I – Des camps d'internement : pour quoi faire ?

1. L’ennemi intérieur.

Si la guerre permet de désigner un ennemi de façon claire, tout conflit oblige à se protéger d’ennemis moins facilement reconnaissables qui, pense-t-on, peuvent saper de l’intérieur la force du pays à défendre. Aussi, tout ressortissant du pays contre lequel les armes vont ou viennent d’être prises devient a priori suspect et potentiellement dangereux. 

Cette attitude n’est pas l’apanage du régime qui s’est mis en place dans la tourmente de la défaite et de l’Occupation. La volonté de retenir dans un périmètre contrôlé les suspects étrangers apparaît dès l'aube du XXe siècle. La période de la Première Guerre mondiale marque le début d’une rétention plus large et plus organisée de tous ceux qui pouvaient devenir suspects ou dangereux pour la sécurité du pays 318 . À l'époque, la rétention des prisonniers de guerre représentait déjà un instrument de représailles non négligeable. Véritables otages, le traitement qui leur était réservé suivait l’intensité, souvent en réplique exacte, des mauvais traitements subis par les compatriotes retenus par le camp adverse. Les mesures de rétorsion vont bientôt s'étendre à la population civile. Elles concernent autant certains Français que des étrangers soupçonnés de porter tort à la Patrie : prostituées accusées de contaminer la troupe, vagabonds et errants susceptibles par leur mobilité de colporter ou de vendre des renseignements utiles à l’ennemi sont les premiers désignés pour être placés derrière des mursou des barbelés. Néanmoins, c’est surtout sur les étrangers, et en premier lieu les ressortissants du pays ennemi, que les représailles vont s’abattre.

Une fois la guerre déclarée, les frontières devenues étanches ne permettent plus de renvoyer dans leur pays d’origine ceux qui, bien que civils, sont considérés comme des ennemis. Ainsi, dans des conditions improvisées et plus ou moins efficaces, plusieurs milliers d’étrangers se trouvent enfermés 319 , devenant eux aussi des otages. Le fait que la mesure de rétention relève d’une décision administrative est une nouveauté qui n’est pas sans provoquer quelques interrogations. Certains juges saisis par des étrangers contestant la mesure qui leur est imposée se déclarent incompétents. Pour eux, l’internement administratif ne relève que de l’exécutif et non du judiciaire. Cette emprise du pouvoir administratif n’est pas sans incidence sur le caractère arbitraire des mesures d’internement. Les critères selon lesquels les internements sont prononcés restent les plus larges possible. La nécessité de prévenir toute action susceptible de porter atteinte à la sûreté de l’État offre un éventail étendu d’appréciation de ce qui est menaçant et de ce qui ne l’est pas. Corrélative de ce système, la possibilité de dérogations renforce son opacité. Mesures de contraintes ou levées de leur application ne répondent qu’à des critères interprétables et ne sont susceptibles d’aucun recours.

C’est donc sur une échelle relativement importante qu’un système d’internement se mit en place entre 1914 et 1918. À ce système correspond une puissance administrative préfigurant la logique qui sera à l’œuvre vingt ans plus tard illustrant la coexistence difficile entre méfiance et devoir d'asile .

Notes
318.

L'ouvrage de Jean-Claude FARCY, évoqué dans la première partie, reste l' étude de référence sur le phénomène concentrationnaire durant la Première Guerre mondiale.

319.

Cette pratique est généralisée à l’époque tant en Allemagne qu’en Autriche.