2. Un service pris au piège de la frontière intérieure.

À PARIS, l’évacuation du personnel a entraîné la fermeture des locaux d’accueil du public. Dispersé, l’ensemble des salariées n’a plus pour tâche, comme des millions d’autres compatriotes, que de tenter de sauver ce qui peut l’être, effets et biens personnels, et de rejoindre dans des zones moins exposées ce qui leur reste de famille. C’est ainsi, que dès la fin du mois de mai, Marcelle TRILLAT , assistante sociale au bureau de PARIS, rejoint sa ville natale, LYON, où résident ses parents. Inquiets de l’évolution de la situation, ces derniers la réclament près d’eux. Pour les autres, dès l’approche des troupes allemandes, des consignes sont données afin qu’une fois les documents essentiels en sûreté, ce dont se charge Lucie CHEVALLEY , chacune rejoigne ses attaches. La fermeture crée un grand trouble. «   Quand pourra-t-on revenir  ?  » «   Et dans quelles conditions pourrons-nous retravailler  ?  » «   Que vont devenir nos protégés  » . Voilà les interrogations qui agitent l’ensemble du personnel, secrétaires ou assistantes, bénévoles ou stagiaires. Interrogations vite écrasées par le souci de sa propre situation et de celle d'un pays qui semble sombrer chaque jour un peu plus.

Il faut se rendre à l’évidence. PARIS est occupé, un nouvel ordre s’installe, dont les règles de fonctionnement sont encore à comprendre même si la défaite et l’humiliation font rapidement saisir l’âpreté des futures négociations. Néanmoins, dès le mois de juillet, Adèle de BLONAY établit un document en allemand, langue qu’elle maîtrise parfaitement, pour présenter l’activité du SSAE et solliciter l’autorisation de réouverture du service et de reprise de l’activité 297 . Le rapport fait un bref historique de la création de l'Association, de l'accroissement des activités, et de sa reconnaissance par les pouvoirs publics. L'annexion temporaire du Comité d'Assistance aux Émigrants Juifs n'est pas omise mais les limites de cette coopération sont très soulignées. Mettant en avant le travail avec le CICR dans le domaine des messages familiaux et des recherches de personnes, les liens avec la « représentation allemande » à BERLIN et l'action auprès de la main-d’œuvre étrangère pour« le travail agricole » sont particulièrement présents dans la définition du travail en zone occupée. Il en va de même pour le « retour des étrangers dans leur pays natal », qui n'est évoqué que dans l'activité menée dans cette zone. Quant à la rubrique « Attitude politique », laissons s'exprimer la directrice du Service :

‘« Il est difficile pour nous de dire quelle attitude politique notre organisation aurait pu avoir dans le passé, et quelle attitude elle aura dans l'avenir. Nous avons l'impression que nous avons aidé jusqu'à présent chaque personne et chaque famille sans jamais tenir compte de leur nationalité et seulement sur la base de l'honnêteté pour leur redonner une vie digne et normale, soit dans leur pays natal, dans le pays d'immigration ou dans un autre pays (…) Les efforts du SSAE pour aider les personnes dans des situations difficiles participent par là même au Bien général. » 298

La zone principale d’occupation est commandée par le MBF qui utilise la bureaucratie française pour mettre en œuvre la politique allemande. Une ordonnance allemande du 22 août soumet toutes les associations à une autorisation des forces d'occupation pour l’exercice de leur activité; sans elle, impossible d’agir, du moins officiellement. La capacité de réaction de la direction du SSAE est donc vive et rapide – comme si, quelques semaines seulement après le spectacle des troupes allemandes défilant dans Paris et prenant possession des bâtiments et des services, les choses devaient reprendre leur cours normal. Opportunisme ou inquiétude devant le vide laissé par l’absence de service à rendre à des centaines d’étrangers ? En tout cas, le SSAE fait vite le choix de redevenir un service actif dans des délais rapides, en s’adaptant aux circonstances et à de nouveaux interlocuteurs – puisqu’il le faut. Non qu’il y ait la moindre trace d’adhésion à ce qu’il est possible de connaître du «  programme  » des autorités occupantes concernant la protection des étrangers ; mais le pragmatisme semble devoir l’emporter. Dans cette période de désarroi, les étrangers ont besoin d’un service comme le SSAE. Il faut donc coûte que coûte que ce dernier puisse fonctionner. Et il ne pourra fonctionner qu’avec l’appui des décideurs et une capacité à influencer ces derniers. Il faut donc s’adresser à ceux qui, aujourd’hui, ont conquis cette place. Ni plus, ni moins. L’autorisation si attendue tarde pourtant, malgré les efforts répétés et conjoints d’Adèle de BLONAY et de Lucie CHEVALLEY . Le bureau de PARIS est coupé du reste du réseau. Il lui est impossible de communiquer avec la zone non occupée et avec la Suisse. Il se trouve, de fait, non seulement sans nouvelles mais aussi sans subsides : le versement de la subvention du ministère du Travail n’a été que partiel et le reste dû manque cruellement. À qui s’adresser, aujourd’hui, pour tenter d’obtenir le solde ? De la même façon, les fonds habituellement versés par le Secrétariat général de l’IMS ne peuvent plus parvenir, tout échange de devises étant impossible. En cet automne 1940, les perspectives de reprendre une quelconque activité à Paris semblent bien compromises.

La nouvelle donne fait craindre le pire à l’IMS. Que la branche française subisse le même sort que ses homologues allemande, tchèque ou polonaise, et c'est un coup irrémédiable porté au réseau européen. Mais le fait qu’en zone non occupée un autre bureau continue d’exister permet d’entrevoir une situation moins fragile que celle qui avait prévalu auparavant. Le bureau marseillais, puisque c’est de lui qu’il s’agit, se trouve de plus confronté à une demande qui ne cesse d’augmenter. Il est assailli de sollicitations en vue d'obtenir une aide à l'émigration vers l'Amérique du Nord. MARSEILLE est en effet devenue la porte de l'espoir pour des milliers de réfugiés qui viennent s'y presser pour tenter de prendre les bateaux pouvant encore quitter le territoire français. « Toute l'Europe se déverse à Marseille » souligne Miss PHELAN, la directrice du bureau, dans une correspondance qui n'arrivera que bien plus tard à la direction parisienne. Certains de ces naufragés, emplis de l'espoir de nouveaux départs, sont là sans projet précis ni sésame véritablement construit pour leur fuite. Ils ont tout simplement quitté les zones conquises et occupées et, dans leur fuite en avant, se retrouvent dans la vague qui s'est jetée vers les ouvertures territoriales encore disponibles. Ils viennent occuper les hôtels jusqu'à épuisement de leurs réserves financières et engagent le siège pacifique des Consulats, en particulier celui des États-Unis, exercice de patience et d'endurance tant physique que psychologique.

Cette situation incite le Secrétariat général de l’IMS à considérer favorablement l’hypothèse selon laquelle le bureau de MARSEILLE pourrait devenir le nouveau siège du SSAE en France. Suzanne FERRIÈRE s’en entretient à plusieurs reprises par échanges épistolaires avec Marcelle TRILLAT qui, bloquée à LYON, n’en a pas moins une activité débordante. En effet, des milliers de réfugiés se trouvent eux aussi pris au piège de la ligne de démarcation et s'installent dans la cité des Gaules. Sans bureau ni moyens particuliers, Marcelle TRILLAT s’est mise à la disposition d’un certain nombre d’œuvres et comités étrangers afin de prodiguer aide et conseils pour des ressortissants étrangers. Elle serait prête à défendre l’ouverture d’un bureau à LYON, ville sur laquelle un nombre non négligeable d’organisations se replient. Mais, rétorque Suzanne FERRIÈRE, l’IMS n’a pas les moyens de supporter la charge d’un bureau supplémentaire et il faudra faire avec ce qui existe.

Se substituant à la direction parisienne, le Secrétariat Général verse les subventions qui restaient dûes et prévoit de mettre à disposition une assistante de L’Aide aux Émigrés de GENÈVE afin de renforcer l’équipe marseillaise. Suzanne FERRIÈRE propose à Marcelle TRILLAT de les rejoindre pour continuer à travailler dans des conditions d’isolement moins dures. Si elle ne récuse pas la proposition, Marcelle TRILLAT marque quelque prudence. En effet, elle souhaite que les choses soient bien précisées : 

‘« Je tiens en effet essentiellement à ce qu’il soit clair pour tous que je reste attachée au Bureau de Paris et que mon transfert à Marseille n’a lieu qu’en raison des circonstances et de la frontière coupant notre pays » 299 . ’

Cette réticence est liée à plusieurs facteurs que résume le regard désapprobateur que PARIS a jusqu’alors souvent porté sur le bureau marseillais. Souvenons-nous des difficultés des deux services à trouver un terrain d’entente sur la logique souhaitée par les branches principales de l’IMS . MARSEILLE a tout de même réussi, vaille que vaille, à faire reconnaître sa particularité. Le bureau continue à bénéficier d’une subvention directe de NEW YORK, ce qui ne l’empêche nullement de réclamer comme un dû sa part dans les subsides ministériels obtenus à l’arraché par la direction et la présidence parisiennes. Souvent taxés d’amateurisme, le Comité et la directrice n’ont cure des exigences et des reproches des «  Parisiens  » . La situation du moment les met en position plutôt favorable. De plus, le contexte de très forte demande d’émigration conduit objectivement à penser que c’est plutôt vers la cité phocéenne qu’il convient de faire porter les efforts. C'est pourtant à Lyon que la base du SSAE en zone non occupée va se construire et se renforcer. Les arguments en faveur de ce choix ne sont guère formalisés. Disons que les faits se sont peu à peu imposés pour prendre acte de la prééminence de la cité des Gaules dans la supervision des activités du SSAE en zone sud.

Pour expliquer cette évolution, plusieurs éléments sont à prendre en compte. Ils tiennent, d'une part, à des facteurs internes au SSAE. Marcelle TRILLAT a toute sa famille à Lyon. Les activités qu'elle a pu développer, sans aucun moyen, auprès des organisations et œuvres d'aide aux réfugiés semblent difficiles à abandonner à l'heure de tant d'incertitudes. Les obstacles matériels pour se déplacer d'une zone à l'autre obligent aussi à considérer comme indispensable une relative proximité entre PARIS et la zone Sud. Lucie CHEVALLEY souhaite, par exemple, pouvoir se rendre régulièrement dans les deux zones, ce pour quoi elle a demandé et obtenu un laissez-passer permanent. Enfin, la courte visite faite par Marcelle TRILLAT à Marseille pour s'informer des dossiers l'a laissée quelque peu dubitative. L'objet de ses interrogations réside dans l'énergie brouillonne de la directrice, Miss PHELAN, qui ne laisse pas de l'inquiéter un peu. Pas de dossiers ou alors fort « mal tenus », des interventions en tous sens, une « neutralité » mise à mal par les pressions permanentes des « dames » du comité, incorrigibles patronnesses qui peinent à adapter l'activité du bureau local à la situation du moment. Moins précautionneuse que ses homologues, la directrice du bureau et certaines des membres du Comité ne cachent pas leur aversion pour les réfugiés « rouges » espagnols, et leur distance par rapport aux œuvres juives. Vertu cardinale érigée en principe de survie, la prudence semble ne pas être au rendez-vous dans l'activité en surchauffe du bureau marseillais. La simple analyse de la comptabilité suffit à confirmer les doutes sur la solidité et la fiabilité de la direction du bureau. Non qu'il eût des « trous » financiers car lorsque cela arrivait, Miss PHELAN puisait dans ses ressources personnelles pour les combler. Une telle pratique avait de quoi, néanmoins, mettre à mal la volonté de présenter toutes les garanties de sérieux et de contrôle pour un service convoitant des subventions publiques.

Décision est prise de tenter, par tous les moyens, l'installation à Lyon d'une annexe du SSAE. Marcelle TRILLAT, grâce à ses relations obtient un local gratuit, mal chauffé et sans lumière, qui conviendra en attendant mieux. Le mieux viendra quelques mois plus tard par l'ouverture d'un local plus adapté, sis au 96 rue Garibaldi. Lucie CHEVALLEY réservera à LYON sa première visite en zone Sud, lorsque la ligne de démarcation s'ouvrira.

Le SSAE n’est pas le seul service à recomposer ainsi sa cartographie. Bien d’autres œuvres et comités font de même. Le grand Rabbinat se réfugie à LYON. Considéré comme persona non grata à BORDEAUX, le grand Rabbin, qui suivait le gouvernement dans sa déconfiture, rejoint la Cité des Gaules où une importante communauté juive réside déjà et vers laquelle convergent des milliers de réfugiés.

En fait, c'est essentiellement vers trois villes que les œuvres philanthropiques et autres comités d’assistance se replient. Dans un premier temps, MARSEILLE voit affluer les candidats à l’émigration et les organisations d’aide, comme la HICEM 300 . Le Comité d’Assistance aux Réfugiés (CAR) se replie, lui aussi, dans la cité phocéenne et continue de diriger un réseau de dix-sept comités en zone non occupée 301 . Ce sont ensuite LYON et TOULOUSE qui représentent les endroits de repli pour des comités déjà structurés. VICHY reste peu prisée, même si on prend bien soin de mettre rapidement en place des rendez-vous et des démarches d’influence auprès du gouvernement qui s’installe.

Notes
297.

Archives SSAE, copie dactylographiée du «Bericht über das SSAE, Französische Zweigstelle», datée du 30 juillet 1940. Merci à Bettina SCHWENZFEIER pour la traduction.

298.

Archives SSAE, ibidem, p. 2.

299.

Archives SSAE, courrier de M. TRILLAT à S. FERRIÈRE en date du 14 octobre 1940.

300.

La HICEM est une organisation juive européenne dont le siège est à Paris. Elle est constituée par la Hebrew Immigrant Aid and Sheltering américaine, la Jewish Colonisation Association et l'Emigdirect allemande. Elle œuvre principalement pour l'émigration outre-mer des réfugiés juifs et procure visas, assistance juridique et consulaire, ainsi que des aides financières.

301.

Archives SSAE, lettre de Raoul-René LAMBERT à Marcelle TRILLAT en date du 26 novembre 1940. Le secrétaire général du CAR précise que l’activité n’a jamais cessé «sauf pendant les quelques jours nécessaires pour le repli en zone libre ».