2. Un « vrai-faux » départ.

Le bouillant Gilbert LESAGE n’économise ni son temps ni son énergie pour que les autorités de Vichy prennent en charge les équipes sociales des camps d’internement. Après qu'il ait assuré au SSAE qu'un budget de 30.000 F par mois était d’ores et déjà disponible, il fallut se rendre à l’évidence : rien n’était prévu ni encouragé par Vichy, qui préférait utiliser la solidarité mobilisée par les coreligionnaires des internés. Cela ne décourage pourtant en rien Gilbert LESAGE qui, aussitôt, propose à M. MEAUX, Commissaire adjoint pour la lutte contre le chômage chargé des groupes de travailleurs étrangers, d’organiser des équipes de travailleurs intellectuels au chômage, ou d'offrir à certains d’entre eux l'opportunité de rejoindre les équipes en cours de formation. Fin janvier, au cours d’une nouvelle entrevue, il indique au SSAE qu’il a l’intention d’obtenir des subventions des ministères du Travail et de l’Intérieur. Il ne désespère pas que les équipes soient reconnues d’utilité publique dès leur création 361 . En accompagnant le 12 janvier l’équipe de résidents à GURS , il a multiplié les démarches auprès du préfet des Basses-Pyrénées à PAU et il peut ainsi se vanter d’avoir obtenu l'accord de celui-ci. Cet accord permettrait d’adjoindre à ses services une assistante sociale :

‘« qui étudierait les dossiers des étrangers du département, complèterait les renseignements pris dans les camps et présenterait au préfet les demandes de libération, de placements d’enfants… » 362 . ’

Le SSAE pourrait très bien, selon lui, assurer cette fonction. La réponse se fait prudente. Nul doute qu’il est nécessaire d’agir et d’être présent. Mais le légalisme du service n’a d’égal que la distance qu’il entend maintenir avec les autorités publiques. Du moins veut-il conserver l'idée – l'illusion – qu'il lui est possible de maîtriser cette distance. Gilbert LESAGE bouscule quelque peu cette prudence et le personnage ne laisse pas de dérouter :

‘« LESAGE m'a fait l'effet d'un ouragan, volubile, déroutant son interlocuteur (…) Il sautait sur chaque occasion, il avait réponse à tout »’

explique René NODOT qui fut un de ses proches collaborateurs au SSE et un résistant courageux 363 .

Gilbert LESAGE est né en 1910 à Paris. Il ne termine pas ses études secondaires et :

‘« on le trouve successivement vendeur en bonneterie, étudiant en ethnologie, chargé de mission de la Société des Amis (catholique, il est devenu quaker) en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Autriche, Suisse… Il est cuisinier, reporter. Il fait son service militaire aux Tirailleurs algériens. On le retrouve garçon de café à FRIBOURG où il étudie le mouvement catholique Caritas, secrétaire de l'Entraide européenne (section franco-allemande) (…) Il dirige alors un service de réfugiés allemands et diverses œuvres, il passe du service civil d'aide aux Quakers américains puis aux enfants espagnols… En 1939, il est mobilisé dans l'infanterie. Dès l'été 40, il s'occupe à Vichy du service de réfugiés des Compagnons de France… » 364 .’

Un vrai tourbillon, Gilbert LESAGE ! Mêlant efficacité et agitation. Pour les équipes résidentes, son activisme tarde à produire les effets attendus. Le printemps arrive et il faut se rendre à l’évidence : le projet de Gilbert LESAGE ne pourra prendre forme. Pourtant, l’équipe de GURS est déjà en place depuis plusieurs semaines. Elle réclame, par l’intermédiaire de sa responsable Ninon HAIT, du renfort et de l’aide pour organiser le travail immense qui est à faire. Le nombre d'internés des différents camps de la zone Sud ne cesse d’augmenter. Les besoins sont de plus en plus criants : manque de ravitaillement, situation sanitaire alarmante… Tout réclame de l'énergie et des moyens.

Joseph WEIL presse Lucie CHEVALLEY d’engager le SSAE aux côtés des équipes. Au-delà d’une direction technique, le SSAE ne pourrait-il assurer le recrutement et la prise en charge des équipes d’entraide ? Un financement par la commission d’assistance dans les camps est possible. La confiance qu’inspire le SSAE aux autorités de Vichy est un atout pour obtenir une amélioration des conditions d’internement. Cet atout ne sera pas de trop pour appuyer les travaux du Comité qui s’est mis en place à Nîmes, etc. Mais le Docteur WEILL n'a guère besoin de développer ses arguments : la conviction de la Présidente est faite. L’autorisation sollicitée par le Service aux derniers jours de l’année 1940 pour mettre en place un service social dans les camps n’a toujours pas connu de suite. Lucie CHEVALLEY se déplace donc à VICHY avec Marcelle TRILLAT et multiplie les démarches : au ministère de l’Intérieur et surtout auprès de la Sûreté Nationale où sa rencontre avec de QUIRIELLE lui permet de confirmer le souhait du SSAE de faire dans la zone Sud ce qui se déroule déjà dans la zone occupée auprès des internés civils. Leur interlocuteur leur indique que :

‘« l’orientation prise est de diriger le plus grand nombre d’étrangers sur les formations de travailleurs car c’est un système qui donne toute satisfaction à la Sûreté. En effet, les étrangers dépendent ainsi du service de la Lutte contre le Chômage car ils sont en ce moment canalisés et peuvent aisément être retrouvés s’il en est besoin » 365 .’

Des démarches sont ensuite entreprises auprès du ministère des Affaires Étrangères. D’autres dossiers en cours doivent être traités – comme celui des femmes et des enfants français restés en Pologne ou en Allemagne -, dossiers pour lesquels le SSAE est un auxiliaire permanent pour obtenir des nouvelles ou signaler des arrivées inconnues du ministère lui-même. Lucie CHEVALLEY tente de mobiliser le directeur adjoint du Cabinet des Affaires Étrangères sur la question du sort des internés et des possibilités de favoriser l’émigration. Elle reçoit une attention plus que bienveillante mais il lui faut se rendre à l’évidence : seule la Sûreté Nationale possède aujourd’hui la capacité d’agir et les tentatives menées par les Affaires Étrangères « se sont révélées inopérantes » 366 .

Malgré la faiblesse de cet appui symbolique, Lucie CHEVALLEY rencontre dans la soirée même Joseph WEIL, et elle l'assure de la volonté du SSAE de former et faire résider dans les camps des assistantes sociales spécialement préparées pour effectuer le travail auprès des internés. Joseph WEIL lui confirme de son côté qu’il est prêt à lui verser le budget initialement prévu pour les Équipes d’entraide et de service social qui n’avaient pu voir encore le jour. Au sujet des équipiers travaillant actuellement à GURS, ils tombent d’accord sur le fait qu’ils continuent temporairement à fonctionner sous le titre d'« équipe d’entraide et de service social » et qu’une assistante sociale pourrait les rejoindre ultérieurement après avoir fait un stage à LYON.

Marcelle TRILLAT, qui assure la direction technique de l'équipe, exige que le nom du service ne soit pas utilisé et que les équipiers ne puissent se servir du papier à en-tête du SSAE. Il est envisagé que, progressivement, quelques uns d'entre eux puissent être détachés ou adjoints à d’autres assistantes travaillant dans d’autres camps. Il n’est pas question en effet, pour le service, de sacrifier ce qu’il considère comme des obligations fondamentales : seules des personnes dûment formées peuvent utilement apporter une aide sous le sigle du SSAE ; ces assistantes doivent organiser et contrôler le travail des équipiers.

D’autres réserves viennent expliquer la prudence et les précautions prises, au-delà d’une certaine pratique élitiste qui veut que seuls ceux qui maîtrisent les techniques de service social puissent valablement agir. Parmi ces réserves, la dimension confessionnelle des équipes qui se sont organisées tient une place importante. Le principe d’équipe interconfessionnelle est pourtant à l’origine un principe qu’avec toutes leurs forces les différentes organisations veulent mettre en place. Mais il faudra vite se rendre à l’évidence : les équipiers résidents, comme les œuvres présentes au sein des camps pour apporter une aide spirituelle et matérielle, sont essentiellement israélites. Cela correspond bien évidemment au fait que l’écrasante majorité des internés est juive et à la capacité d’organisation solidaire que les associations israélites ont été en mesure de mobiliser. Seules les associations protestantes appuient cette mobilisation et, dans certaines équipes comme celle de GURS, on ne peut que constater l’impossibilité de composer des équipes interconfessionnelles, les catholiques étant absents 367 . Or, le SSAE tient beaucoup à la préservation des principes de neutralité confessionnelle qui sont à la base de ses statuts. Et la perspective d’une tutelle et d’une prise en charge des équipes d’entraide par la direction lyonnaise du SSAE n’est pas sans provoquer quelques commentaires alarmés au sein même du service. Ainsi Miss PHELAN, directrice du bureau de Marseille, alerte Marcelle TRILLAT sur l’image, à son sens tout à fait préjudiciable, que donne le Service en intégrant l’équipe de GURS et passant ainsi pour « une équipe juive » 368 .

Une autre dimension de la neutralité si chère au SSAE est la neutralité politique, prix à payer pour être entendu – à défaut d’être suivi – par les autorités publiques. L’équilibre doit donc être trouvé afin de maintenir une légitimité que l’on veut exclusivement construite sur la qualité professionnelle. Sur ce dernier aspect, les difficultés ne sont pas encore à l’ordre du jour. En effet, dans ces derniers mois de 1940 et durant l’année 1941, les représentants de Vichy présentent un visage à double face : une face répressive et une face « sociale » apparemment soucieuse de l’amélioration de la situation dans les camps, même si les œuvres apprendront à leur dépens que cette amélioration est surtout attendue de leur propre engagement financier et humain 369 .

Avoir des exigences si haut placées pour assurer le recrutement des assistantes sociales ne facilite donc pas la tâche, et les difficultés qui s’accumulent produisent des écarts sensibles par rapport aux ambitions initiales. Dès janvier 1941, le SSAE se charge d’examiner les candidatures et d’assurer le recrutement de plusieurs équipes d’entraide. Les candidats et, surtout, les candidates ne manquent pas. La plupart des demandes sont adressées par l’EIF qui se charge de les centraliser et de les présenter ensuite à Marcelle TRILLAT. Ainsi, sur un dossier complet de vingt-trois candidatures étudiées, on peut dénombrer seize candidates pour sept candidats 370 . L’âge moyen est de 26 ans (la plus jeune a 19 ans et la plus âgée 52) et – à trois exceptions près : un Roumain, une Hollandaise en voie de naturalisation et une Suissesse – tous sont français. Plus des trois-quarts sont israélites. Ils parlent souvent allemand car ils sont originaires d’Alsace-Lorraine et font partie des populations déplacées qui n'ont pu ou voulu retourner dans leur province d’origine. L’examen des candidatures permet d’observer que, si l’on compte six infirmières, une seule possède un diplôme de surintendante d’usine. Les autres sont essentiellement des bénévoles, engagés dans des mouvements de jeunesse ou d’éclaireurs souhaitant contribuer au soutien et à l’assistance aux internés. Se tourner vers le milieu professionnel n’est plus guère une garantie de répondre aux exigences de diplôme. Marcelle TRILLAT s’en plaint à l’une de ses collègues : 

‘« Je suis très satisfaite de votre proposition d’aller travailler à GURS, étant donné les difficultés aujourd’hui à trouver des assistantes sociales, car il se crée, en ce moment, quantité de services sociaux en France » 371 .’

À ces obstacles, il convient d'ajouter que le SSAE, respectant scrupuleusement la loi, ne peut recruter d'assistantes sociales israélites du fait de l’application de la législation anti-juive. Dès le 3 octobre 1940, des dispositions sont prévues afin d'empêcher tout accès et exercice aux juifs d'une série de fonctions et mandats publics 372 . Ces premières mesures, qui augurent de la politique antisémite de Vichy dans la lignée et en parfaite cohérence avec les autorités d'occupation – qui dès le 27 septembre avaient promulgué une première « ordonnance concernant les mesures contre les juifs » -, sont complétées par une autre loi datée du 2 juin 1941 accentuant le durcissement du régime, prélude funeste aux rafles 373 . Cette dernière loi « perfectionne » la liste des fonctions publiques interdites et amplifie de façon substantielle celle des métiers inaccessibles. Pour l'association SSAE et la nature de l'activité qu'elle déploie, sa proximité avec les autorités de Vichy, son financement en grande partie lié à des subventions publiques et sa reconnaissance d'utilité publique poussent à la plus grande circonspection, quoi qu'il en coûte. En la matière, c'est donc encore une fois la prudence et le souci d’un légalisme rigoureux qui poussent à écarter systématiquement les candidatures d’assistantes sociales juives. Pourtant, certaines d’entre elles ont eu l’occasion de travailler pour le SSAE durant la « drôle de guerre » ou, du moins, ont pu être en relation proche avec le Service. C’est le cas de Denise LÉVY qui écrit le 21 octobre 1941 à Marcelle TRILLAT lui signalant qu’elle va être licenciée. Elle lui fait part de son désir de rejoindre les équipes d’entraide. Visiblement intéressée par cette candidate, Marcelle TRILLAT consulte son homologue à Paris, Adèle de BLONAY. Cette dernière lui confirme les excellentes références professionnelles de cette jeune femme qu’elle avait par ailleurs recrutée en juillet 1939 pour l’affecter au SSMOE sur TOURS. Au moment de la déclaration de guerre, le service fut interrompu mais la jeune assistante est embauchée pour assurer l’accueil des réfugiés mosellans à la préfecture de la Vienne. Elle y avait donné toute satisfaction. Malgré toutes les garanties présentées, la sentence est sans ambiguïté : « Vous savez probablement qu’elle est israélite, à éviter donc dans un staff SSAE »  374 . Par ces évitements, qui n'étaient pas sans fondements rationnels pour tenter de sauvegarder l’institution, se crée peu à peu et à bas bruit une partition irrévocable entre les Juifs et les non-Juifs dans le domaine même de la philanthropie et de l'assistance. Cette partition viendra comme une justification supplémentaire à l'instauration d'un système d'assistance et d'aide sociale spécifique qui verra le jour à l'automne 1941 avec les négociations visant la création d'une instance unifiée des organisations juives d'assistance, l'Union Générale des Israélites de France (UGIF).

Ces difficultés de recrutement amènent le service à solliciter des candidatures au sein de l’IMS et particulièrement auprès de l’Aide aux Émigrés, son homologue suisse. Mais il faut alors affronter les démarches d’obtention des visas et autorisations diverses nécessaires pour une entrée et un séjour en France de plusieurs mois. L’activité bénévole – les assistantes acceptant de venir sans percevoir de rémunération – comme l’appartenance à un pays neutre n’y font rien, et les tracasseries administratives rallongent les délais de telle manière qu’à plusieurs reprises, le SSAE devra renoncer à cette possibilité.

Néanmoins, en septembre 1941, les demandes d'autorisations pour intervenir dans les camps sont adressées à la Direction de la Police du Territoire et des Étrangers pour Mathilde HEIDET et Suzanne FILLEUL à Rivesaltes, et pour Suzanne LETINIER à RÉCÉBEDOU. En novembre, les demandes d'autorisation concernent Marianne SARTORIUS, de nationalité suisse, qui doit partir pour GURS, puis en février 1942 pour Nicole GAUTHIER affectée au camp des MILLES et Maria MONAKOW qui doit se rendre à RIVESALTES, Suzanne LÉTINIER ne pouvant commencer dans les délais initialement prévus. Cette dernière série de demandes se heurte à un refus de la Sûreté Nationale. En effet, il est expliqué « que le nombre d'internés ayant fortement diminué, le besoin en service social ne se justifie plus ».

Notes
361.

Archives SSAE, note de Marcelle TRILLAT, entrevue avec Gilbert LESAGE, datée du 22 janvier 1941.

362.

Archives SSAE, ibidem.

363.

Entretien avec René NODOT, le 21 mai 1996.

364.

Entretien avec René NODOT, 21 mai 1996. René NODOT nous expliquera que tous ces éléments biographiques sont connus grâce aux rapports de surveillance policière qui s'intéressèrent à Gilbert LESAGE dès 1942.

365.

Archives SSAE, «Démarches de Mme CHEVALLEY et de Melle TRILLAT à Vichy, les 25 et 26 avril 1941 », p. 2.

366.

Archives SSAE, ibidem, «Entretien avec M. SEYDOUX, directeur adjoint du Cabinet des Affaires Étrangères », p. 3.

367.

Cette question fait l'objet d'une âpre correspondance entre Ninon HAÏT et l'Abbé GLASBERG qui, malgré tous ses efforts, ne peut convaincre de jeunes «jocistes» d'intégrer l'équipe résidente.

368.

Archives SSAE, courrier de Miss PHELAN à Marcelle TRILLAT du 27 avril 1941.

369.

Voir infra chapitre 2.

370.

Archives SSAE, « Demande d’admission Équipes d’entraide, recrutement du personnel, correspondance SSAE du 19 janvier 1941 au 9 mars 1942 ». (Voir annexe n°V : fiche remplie par chacun des candidats.)

371.

Archives SSAE, lettre de Marcelle TRILLAT à Melle MONAKOW, assistante sociale de l’IMS à Zurich, 25 novembre 1941.

372.

Loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs, JO du 18 octobre 1940, p. 5323.

373.

Loi du 2 juin 1941 remplaçant la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs, JO du 14 juin 1941, p. 2475.

374.

Archives SSAE, courrier A. de BLONAY à M. TRILLAT. Après cette réponse, la directrice de Lyon indiquera à la malheureuse candidate le nom de plusieurs organisations privées susceptibles de lui proposer un emploi.