2. À l'approche de la guerre, une accentuation de l'arbitraire.

Dès le début des années trente, des milliers de réfugiés en provenance d’Allemagne et d’Autriche viennent demander protection en France. La tension qui ne cesse de croître entre la France et l’Allemagne est pour eux un élément supplémentaire d’insécurité. Dès le mois d’avril 1938, une circulaire du ministre de l’Intérieur adressée aux Préfets incite à la plus grande vigilance et appuie la nécessité de s’organiser pour «   se débarrasser des éléments étrangers indésirables   » . Les autorités tentent de freiner les entrées irrégulières et d’accélérer les sorties. Pour cela, les Préfets voient leurs pouvoirs de contrôle et d’action largement renforcés, notamment sur les prolongations de validité de cartes d’identité délivrées dans leur département. Un budget de cinq millions de francs est prévu pour faciliter les rapatriements 320 .

Dans la foulée de la signature des accords de MUNICH, une série de dispositions durcit la situation faite aux étrangers : notification d’interdiction de séjour pour les illégaux d’origine allemande ou autrichienne 321 , peine d’emprisonnement alourdie pour ceux qui se seraient soustraits à l’exécution de mesures d’expulsion, mise en place de l’assignation à résidence permettant de surseoir momentanément à l’expulsion. Dans le décret-loi du 12 novembre 1938 qui instaure ces deux dernières dispositions, l’article 25 stipule que la nécessité de mesures de surveillance plus étroites pourrait astreindre l’étranger concerné « à résider dans des centres dont la désignation sera faite par décret » 322 .

La crispation déjà perceptible à l’égard des réfugiés connaît un degré supplémentaire avec une vague nouvelle d' exilés fuyant l’Allemagne après la « Nuit de Cristal » 323 . Le recensement de tous les étrangers sans nationalité et bénéficiaires du droit d’asile, ainsi que le contrôle accru des activités des associations étrangères 324 , accentuent le soupçon qui pèse sur les étrangers. La vigilance s’exerce essentiellement en vue d’interdire toute activité politique à ceux qui pourraient être des meneurs. Ces dispositions démontrent l’ambivalence qui prévaut à la fois dans l’opinion publique et chez les autorités politiques. Pour celles-ci, une méfiance inquiète supplante le respect du droit d’asile. L’hospitalité est ainsi chichement allouée et contingentée par la crainte de ne plus contrôler des individus qui profiteraient d’une trop grande largesse d’accueil. La seule réponse est une sorte d’obsession permanente de se protéger, d’écarter et de contenir tous ceux, sans distinction, qui n’appartiennent pas à la Nation et qui, de ce simple fait, peuvent lui porter atteinte.

Le 21 janvier 1939, le centre de rassemblement de RIEUCROS, dans la commune de MENDE, est créé. Au printemps 1939, avec la mise en œuvre hâtive des « centres d’hébergement » pour les réfugiés espagnols fuyant le franquisme, le Sud de la France devient la zone principale de concentration forcée d’étrangers.

La déclaration de guerre aggrave la confusion et accentue les amalgames. La méfiance se généralise à l’égard des ressortissants autrichiens et allemands. À la fin de l’année 1939, l’extension des mesures d’internement prévoit un transfert des pouvoirs de décision à l’autorité administrative. La notion de dangerosité provoquant une mesure d’internement est considérablement élargie, puisqu’il s’agit de prévenir toute action susceptible de porter tort à la sûreté de l’État et d’arrêter toute personne censée pouvoir commettre ou avoir l’intention de commettre cette action. À la fin du mois de novembre, ce sont ainsi entre 18.000 et 20.000 personnes qui se trouvent internées dans plusieurs dizaines de camps répartis sur l’ensemble du territoire 325 et, en mai 1940, près de 80 camps pour « ressortissants ennemis » peuvent être décomptés. Ces mesures liées à une période d’exception – l’entrée en guerre – deviennent très vite insupportables pour celles et ceux qui se trouvent ainsi ravalés au rang d’ennemi dangereux pour la France 326 .

L’attaque des forces armées allemandes va amplifier la dureté de la suspicion. Tous les ressortissants allemands âgés de 17 à 56 ans doivent être rassemblés. Aucune distinction n’est faîte entre les suspects : les antifascistes présents en France depuis plusieurs années qui ne sont pas les moins actifs dans la lutte contre le régime en place à Berlin, les citoyens allemands ou autrichiens résidant en France pour des raisons personnelles ou professionnelles… Les femmes âgées de 17 à 65 ans sont, elles aussi, soumises aux mesures d’internement.

Au moment de la débâcle, la plupart de ceux qui ont été rassemblés sont transférés dans les camps d’internement du Sud de la France. Ces camps se « spécialisent ». Les hommes sont dirigés vers Saint-Cyprien. Ceux qui sont considérés comme dangereux pour la sécurité nationale sont transférés vers le camp du Vernet. Ce dernier, ouvert pour « l'accueil » des soldats espagnols est prévu dés l’origine pour l’internement des « étrangers suspects au point de vue national ou dangereux pour l’ordre public ». Ses effectifs n’ont cessé d’augmenter depuis sa mise en place 327 . Un camp homologue est prévu pour les femmes, celui de RIEUCROS, vers lequel, depuis novembre 1939, plus de trois cents internées ont été acheminées.

Il existe peu de possibilités d’échapper à ce véritable étau. Les mesures d’internement relevant de l’autorité administrative, aucune procédure de recours n’est prévue. Si, malgré tout, elle est tentée à titre gracieux, rien ne garantit qu’un recours puisse être examiné. En tout état de cause, il est difficile de savoir sur quels critères les décisions sont établies.

Existe-t-il plus de chances d’obtenir une levée de la mesure – à défaut de pouvoir contester les facteurs qui l’ont provoquée ? Les conditions de libération sont prévues par la circulaire du 21 décembre 1939 328 et des commissions de criblage, chargées d’examiner les demandes de libération, sont mises en place conjointement par le ministère de la Défense et celui des Affaires Étrangères. En ce qui concerne les hommes, seuls ceux âgés de plus de quarante ans peuvent bénéficier d’une éventuelle levée de leur internement à condition que leurs liens avec la France, par le mariage, la naturalisation ou les services armés puissent être établis 329 . Lorsqu’en mai 1940 les femmes se trouvent, elles aussi, frappées par les mesures systématiques d’internement, les dérogations prévues se basent sur les mêmes principes de liens avec la France ou de problèmes de santé.

Si, dans l’esprit des autorités, l’ensemble des mesures concernant les réfugiés restent des mesures de sauvegarde et de sécurité rendues nécessaires par la situation de tension puis de conflit, elles mettent néanmoins en lumière la logique selon laquelle tout réfugié n’est perçu que comme un étranger, et tout étranger est par nature suspect – donc indésirable et à éloigner. Amalgame et peur de la contamination reviennent, comme pour raviver les blessures ouvertes de l’entre-deux-guerres. Avec la menace qui pèse sur le devenir du pays, les anciens réflexes, assimilant les étrangers à des éléments « malsains » pouvant corrompre l’unité nécessaire à la défense du pays, surgissent de nouveau. Par ailleurs, les mesures d’internement créent une base sur laquelle bien des évènements ultérieurs qui vont s’abattre sur les étrangers vont trouver leur légitimité. La part démesurée dévolue au pouvoir administratif, et plus particulièrement aux préfets, ainsi que le bien fondé pour l’opinion publique de la mise à l’écart d'une partie de la population stigmatisée comme dangereuse, constituent les facteurs décisifs de la banalisation de l’enfermement et de la mise à l’écart de milliers de personnes dans des conditions inhumaines.

Notes
320.

Anne GRYNBERG, Op. cit., p. 33.

321.

Circulaire ministère de l’Intérieur du 12/10/1938.

322.

Décret-loi du 12 novembre 1938.

323.

Les 9 et 10 novembre 1938, dans toute l'Allemagne sont perpétrées des violences antisémites se traduisant par des incendies de synagogues, des destructions de propriétés et de magasins, de multiples arrestations. Ces deux jours et deux nuits vont décider nombre d'Allemands israélites à tenter de quitter définitivement le Reich.

324.

Décret du 12 avril 1939, JO du 16 avril 1939, p. 4911.

325.

Anne GRYNBERG, Op. cit., p. 71.

326.

Certains écrits, comme celui de Walter HASENCLEVER, témoignent du désarroi et de l’humiliation subie. Walter HASENCLEVER, écrivain berlinois déchu de la nationalité allemande par les nazis, sera interné, au moment de la déclaration de guerre, dans un «camp de rassemblement» au Fort Carré d’Antibes. Libéré, il ne supportera pas, au moment de la défaite, la perspective d’un nouvel internement au camp des Milles et se suicidera dans la nuit du 20 juin 1940. Walter HASENCLEVER, Côte d'Azur 1940, Impossible Asile, Éditions de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1998.

327.

Anne GRYNBERG note qu'entre le 13 octobre 1939 et le mois de février 1940, le nombre d'internés est passé de 915 à 2.063 personnes. Anne GRYNBERG, Op. cit., p. 70. 

328.

JO du 18 janvier 1940, p. 505.

329.

Peuvent être libérés : «ceux qui sont déjà en cours de naturalisation, ceux qui sont mariés à des Françaises, ceux dont les enfants sont de nationalité française ou engagés dans l’armée française, ceux qui ont reçu la Légion d’honneur ou la médaille militaire, les anciens légionnaires, les réfugiés sarrois, les internés qui souffrent de graves problèmes de santé incompatibles avec l’internement.», cité par A. GRYNBERG, Op. cit., p. 76.