans qu’à aucun moment ne surgisse de la part des autorités, à quelque niveau qu’elles exercent leur devoir, le souci de reprendre les rênes pour ralentir ou contenir cette marée éperdue. Ainsi, à l’humiliation de la défaite militaire vient s’ajouter un désastre civil. Cette faillite pèse pour beaucoup dans l’adhésion quasi générale à la demande d’armistice perçue comme la possibilité d’une respiration dans cette insupportable suffocation.

PARIS se vide. Chacun, particulier ou institution, cherche à préparer une possible évacuation. Dans le SSAE, comme dans beaucoup de services, c’est l’heure pour la direction et les salariées de sélectionner ce qui doit être emporté et de décider comment le départ peut s’organiser. Répartition des voitures et des machines à écrire, partage des dossiers à transporter, chacune prend sa charge. Le mot d'ordre général est de rejoindre des proches dans des terres provinciales en attendant des jours plus apaisés, en attendant un avenir dont personne ne sait de quoi il sera fait. Il faut se résoudre à fermer le Service, en espérant une réouverture rapide. Certaines assistantes sociales, notamment celles qui se trouvent d'ores et déjà employées dans les comités SSMOE – volontaires ou réquisitionnées – apportent leur contribution pour accompagner l'évacuation et organiser les premiers secours et le ravitaillement lorsque des vivres peuvent être distribués.

Denise GRUNEWALD, « repliée » d'Alsace-lorraine puis assistante sociale du SSMOE en Seine-et-Marne, est arrivée dans le département de la Drôme le 20 juin 1940. Elle se met aussitôt à la disposition de la Préfecture et assure des permanences – deux à trois jours par semaine – durant les mois de juillet et août. Elle reçoit 168 personnes, réfugiés ou assistantes sociales demandant des renseignements, et tente de leur faciliter la tâche afin de répondre à l'immensité des besoins des réfugiés arrivés dans le département. Les difficultés les plus diverses lui sont soumises : aides financières, hébergement, application des lois sociales, renseignements spécifiques concernant des ressortissants étrangers. Pour ces derniers, il faut engager des recherches de familles, préparer des rapatriements, tenter de récupérer des salaires impayés… 292 Pour assurer les suites nécessaires, près de 400 démarches sont effectuées auprès des organismes mobilisés : Comité d'accueil et d'aide aux réfugiés, Croix-Rouge, auxiliaires de la Défense Passive, mouvements scouts, médecins et ensemble des services sociaux du département 293 . Dans la frénésie de la période, les actions sont menées de façon totalement indifférenciée, tant auprès des populations étrangères que de la population française déracinée et déboussolée. L'expérience de la migration forcée, de l'éloignement brutal de ce qui constituait alors un cadre stable et sécurisant, cette expérience amère gomme, pour un moment et un moment seulement, la frontière entre les « nationaux » et les « autres ».

Après la démission de Paul REYNAUD, les partisans d’une poursuite du combat en s’appuyant sur l’Empire perdent du terrain. Ceux qui, au contraire, prônent une reddition « dans l’honneur » l’emportent. Philippe PÉTAIN est appelé à assumer la présidence du Conseil. Le 16 juin 1940, il prononce un premier appel aux Français leur annonçant la requête faite par la France « à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités ». Ce discours apporte l’impression d’un répit pour une population sonnée et quasi comateuse. L’assurance, un peu tremblante néanmoins, d’un vieillard héros d’une gloire passée, apparaît alors comme le seul remède à des maux dont on ne peut encore comprendre ni l’étendue ni les conséquences à venir.

Le soulagement dans la douleur sera bref. Les termes de l’armistice sont en effet sans concession, tant sur le plan militaire qu'économique. C’est une mise à genoux en règle qui est imposée par les vainqueurs. Si le territoire n’est pas entièrement occupé, il est morcelé, balafré par une ligne de démarcation partant de la frontière franco-suisse à proximité d’un point situé près de Genèvejusqu’à la frontière franco-espagnole 294 . Treize départements – comme l'ensemble du pays – sont partagés en deux zones : une zone occupée par les autorités allemandes et une zone non occupée 295 . Certes, la France préserve les atoutsd’une pseudo souveraineté et garde la possibilité de gouverner. Cette capacité politique n'a cependant de réalité que dans l'esprit des nouveaux petits maîtres de la ville d'eau qui leur sert d'abri. Dès le mois d'août 1940, les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont rattachés à la Belgique, elle même sous la férule d'un Militärbefehlshaber (MBF) 296 . Quant à l'Alsace-Lorraine, son annexion pure et simple est brutalement imposée. Pour parachever le dépeçage, une zone interdite comprenant les départements de l'Aisne, des Ardennes, de la Meuse, de le Meurthe-et-Moselle et des Vosges doit servir de « zone tampon », tout comme la « zone rouge » de la frontière franco-suisse particulièrement surveillée.

Notes
286.

L’offensive des Corps de Panzer représente une telle puissance que, le 15 mai, le Commandant des troupes néerlandaises capitule. La poussée inexorable déferle sur la Belgique vers laquelle, aussitôt, les troupes franco-britanniques se ruent. Non seulement celles-ci ne peuvent retenir la fulgurante avancée allemande mais elles offrent un flanc affaibli dans les Ardennes, sur lequel se concentre immédiatement une autre partie de la force des attaquants. La suite des évènements n’est constituée que d’une litanie désespérante de rivières franchies, de collines avalées, de villes qui succombent.

287.

D’autres, en revanche, livrent combat sans toujours pouvoir bénéficier d’un commandement à la hauteur, celui-ci étant lui-même parfois abandonné par sa propre hiérarchie. L’entrée en guerre de l’Italie, le 10 juin, ne bouleverse pas la donne de façon substantielle même si elle fixe l’Armée des Alpes, bloquant irrémédiablement tout échappatoire vers le Sud.

288.

D’après Christian BACHELIER, entre le 10 mai et le 25 juin 1940, on dénombre une centaine de milliers de morts dans l’armée française, 200 000 blessés et 1 500 000 prisonniers. (Christian BACHELIER, «L’armée française entre la victoire et la défaite», in J.-P. AZEMA, F. BÉDARIDA, (dir.), Les Années Noires, Tome I : De la défaite à Vichy, p. 77.

289.

Jean Pierre AZEMA, De Munich à la Libération, Paris, Seuil, 1979, p. 62.

290.

L'exode, qui reste un des traumatismes majeurs de l'histoire de la société française, a fait l'objet de multiples études et a inspiré nombre d'œuvres littéraires autant que cinématographiques. Sur le plan historique, pour replonger dans la tourmente et le désarroi de la foule prise aux pièges du mouvement des armées et de la «débandade» des autorités, nous retiendrons : Henri AMOUROUX, La grande histoire des Français sous l'Occupation, Tome 1 : Le peuple du désastre, 1939-1940, Robert Laffont, 1976 ; Nicole OLLIER, L'Exode sur les routes de l'an 40, Robert Laffont, 1969, et Dominique VEILLON, Op. cit.

291.

On évalue entre six et huit millions le nombre de personnes qui se trouvent ainsi jetées sur les routes.

292.

Parmi les nombreuses sollicitations auxquelles elle doit faire face, nombre d'ouvriers étrangers viennent la solliciter. Ils ont travaillé jusqu'à l'armistice et, repliés par la suite de département en département, n'ont touché aucun salaire.

293.

Archives SSAE, Dossier « documents historiques », rapport de Denise GRUNEWALD, daté du 15 septembre 1940.

294.

La ligne «se dirige par les localités de Dôle, Paray-le Monial et Bourges, jusqu’à un point situé à l’est de Tours. De là, elle se dirige à une distance de 20 kilomètres à l’est de la ligne de chemin de fer de Tours, Angoulême, Libourne, Mont-de-Marsan, St Jean Pied de Port », Éric ALARY, La Ligne de Démarcation 1940-1944, PUF, Que sais-je ?, n° 3045, p. 17.

295.

Souvent appelée plus tard quelque peu abusivement «zone libre» ou plus légèrement «zone no-no».

296.

Le Gouverneur militaire a compétence sur les questions militaires comme administratives. En France occupée, le MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich) assure l'ordre, le ravitaillement et la sécurité des troupes. Il contrôle aussi, avec l'appui des autorités françaises, l'administration et l'économie. Pour cela, il a à sa disposition des services centralisés et des représentants régionaux.