II : En zone non occupée, l'entraide s'organise.

1. La mise en place des équipes résidentes : une initiative de solidarité israélite .

L’expérience d’une solidarité nécessaire à la survie des internés, telle qu’elle tente de s'établir en zone occupée, sert très vite de référence pour développer une intervention encore plus intense dans la zone Sud. Pour le SSAE, la question doit être examinée dans les plus brefs délais. Les constats établis dans les camps d’internés civils montrent le caractère impératif et urgent de la recherche de moyens et d’alliés pour la mise en place de l’assistance nécessaire . Le lien recherché viendra de Joseph WEILL, médecin à l’Œuvre de Secours aux Enfants (OSE). Il prend contact avec Lucie CHEVALLEY pour étudier avec elle la possibilité d’une contribution directe de son service à l'organisation de l’entraide dans les camps.

Le docteur WEILL souhaite que plusieurs équipiers des Éclaireurs Israélites de France (EIF) participent activement au soutien matériel et moral aux internés. Sous la responsabilité de son commissaire national, Robert GAMZON, ce mouvement scout fut un des premiers à se regrouper et à agir dans la zone non occupée. Basé à MOISSAC, dans le Tarn-et-Garonne, le mouvement veut développer une action culturelle et spirituelle. Certaines dimensions de cette action ne sont pas sans évoquer des valeurs chères au régime de Vichy comme le retour à la terre qui, au sein du mouvement éclaireur, est d'ores et déjà prôné et mis en application avant la guerre et la signature de l’armistice.

Le souci de Robert GAMZON est de promouvoir tout ce qui peut renforcer une « déjudaïsation » des jeunes juifs, moyen selon lui le plus efficace de lutter contre l’antisémitisme. Chantiers, travaux agricoles, formation culturelle, entraide sociale, tout est bon pour exalter ce que « certains raillent comme un scoutisme puéril »  348 . Le mouvement reste un lieu de débat sur la difficile synthèse entre une « éducation scoute telle qu’elle est vécue par les différents mouvements du scoutisme à travers le monde (…), une certaine identité juive et, également, une identité nationale française » 349 . Autant d’éléments qui, étant donné les circonstances, apparaissent plus contradictoires que complémentaires mais qui produisent un espace riche de débats, extrêmement souple et adaptable. En cet automne 1940, Robert GAMZON ne cache pas son enthousiasme pour la convergence de vue qui se dessine entre la politique de Vichy concernant la jeunesse et ce qu’il tente lui-même de mettre en œuvre depuis plusieurs années. En août 1940, il déborde de joie tout en gardant une certaine lucidité : 

‘« (…) j’ai été à Vichy pour assister à un camp des chefs des mouvements de jeunesse de France (convocation officielle du ministère de la Jeunesse). Ce camp a duré quatre jours, très, très sympa, c’est presque trop beau, mais si le ministère actuel tombe, tout sera remis en question. Les EIF sont encouragés à développer et continuer leur action, particulièrement leur approfondissement religieux et l’orientation agricole (visite ce matin au directeur de la Jeunesse au ministère) » 350 .’

Suite aux mesures concernant le statut des Juifs et l’internement des ressortissants juifs étrangers, un groupe de chefs et d’anciens scouts fait savoir qu’il est prêt à mettre à disposition un certain nombre d’entre eux, hommes et femmes, pour constituer les « équipes d’entraide sociale » 351 . La plupart des volontaires viennent d’Alsace-Lorraine. Les treize jeunes femmes volontaires sont infirmières ou assistantes sociales. Quant aux cinq éléments masculins, leur activité est plutôt tournée vers les occupations sociales ou des études juridiques 352 . Cette proposition formalisée vient après une réunion tenue le 8 décembre, date à laquelle Robert GAMZON officialise l’engagement des EIF dans le travail à effectuer à l’intérieur des camps. Le 15 du même mois, les deux commissaires responsables, André KISLER et Ninon HAIT, rencontrent à AGEN le Docteur WEIL qui leur fait part de la réalité des besoins dans les camps dont il vient de faire la tournée. Il leur démontre la nécessité d’être formés et soutenus par un service officiellement reconnu par Vichy, service qui pourrait leur être utile afin de tout mettre en œuvre pour libérer au plus tôt le plus grand nombre d’internés. Le SSAE peut tout à fait être ce service, et les conversations et échanges de correspondance qu’il a pu avoir avec la directrice du bureau de Lyon et la Présidente de l’Association lui donnent bon espoir que l’engagement du SSAE soit très rapidement acquis. Il faut néanmoins que celui-ci obtienne l’autorisation d’encadrer une telle activité. Les deux commissaires tombent d’accord avec lui sur la nécessité de cet appui 353 .

Dès le 30 décembre, Marcelle TRILLAT adresse un courrier au Directeur de la Police du Territoire et des Étrangers, au ministère de l’Intérieur. Elle sollicite l’obtention, pour les équipes d’entraide qui viennent de se constituer, d’une autorisation de présence dans « les centres où notre action doit s’exercer ». Cette présence est indispensable au SSAE qui œuvre pour faciliter et accélérer l’émigration « d’un plus grand nombre de réfugiés étrangers » 354 . Car, pour tous les protagonistes, l’enjeu est bien là. Plutôt que d’assister les internés, même si cela se révélera indispensable étant donné la misère insoutenable dans laquelle ils vivent, il s’agit d’aider le plus grand nombre à sortir des camps et, si possible, du pays.

Le 12 janvier 1941 se tient à MOISSAC une réunion avec les responsables des différentes équipes 355  : Robert GAMZON, le Docteur Joseph WEIL, Marcelle TRILLAT et un nouveau personnage, Gilbert LESAGE, très officiel responsable d'un service qui vient d'être rattaché au Commissariat de Lutte contre le Chômage et intitulé « Service de Formation des Étrangers ». Lié d’amitié avec Robert GAMZON, Gilbert LESAGE a suivi de très près l’idée de la mise en place d’équipes résidant à l’intérieur même des camps. D’une vivacité d'esprit peu commune, il a tôt fait de s’en arroger la paternité lorsqu’il rend visite au SSAE le 8 janvier 1941, soit quelques jours à peine avant la rencontre de MOISSAC. Utilisant de façon rapide et pertinente son intégration au sein des services de Vichy, il a d’ores et déjà obtenu du ministère de l’Intérieur un ordre de mission qui l’autorise à créer des centres d’accueil pour réfugiés et à faire pénétrer les équipes d’entraide dans les camps 356 .

Son intention est de placer les équipes sous l’égide du Commissariat de lutte contre le chômage et de constituer un comité de direction auquel participeraient tant Robert GAMZON que le docteur Joseph WEILL. Le SSAE ne pourrait-il assurer la formation et la direction sociale de ce groupe de jeunes gens et de jeunes filles volontaires pour travailler dans les camps de concentration ou les centres d’accueil de réfugiés ? Telle est sa proposition lorsqu'à LYON il rencontre Marcelle TRILLAT avant de l'accompagner à la réunion prévue à MOISSAC quelques jours plus tard. Cette proposition semble recueillir l'agrément des responsables du SSAE bien que, pour diverses raisons de nature et d'intensité assez variables, la personnalité de Gilbert LESAGE agace pour le moment plus qu'elle ne dérange les bonnes âmes du Service. Ne s'est-il pas permis, pour dénommer le service dont il vient de prendre la responsabilité, d'utiliser le titre de « service social » pourtant dûment et jalousement protégé par les assistantes sociales de tous bords ? Son intention de représenter, au sein du nouveau pouvoir politique en place, le service de référence en matière d'aide juridique, d'assistance dans les centres d'hébergement, de regroupement familial et de main-d’œuvre encadrée font de Gilbert LESAGE un partenaire encombrant autant qu'indispensable.

Arrivée à MOISSAC, Marcelle TRILLAT visite un centre d’accueil pour enfants créé par la Fédération des Éclaireurs Israélites. Elle y rencontre les premiers membres de l’Équipe qui doit intervenir toute affaire cessante à GURS 357 . L’ensemble des protagonistes tombe d’accord sur le fait que la situation de ce camp nécessite une présence urgente et une action sans délai auprès des internés.

Si la nécessité d’être présent ne fait aucun doute, encore faut-il savoir quelle action peut être utile pour soulager le sort des résidents. Pour Marcelle TRILLAT, le travail doit avoir deux buts :

‘« Un but palliatif d’aide matérielle aux internés en distribuant à bon escient les secours en nature apportés par les divers comités et répartis jusqu’à présent sans discrimination, et d’informer les comités des besoins exacts et urgents. Un but d’étude des cas individuels afin de préparer une réadaptation de toutes les familles des internés à une vie normale : émigration et rapatriement, regroupement de familles, etc. » 358 . ’

L’après-midi est consacrée à la rédaction du statut des équipes et, le soir même, les équipiers partent pour GURS en compagnie du Docteur Joseph WEILL et de Gilbert LESAGE. Ainsi commence, dans la zone non occupée, l’action d’entraide à l’intérieur même des camps assurée par les équipiers choisissant de partager le sort des internés, de s’enfermer avec eux derrière les barbelés. Dans la plupart des camps de la zone Nord, à quelques exceptions près, les distributions de colis et les « visites » à l’intérieur du camp sont opérées de façon ponctuelle. L'implantation au sein même des camps illustre une forme d'aide qui s’explique par plusieurs raisons.

L’idée de « résidence », dans l’action sur le « social », est proche des settlements anglais. En France, dès la fin du XIXe siècle, les « résidences sociales » situées au cœur des quartiers populaires tentent de résoudre la question sociale, en permettant à de jeunes bourgeoises de partager les conditions de vie des familles ouvrières, de « se faire peuple » selon l'expression consacrée du moment. Leur existence ne connut pas le développement des settelments anglais mais de nombreux personnages, qui influenceront plus tard la philanthropie et l'action sociale, n'hésitent pas à partir en Angleterre pour vivre cette expérience 359 . Marquées par le scandale provoqué par le procès de Jeanne Marie BASSOT 360 , les résidences sociales disparaissent avant la Première Guerre mondiale. Toutefois, elles marquent profondément l'expérience de ceux qui tentent de trouver des réponses à la « question sociale ». S'immerger, approcher au plus près la condition souffrante des plus pauvres, voilà aussi la volonté des équipes résidentes qui intègrent les camps d'internement. Avec peut-être, de surcroît, l’illusion du caractère temporaire de l’internement et d'une perméabilité possible entre le monde extérieur et celui clos par des barbelés et des gardes qui constitue l’horizon des internés.

Notes
348.

Lucien LAZARE, La Résistance Juive en France, Stock, 1987, p. 68.

349.

Alain MICHEL, Les EIF pendant la Seconde guerre mondiale, EIF, 1984, p. 12.

350.

Alain MICHEL, Op. cit., p. 55.

351.

Archives SSAE, courrier en date du 10 décembre 1940 de Ninon HAIT, chef de groupe féminin et d’André KISLER, chef de groupe masculin, à Robert GAMZON qui se trouve à Vichy.

352.

On y retrouve Charles LEDERMAN, avocat et les deux futurs résidents du camp du GURS, David DONOFF et Théo BERNHEIM.

353.

Archives SSAE, rapport en date du 4 février 1941 intitulé « compte-rendu des activités du Commissaire KISLER  » qui retrace l’ensemble des démarches menées par André KISLER du 8 décembre 1940 au 1er février 1941.

354.

Archives SSAE, courrier du 30 décembre 1940.

355.

Dès le 3 janvier, André KISLER a entrepris une tournée à MONTPELLIER, MARSEILLE, SAINT RAPHAËL et NICE. Il s’agit de recruter d’autres volontaires et de recueillir des informations complémentaires sur l’évolution de la vocation des différents camps d’internement.

356.

Archives SSAE, note de M. TRILLAT du 8 janvier 1941 «entrevue au bureau avec Mademoiselle de BLONAY et Monsieur LESAGE».

357.

Il s’agit de Ninon HAIT, qui est la responsable de l’équipe résidente, de Manou GOMMES et de Renée LANG.

358.

Archives SSAE, note de Marcelle TRILLAT du 10 janvier 1941.

359.

Parmi les personnages proches du SSAE, on note que Max LAZARD, dont l'épouse est une ardente participante du Comité SSAE de PARIS, a séjourné en 1897 alors qu'il était un jeune étudiant à TOYNHEE HALL, un settlement universitaire. De retour en France, il loue un appartement rue des Amandiers, dans le quartier de Ménilmontant pour prolonger «son immersion dans le peuple». Il fait partie d'une génération qui, influencée par le Maréchal LYAUTEY et sa doctrine sociale, cherche à marquer la formation et l'activité des métiers sociaux qui émergent. Proche de Robert GARRIC, il souhaite «travailler à l'éducation civique de la masse, la familiariser avec les institutions essentielles de la vie collective».

360.

Contrariée dans sa vocation religieuse par ses parents, Jeanne-Marie BASSOT intègre, en 1903, la Maison Sociale de Montmartre puis de Levallois-Perret malgré une désapprobation parentale persistante. Après de multiples péripéties (tentative d'enlèvement par sa famille, internement en milieu psychiatrique), elle intente en 1909 un procès contre ses parents pour séquestration arbitraire. Le retentissement du procès jette le discrédit sur les maisons sociales qui, faute de subsides, disparaissent.