3. «  Qui est responsable ? » : les débuts du régime de vichy.

Après la défaite et l’humiliation actées à RETHONDES, c’est une République en errance qui s’installe à VICHY, ville d’eau choisie après quelques hésitations pour ses innombrables hôtels dont les chambres offrent une possibilité inespérée d’abriter les cabinets ministériels et toute la bureaucratie nécessaire au fonctionnement d'un gouvernement. Si l’heure n’était pas si tragique, on pourrait sourire d’un décor et d’une atmosphère si peu ajustés au sérieux et à la grandeur du gouvernement de la France ou, du moins, de ce qu’il en reste. Dans ce quasi-décor d’opérette, se trame pourtant la mise en place d’une véritable «  exécution  » du régime antérieur.

Dès l’acceptation de l’armistice, le processus est en marche. Il s’agit non pas d’instaurer un gouvernement d’attente en considérant la défaite comme exceptionnelle mais bien de construire de nouvelles légitimité et souveraineté. C’est une œuvre de restauration « totale » qu’il convient d’édifier. La défaite n’est qu’un épiphénomène résultant d'un pourrissement plus ancien et plus profond. La France a perdu. Mais cette défaite n’est pas le fait d’un ennemi plus fort et plus rapide. Elle est le résultat quasi obligé d’un déclin lent mais inexorable 302 . La France minée par « la décadence et l’esprit de jouissance » ne pouvait que s’effondrer. Pour expliquer cet état délétère, il est indispensable d’en désigner les responsables. Et les critiques s’adressant au régime politique qui a prévalu durant des décennies ne manquent pas. Critiques d’ailleurs partagées par une large audience, dépassant les clivages politiques classiques 303 .

La défaite n’est pas la seule cause dans cette attente d’une large opinion. La période molle de la « drôle de guerre », tout comme le choc de l'exode, n’ont fait que renforcer l’attente d’un « homme fort » 304 .

Pour sortir de ces marécages morbides, il faut nettoyer et purifier, écarter toute influence malsaine capable de reconduire les erreurs passées. La tragi-comédie qui se tient au casino de Vichy dès les premiers jours de juillet constitue un des actes fondateurs de cette nouvelle ère. Factieux et politiciens incompétents doivent être éloignés de façon définitive des sphères de responsabilités. Frappée à mort par l’armistice, la République disparaît le 10 juillet. Un mois s’est déroulé entre la fuite de Paris et l’exécution en trois actes 305 qui la fait disparaître. C’est la faillite d’un régime plus que d’une nation qui prévaut. Particulièrement visé, le Front Populaire qui, selon les commentaires, a décrété l’oisiveté et exacerbé les conflits entre les classes. Voilà, dit-on, ce qui a précipité la chute et qui doit guider la nature des redressements à venir 306 .

Ce n’est donc pas un régime d’exception qui se met en place au lendemain du 10 juillet mais « un régime fondateur » selon l’expression de Jean-Paul COINTET 307 . Régime qui, par les Actes Constitutionnels, restaure une autorité considérée comme perdue. Artisan et figure principale de cette régénérescence en marche : le Maréchal PÉTAIN.

Du premier discours adressé aux Français à la veille de rendre les armes jusqu'à la plaidoirie prononcée au cours de son procès en 1945 308 , Philippe PÉTAIN comme figure d'un passé victorieux, entretient l’illusion d’une grandeur de la France, grandeur enfouie mais non perdue. Pour transcender les clivages et faire accepter l’armistice et l’obligation de régénérescence, des sacrifices sont indispensables – et le don de soi, dont le Maréchal se veut un vivant et premier exemple, la règle qui s'impose à tous. L’unité nationale indispensable dans les conditions exceptionnelles doit perdurer et devenir la base d’un régime rejetant les clivages politiques, fléaux du passé. Garant de cette unité, le Maréchal, en grand-père providentiel, veille sur la protection de la « Maison France ». « La Maison est un peu de la Patrie » 309 clament les chantres de la Révolution Nationale. La reconstruction passera donc par un retour aux valeurs de toujours, valeurs trop longtemps bafouées : retour à la Terre qui, elle, « ne ment pas » ; « Travail, Famille, Patrie » ; obéissance et ordre. La Révolution Nationale ne sera ni libérale ni capitaliste ni socialiste, explique le Maréchal dans une déclinaison toute réactionnaire de la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ». Surtout, elle préservera les Français contre eux-mêmes et contre « la violence qui se cache sous certaines libertés » 310 .

Ainsi, alors que la guerre continue puisque l’Angleterre n’a pas encore baissé les bras, la reconstruction intérieure au prix d’un repli national sans précédent reste la priorité. Ou disons plutôt que le choix se porte sur une légitimation du nouveau pouvoir non comme un gouvernement d’attente mais comme un gouvernement d’alternative. Et la reconstruction n’est pas qu’interne car ce qu’il faut à tout prix recouvrer c’est la « grandeur de la France », sa place unique dans le jeu du monde. C’est cette conception qui, après MONTOIRE 311 , jette les bases d’une collaboration future avec les vainqueurs.

Pour tenir cette logique de purification interne et de grandeur extérieure, il est nécessaire d’éradiquer les causes les plus profondes de la décadence. Des fautes ont été commises ; pire, un complot a été ourdi. Les responsables en sont connus : il est simple alors de traiter comme il se doit les racines du mal. Pour reconstruire il faut exclure.

Cette politique d'exclusion ne provient pas d’une pression allemande qui aurait contraint un gouvernement soumis à prendre des mesures d'ostracisme et de relégation. Seul, et c’est déjà beaucoup, l’article 19 de l’armistice représente une injonction honteuse en acceptant d'« extrader sur demande tous les Allemands que le Gouvernement du Reich désignera nommément et qui se trouvent en France, ainsi que dans les possessions, colonies, protectorats et pays sous mandat français ».

Les mesures prises dès les premières semaines du régime de Vichy montrent l’empressement avec lequel le gouvernement en place souhaite régler leur compte à « ces suspects par nature » que sont les étrangers. L'étranger, fait partie des figures de ce qu'il est convenu d'appeler alors « l'Anti-France », amalgame des ennemis de la France dans lequel on retrouve : communistes, juifs, francs-maçons…

Pour les étrangers, dans un premier temps, il s’agira d’écarter ceux qui prétendent être français mais que l’on considère comme des usurpateurs, « des Français de papier » ayant indûment obtenu la nationalité française par la loi de 1927. Dès le 16 juillet, la procédure de déchéance de la qualité de Français est organisée. La rétroactivité de cette mesure est prévue dans l’article 2 312 , son application étant encadrée par la loi du 22 juillet qui prévoit la révision de toutes les naturalisations intervenues depuis la promulgation de la loi du 10 août 1927 313 . Aucun motif en particulier n'est précisé dans le texte pour justifier une déchéance. Ceci fait que tout peut être reconnu comme incompatible avec la maintien de la nationalité française. À cette absence de critères précis s'ajoute le large champ d'application du texte puisque la déchéance peut concerner les naturalisations acquises tant par décret que par déclaration ou par mariage. Voilà qui étend considérablement le nombre de personnes susceptibles de voir leur situation basculer sans qu'elles aient commis aucune faute, ce qui est en règle générale l'origine de la déchéance dans les législations préexistantes. Durant la période 1940-1944, 15.154 dénaturalisations sont prononcées 314 .

Dès le 17 juillet, l’accès aux emplois dans les administrations publiques est exclu pour ceux qui ne possèdent pas « la nationalité française, à titre originaire, comme étant né(s) de père français » 315 . Ces dispositions discriminatoires seront ensuite étendues et toucheront aussi les professions libérales 316 .

Une fois mis en place le partage entre « le bon grain et l’ivraie », le processus ne s’arrête pas là. Car non content d’avoir déchu nombre de personnes de leur nationalité, le régime prévoit de les exclure plus encore. Leur nuisance économique doit être aussi traitée. Pour cela, les mesures de contrainte et, bientôt, d’internement vont se mettre en place. La loi du 27 septembre 1940, relative à la situation des étrangers en surnombre dans l’économie nationale 317 , fixe le sort les hommes étrangers âgés de 18 à 55 ans qui pourront «  être rassemblés dans des groupements d’étrangers ». Placés sous la responsabilité du ministère de la Production Industrielle et du Travail, ils représentent une main-d’œuvre à disposition des employeurs, main-d’œuvre particulièrement bon marché puisqu’il est expressément prévu par l’article 3 qu’ils ne perçoivent aucun salaire.

Dernier palier dans cette course à l'exclusion: la loi portant sur le statut des Juifs. À la partition nationale vient s’ajouter la ségrégation raciale. Est écartée de la scène sociale, politique et économique « toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif ». Le même jour est publiée au Journal Officiel la loi du 4 octobre qui prévoit l’internement, par décision du Préfet, des ressortissants étrangers de race juive. L’intime lien entre antisémitisme et xénophobie se noue implacablement.

Notes
302.

«Vichy fait, depuis huit mois, d'un mot un étrange abus. À l'entendre, la France était pourrie, les ouvriers étaient pourris, les fonctionnaires étaient pourris, le Parlement était pourri (…) La République n'était qu'une grande entreprise de pourrissement.» Jean GUÉHENNO, Journal des Années Noires 1940-1944, Folio, 1973, p. 112.

303.

Ainsi Marc BLOCH, dans son «examen de conscience d’un Français», témoin lucide et sans concession d’un lendemain de défaite, fustige «le parlementarisme favorisant l’intrigue, aux dépens de l’intelligence et du dévouement ». N’hésitant pas à parler de «marécages» et «de parfum moisi », il en appelle «au vrai redressement» et au sursaut. Cette aspiration à une reprise en main n’exclut pas la préférence donnée à un régime autoritaire plutôt qu'à un parlementarisme considéré comme moribond. Marc BLOCH, L'Étrange Défaite, p. 189.

304.

Pierre LABORIE, Op. cit., p. 221, cite André GIDE qui, dans son journal, pressent que la solution autoritaire apparaît comme seule voie de redressement : «Il faut s’attendre à ce que, après la guerre, encore que vainqueurs, nous plongions dans une telle gadouille que seule une dictature bien résolue nous en puisse tirer. L’on voit les esprits les plus sains s’y acheminer peu à peu ».

305.

À la Chambre des députés le 9 Juillet, au Sénat le 9 Juillet après midi et à l'Assemblée Nationale le 10 Juillet.

306.

Dans la solitude, Léon BLUM s'insurge : « Pour présenter l’entre-deux-guerres comme un temps de jouissance facile, alors que ce fut le plus souvent, et pour la plupart des Français, un temps d’épreuve laborieuse, il faut vraiment travestir l’histoire jusqu’à la dérision », Léon BLUM, À l'Échelle Humaine, Gallimard, 1945, p. 69.

307.

Jean-Paul COINTET, Histoire de Vichy, Plon, 1996.

308.

Paul-L. MICHEL, Le Procès PÉTAIN, Médicis, 1945, p. 14.

309.
310.

Maréchal PÉTAIN, Op.cit., p. 116.

311.

Le 24 octobre 1940, Philippe PÉTAIN, en présence de Pierre LAVAL, rencontre le Chancelier HITLER à MONTOIRE. Cette rencontre symbolise la mise en œuvre de la collaboration comme l'annoncera quelques jours plus tard aux Français le Maréchal : «Une collaboration a été envisagée entre nos deux pays. J'en ai accepté le principe».

312.

« Cette déchéance sera encourue quelle que soit la date de l’acquisition de la nationalité française, même si celle-ci est antérieure à la mise en vigueur de la présente loi. », JO du 17 juillet 1940, p. 4534.

313.

Loi du 22 juillet 1940 relative à la révision des naturalisations, JO du 23 juillet 1949, p. 4567.

314.

Patrick WEIL, Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Bernard Grasset, 2002, p. 119. On pourra se reporter à l'ensemble du chapitre «Les crises ethniques de la nationalité française» pour une étude approfondie des mesures prises ainsi qu'à Bernard LAGUERRE, «Les dénaturalisés de Vichy 1940-1944», Vingtième siècle, n°20, octobre-décembre 1988, pp. 3-15.

315.

Loi du 17 juillet 1940, JO du 18 juillet 1940, p. 4537.

316.

Voir Dominique RÉMY, Op. cit., p. 52.

317.

JO du 1er octobre 1940, p. 5198.