3. À Gurs, entre planches et barbelés, le partage de la misère.

Au début de l'année 1939, la fuite de millions de républicains espagnols provoque une vague de réfugiés sans précédent et le gouvernement français, dans l'impréparation et l'improvisation les plus totales, cantonne ce flux dans des camps de sable inconfortables et vite saturés 375 . Les camps méditerranéens ne pouvant plus absorber de nouvelles arrivées, il faut se résigner à envisager la multiplication de lieux susceptibles de les accueillir. Le 17 mars, la presse locale béarnaise annonce la création d'un nouveau camp dans les Basses-Pyrénées, au cœur du canton d'ORTEZ, dans la commune de GURS 376 . Dans une lande inculte et argileuse, battue par les vents et fréquemment mouillée d'averses fines qui détrempent le sol le rendant boueux et lourd, les travaux de construction commencent à la mi-mars pour s'achever près de six semaines plus tard :

‘« Le bilan de ces 42 jours de construction est impressionnant. 428 baraques ont été dressées, 382 pour les réfugiés et 46 pour la troupe. La capacité d'accueil totale est de 18.000 hommes. Une route de 1.700 mètres de long, avec macadam bitumé, a été ouverte. Un réseau de 1.800 mètres d'« égouts » , de 1.200 mètres de fossés de drainage, a été creusé. Une voie ferrée de trois kilomètres de long a été posée, 250 kilomètres de barbelés ont été installés.(…) l'éclairage est assuré partout, sauf dans les baraques de réfugiés. Huit abris pour douches ont été disposés à la sortie des îlots (…). L'ensemble a coûté douze millions et demi, dont plus de la moitié concerne les seules baraques » 377 .’

L'installation comporte encore quelques lacunes mais le « centre » n'étant prévu que pour durer temporairement, il est inutile de perfectionner une construction destinée à être vite abandonnée. Il s'agit, dans l'esprit des politiques comme dans celui des bâtisseurs, d'offrir un refuge ponctuel aux réfugiés espagnols, et, plus particulièrement, aux Basques espagnols.

L'ensemble du camp comprend des baraques construites sur le même modèle : 24 mètres de long, 6 de large et d'une hauteur de 2,50 mètres. Chaque « résident » dispose de 2,4 m2 d'espace individuel, soixante personnes pouvant être hébergées à l'intérieur. Les toits et les cloisons ont 15 mm d'épaisseur et ne peuvent guère protéger contre le vent lorsqu'il souffle avec force sur le plateau ou contre la pluie qui, en tombant souvent durant d'innombrables jours, finit par tout pénétrer. Pas puis peu d'éclairage ; un chauffage incertain car le poêle à bois censé y pourvoir n'irradie que faiblement autour de lui. Les pénuries régulières de bois encouragent à la dégradation des installations pour s'en procurer. Outre la fragilité et l'inadaptation du bâti, l'intérieur des baraques est dépourvu de tout. C'est le constat amer que les internés feront immédiatement à leur arrivée : « À gauche trente paillasses, à droite trente paillasses, pas de couvertures, pas de chaises, pas de bancs, pas de clous, pas de vaisselle » 378 . Il faudra subir le froid et la boue collante, mais aussi la promiscuité et l'enfermement, chaque baraque étant en effet entourée d'une rangée de barbelés. L'état sanitaire de l'ensemble se dégrade à une vitesse foudroyante. Avec les premiers Basques espagnols qui, dès les premiers jours d'avril 1939, prennent possession des lieux les premières colonies de rats font leur apparition. Avec la boue, ils vont littéralement empoisonner la vie quotidienne des internés.

En un mois, le camp est totalement rempli 379 . Pour beaucoup, il s'agit de réfugiés déjà internés à SAINT-CYPRIEN ou ARGELÉS. Dès cette période, le camp va vivre au rythme du flux et reflux des arrivées et départs d'internés qui, au fil des mois et de l'intensité dramatique des événements, vont changer de profil : aux réfugiés combattants espagnols et internationaux vont succéder les « étrangers indésirables » c'est-à-dire ceux que la déclaration de guerre et la phobie irraisonnée d'une « cinquième colonne » vont livrer au soupçon et à l'enfermement.

Durant la « drôle de guerre », les effectifs diminuent sensiblement : rapatriements, incorporations dans les compagnies de travail ou attentes de transfert dans un autre camp, comme celui du Vernet. GURS semble sur le point d'avoir rempli son office.

‘« En mai 1940, le statut du camp est unique en France. Ce n'est ni un centre pour réfugiés espagnols, ni un camp de rassemblement pour ressortissants allemands (…),ni une enceinte répressive comme le Vernet, ni une prison » 380 . ’

Dès le mois de mai 1940, plusieurs convois se succèdent, charriant des milliers de femmes et d’enfants 381 . On y trouve essentiellement des Allemandes, des Autrichiennes et des Tchèques. Durant l'été, libérations et transferts semblent confirmer le caractère transitoire du passage à GURS. À l'approche de l'automne, 3.594 internés restent à l'intérieur des barbelés.

C'est alors que deux évènements vont faire basculer le camp béarnais dans une vocation explicitement répressive. Le Gouvernement de Vichy entame sa politique de mise à l'écart de ceux qui sont considérés comme étant à l'origine de la défaite. Dans le décret-loi déjà cité du 4 octobre 1940, qui prévoit la possibilité pour le préfet d'interner dans des camps « spéciaux » les ressortissants étrangers de race juive, six camps sont retenus pour assurer cette mission de préservation – parmi lesquels GURS désigné comme « semi-répressif » 382 . Quelques jours après cette publication, et dans les heures qui suivent la rencontre entre Philippe PÉTAIN et le Chancelier HITLER à MONTOIRE, les effets des premières déportations de juifs allemands se font sentir au cœur de la zone française non occupée. C'est ainsi qu'après l'expulsion de 6.504 juifs du Palatinat et du pays de Bade, leur déportation vers les camps du Sud de la France s'effectue dans des conditions lamentables, et ceci malgré les protestations des autorités de Vichy qui n'avaient pas été informées de ce « mouvement » 383 .

Au camp de GURS, se sont les Badois qui sont littéralement déversés dans un camp dont les infrastructures s'effondrent et semblent ne pas pouvoir affronter les intempéries d'un hiver proche et qui se révèlera particulièrement rigoureux. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, la population des internés a été multipliée par trois avec « l'accueil » de 6.538 Badois 384 . La situation, notamment sur le plan alimentaire, se dégrade considérablement au sein du camp. Pour autant, cet état déjà alarmant n'est pas stabilisé. Quelques jours après cette première vague qui est venue submerger GURS, 3.870 hommes internés au camp de SAINT-CYPRIEN sont rapatriés vers les terres béarnaises suite à la destruction par une tempête des baraquements construits sur les plages du Roussillon.

L'accentuation du caractère répressif du camp plonge les internés dans un monde clos et contraint ; les contacts avec l'extérieur s'amenuisent et les possibilités d'échapper, même temporairement, à la suffocation de l'enfermement se raréfient. Pour celles et ceux, bien peu nombreux, qui se soucient du sort infligé aux malheureux enfermés, les contacts sont tout aussi difficiles à obtenir. La suspicion prend toute la place et, au fil des mois, GURS devient un camp se repliant sur sa boue et ses barbelés : les vérifications s'intensifient, les quelques occasions de libérations sous condition de résidence et de ressources deviennent impossibles à obtenir. Quant à ceux qui souhaitent visiter les internés, ils sont soumis à d'incessantes tracasseries administratives, voire à des fins de non-recevoir sans appel.

Certains, pourtant, ont déjà réussi à franchir la ligne de barbelés qui entoure le camp. Ce sont tout d'abord ceux qui apportent une aide spirituelle, comme le rabbin ANSBACHER qui est arrivé avec les hommes transférés du camp de Saint-Cyprien. Aumônier des internés juifs, il ne tarde pas à organiser des collectes de secours à l'intérieur et à l'extérieur du camp 385 . Pour le pasteur de la ville voisine, il n'est question, dans un premier temps, que de célébrer des offices religieux. Madeleine BAROT parviendra à force de patience et de ténacité à imposer une présence permanente à l'intérieur même du camp, ouvrant la voie aux autres œuvres et équipes sociales qui ne feront que lui succéder :

‘« (…) Je sus qu'il y avait eu plusieurs naissances dans le camp. Je me présentais à la porte avec un paquet de layettes et obtins de les distribuer moi-même. Ce que je vis suffit à me convaincre que notre place était bien dans les camps » 386 .’

Madeleine BAROT appartient à la CIMADE 387 qui est un mouvement créé par plusieurs mouvements de jeunesse protestants : Éclaireurs et Éclaireuses unionistes, les Unions chrétiennes de Jeunes Gens et de Jeunes Filles et la Fédération des Associations chrétiennes d'Étudiants. Ce Comité a pour vocation, dans un premier temps, de venir en aide aux repliés d'Alsace et de Lorraine lorsqu'ils sont évacués en septembre 1939 vers les départements du Sud Ouest. Il se donne comme objectif un but purement caritatif consistant à

‘« apporter une aide matérielle et morale à des populations déracinées, vivant dans des conditions précaires aggravées par l'incompréhension des autochtones » 388 .’

Avec l'arrivée massive des Badois en octobre 1940, les autorités du camp, totalement dépassées par la prise en charge de ces milliers de nouvelles bouches à nourrir, infléchissent leur attitude à l'égard de ce qu'ils considéraient jusqu'alors comme des gêneurs. Après avoir opposé des refus systématiques aux demandes des œuvres en vue d'apporter une aide à l'intérieur du camp, elles semblent aujourd'hui plus enclines à accepter d'ouvrir le camp… mais pour le refermer aussitôt sur ceux qui peuvent ainsi y pénétrer. L'organisation de l'aide au sein du camp béarnais connaît un essor sensible dès les derniers mois de 1940. Comme nous l'avons vu, l'équipe d'entraide et de service social dirigée par Ninon HAÏT s'installe dans le camp courant janvier 1941. Elle rejoint Jeanne MERLE D'AUBIGNÉ qui, avec Madeleine BAROT, a investi une baraque pour assurer un soutien moral et cultuel aux internés qui le souhaitent, quelle que soit leur appartenance confessionnelle.

Dans ces premières semaines d'installation, l'équipe d'entraide et de service social est constituée de cinq équipiers. Elle se partage les douze îlots (huit pour les hommes, quatre pour les femmes) pour proposer son aide à l'ensemble des internés. Ninon HAÏT, qui dirige l'équipe, s'occupe aussi de la correspondance et des rapports avec la direction du camp, rapports dont nous verrons qu'ils deviennent assez rapidement tendus. Elle assure en outre les contacts avec les îlots H et C, qui sont des îlots d'hommes. Manou GOMMES et Renée LANG s'occupent des îlots de femmes.

Quant à Théo BERNHEIM, il prend en charge deux îlots d'hommes ainsi que la 182ème compagnie de travailleurs étrangers cantonnée dans un îlot et composée essentiellement d'Espagnols.David DONOFF, enfin, ne se contente pas des îlots restants – E et G – qui sont des îlots d'hommes mais il prend aussi en charge la centrale d'achats. Cette position lui donne une place particulièrement privilégiée et exposée. Privilégiée car elle lui permet d'obtenir les autorisations nécessaires pour sortir du camp afin de faire certains achats indispensables, d'augmenter le ravitaillement ou de faire fabriquer des lunettes et autres prothèses. Sa débrouillardise et son courage lui donnent très vite l'envie de transgresser quelques règles afin de faciliter le passage de certains colis, de sommes d'argent 389 et de courriers qui échappent ainsi à la censure. Ces allées et venues, même soigneusement échelonnées et organisées, ne tardent pas à attirer la méfiance de la direction du camp. Ninon HAÏT, qui se présente comme l'interlocutrice du directeur, sent rapidement que les marges de manœuvres vont devenir assez étroites :

‘« Avec le directeur, j'ai essayé d'avoir de bons rapports mais cela s'est assez vite dégradé. Il trouvait que l'on se mêlait de ce qui ne nous regardait pas. Il y avait cette histoire de courrier mais nous avions aussi favorisé le « départ » nocturne de quelques allemands antinazis. Il l'a su et m'a convoquée. J'ai nié tout en bloc, bien sûr ». 390

Les équipiers sont abrités dans une baraque de quatre pièces : une d'entre elles sert de bureau, une autre de cuisine et de salle à manger. L'installation est rudimentaire, comme le note Marcelle TRILLAT lors de sa première visite au camp 391 , mais les équipiers souffrent moins de la faim que les malheureux internés. Leur rétribution mensuelle est divisé en deux parts : la première pour chacun d'eux comme salaire, la seconde reversée à la « popote commune » permettant d'assurer les achats collectifs tels que la nourriture et le matériel nécessaire au bon fonctionnement des activités. Enfin, il leur est accordé huit jours de repos en dehors du camp tous les deux mois.

De fait, l'équipe d'entraide se trouve au cœur d'une tâche immense et, en comparaison avec les autres œuvres présentes, avec une plus large diversité d'actions. Les équipiers servent à la fois de relais à diverses œuvres israélites soucieuses de venir porter secours à des coreligionnaires, mais aussi de pourvoyeurs d'enquêtes en tout genre, notamment celles demandées par le SSAE pour les recherches de personnes ou les demandes d'émigration 392 . Pour suivre les consignes de travail données par le SSAE, chaque équipier visite chacune des baraques des îlots qui lui sont affectés. Il s'agit en effet de connaître au plus près les situations particulières, de répondre aux appels au secours qui ne manquent pas d'être lancés par ceux qui se trouvent démunis de tout, loin de leur famille, sans nouvelles et dans l'angoisse de ne pouvoir survivre au cauchemar où ils sont plongés.

La première et la plus commune des préoccupations, c'est l'alimentation. La situation générale dans l'ensemble du pays est caractérisée par des pénuries permanentes qui rendent ardue l'organisation de la vie quotidienne. La mise en place du rationnement se fait tardivement et la remise en route de l'économie nationale, lourdement grevée par les exigences des forces occupantes, provoquent dès les premiers mois de l'Occupation et surtout « durant l'hiver 1940 – 1941 une situation alimentaire qui s'avèrera la plus grave qu'ait connue la population pendant la guerre » 393 . Cette situation entraîne pour l'ensemble de la population des effets de dénutrition et de carences dus à la diminution des rations caloriques. Que dire alors du sort réservé aux internés, à tous ces « indésirables » et autres « bouches inutiles» ?

Officiellement, il est prévu d'attribuer pour l'économie des camps les rations caloriques des soldats. En réalité, pour cause de pénurie générale, de désorganisation de l'approvisionnement et de trafics divers, la ration quotidienne va se révéler nettement insuffisante, mettant en péril la santé et la survie de milliers d'internés. Parmi eux, les plus fragiles comme les enfants et les personnes âgées. La somme allouée de 11,50 francs par jour et par personne n'est qu'une indication de façade. En fait, les aliments proposés quotidiennement n'excèdent jamais le tiers de cette somme 394 . 400 grammes de pain par jour et un demi-litre de soupe plus ou moins épaisse mais toujours composée de féculents ou de légumes secs constituent la base alimentaire de chacun des interné, base à laquelle peut se rajouter de façon plus qu'aléatoire une sardine à l'huile ou un peu de pâté. La viande est quasi inexistante – ou dans un tel état de décomposition qu'elle est plus un poison qu'une nourriture. Quant aux légumes et aux fruits, ils ne sont la plupart du temps fournis que grâce aux dons et interventions des œuvres d'assistance.

Peu à peu, la survie alimentaire devient la préoccupation de l'ensemble des organisations qui ont réussi à faire accepter leur présence et leur aide. Aide de plus en plus appréciée par les autorités qui y voient un complément et une économie non négligeables dans le coût représenté par l'entretien de ce qui constitue une véritable constellation : les camps d'internement. Le docteur Joseph WEILL s'en alarme :

‘« Il ne faut pas que les œuvres assument la subsistance générale des camps (…). À ce rythme, les possibilités des œuvres s'épuiseront rapidement et l'existence même de tous les internés sera impitoyablement menacée » 395 .’

Les livraisons additives ne résolvent que très imparfaitement la dégradation inexorable de la situation alimentaire et de son corollaire, la situation sanitaire.

Marcelle TRILLAT, lors de son premier passage à l'intérieur du camp de GURS ne peut s'empêcher de souligner l'immense tristesse du site et le spectacle affligeant d'internés croisés dans les allées « décharnés et hâves » 396 . Quelques semaines après, Ninon HAÏT alerte le rabbin KAPPEL :

‘« L'îlot H que vous connaissez devient le centre sanitaire de tous les œdèmes de carence (en langage populaire : œdèmes de la faim!!). Il y aura trois baraques de 60 malades environ. Il faudrait entreprendre rapidement une action permettant à l'administration de cet îlot d'aider :
1° en mettant à leur disposition une certaine somme consacrée à l'achat de bois. Ceci pour deux raisons : parce que ces infirmeries doivent être chauffées continuellement et parce que la plupart de ces hébergés étant dans un état d'extrême faiblesse sont couverts de poux et qu'il faudrait les débarrasser au plus vite de ces parasites (eaux bouillantes, étuves, moyens de désinfection)
2° par l'envoi de vivres ou de médicaments reconstituants, destinés uniquement à ces trois baraques. 
» 397

La situation s'aggrave au fil des mois et les correspondances se succèdent pour réclamer des apports alimentaires supplémentaires et des fortifiants pour palier les effets de la cachexie. Certaines œuvres apportent régulièrement une aide appréciable. C'est le cas du Secours Suisse qui, par l'entremise efficace d'Elizabeth KASSER, distribue quotidiennement du lait et des goûters aux enfants, permettant ainsi de compléter un peu leur maigre ration. Les liens avec le rabbin ANSBACHER, aumônier du camp et créateur de la Commission Centrale des camps des œuvres d'assistance aux réfugiés – dont le secrétaire général est Georges PICARD – s'avèrent précieux. Issue du Grand rabbinat de France, la commission est un gros pourvoyeur de fonds et d'activité pour l'équipe d'entraide. Elle financera directement l'équipe jusqu'en mai 1941, date à laquelle le SSAE prend la relève tout en continuant à percevoir une subvention pour les salaires des équipiers. Distributions de colis et envois de secours vont régulièrement ponctuer les échanges épistolaires entre le siège de la Commission à TOULOUSE et l'équipe du camp béarnais.

Aux difficultés de pourvoir à un complément alimentaire permettant à peine d’assurer la survie s'ajoutent d'autres obstacles, liés aux pratiques religieuses :

‘« Dans le camp, il y avait plusieurs sensibilités de religion juive. Il y avait des Israélites non pratiquants, comme nous qui étions des laïcs, mais d'autres étaient des ultra pratiquants, très orthodoxes. La nourriture était infâme : du rutabaga dans une soupe claire, peu de viande mais qu'ils n'en mangeaient même pas. Le Rabbin KAPEL, qui venait de temps en temps, s'était inquiété de cette situation (…). Il s'était entendu avec un boucher juif de Pau pour que la viande soit préparée de manière adéquate. Mais les internés l'ont refusée n'étant pas sûrs qu'elle soit traitée selon les règles » 398 .’

Pour améliorer l'ordinaire, certains internés peuvent assurer certaines tâches. Ainsi, les internées faisant la cuisine pour les repas des équipiers peuvent bénéficier de rations supplémentaires. En fait, elles partagent les repas avec l'équipe, ce qui représente pour elles une amélioration substantielle de l'ordinaire. Plus tard, lorsque les ateliers et ouvroirs se mettront en place, ce sont des rations de soupe épaisse qui serviront de rétribution à celles et ceux qui viendront y travailler.

La pénurie alimentaire n'est qu'un élément, certes central, de la « profonde misère » dans laquelle les internés doivent construire leur quotidien. Car à la pauvreté des rations, qui fait de la faim le moteur de toutes les générosités et de toutes les bassesses, s'ajoute la pauvreté de « tout » : pas de vêtements, pas de couvertures, pas de livres, pas de journaux, pas de projet, pas de nouvelles du monde qui, paraît-il, continue de battre au-delà des barbelés. Seules richesses : le temps interminable et l'angoisse sans fond. Tout relève de l'impossible : laver du linge, raccommoder, s'éclairer à la bougie, écrire, tromper sa faim… Il faut donc, pour les organisations d'assistance, tenter de pourvoir à l'ensemble de ces éléments qui constituent la vie.

Les distributions d'argent se font à partir de listes nominatives et de fonds collectés par la Commission centrale. Lorsque les bénéficiaires sont absents ou décédés, l'équipe est chargée de répartir vers d'autres personnes les sommes n'ayant pu être distribuées. La connaissance particulière des situations, patiemment construite à partir des visites faites îlot par îlot, baraque par baraque, jour après jour, se révèle particulièrement précieuse pour réaffecter l'argent. Georges PICARD, le secrétaire de la Commission, adresse régulièrement des dons faits par des particuliers. Ces derniers peuvent laisser à l'organisation d'assistance le soin de désigner ceux qui pourront profiter de sa générosité. Parfois, une liste nominative et un montant par personne désignée accompagne le don 399 .

Le vestiaire nécessite, comme tous les éléments nécessaires à la vie quotidienne, une quête et une ingéniosité sans fin. Les conditions d'insalubrité et l'absence d'hygiène augmentent les besoins de façon sensible. Dans ce domaine, comme dans celui de l'alimentation, la mission est quasi impossible. Il faut tirer parti de tout et même des morts… À chaque décès, un relevé minutieux des quelques richesses restant utilisables est dressé. Des ventes aux enchères sont organisées, obligeant la Commission centrale à pourvoir l'équipe d'entraide d'un budget lui permettant de récupérer des lots qu'elle achète et redistribue par la suite ! Certains dons viennent opportunément compléter un stock en pénurie permanente. C'est le cas de ce grand magasin qui adresse un lot de manteaux « légèrement mités mais qui pourront convenir aux nécessiteux ». Les envois de tissus ou encore de sabots 400 font l'objet de réclamations incessantes, mais la pénurie générale en fait des objets rares et luxueux.

L'oisiveté n'est pas la moindre des maladies dont peuvent souffrir les internés. Dès le printemps 1941, Ninon HAÏT fait jouer toutes ses relations, notamment dans le mouvement scout, pour récupérer le matériel susceptible d'assurer des activités de peinture, de collage et tout autre production manuelle et artistique. Elle déploie toute son énergie pour trouver ou se faire expédier des partitions de musique, du raphia qui permet de fabriquer des sacs et des caches oreilles si appréciés 401 que la production ne suit plus, avant que la pénurie ne vienne interrompre le « marché » 402 . Les demandes de journaux, de livres et de dictionnaires 403 , qui deviennent introuvables même dans le « monde normal », mobilisent une énergie tout aussi constante que la recherche de compléments alimentaires. Chaque fête juive fait l'objet d'appels inlassables aux EIF et à la Commission des camps pour obtenir de quoi améliorer l'ordinaire de misère des internés : trouver des bougies pour la fête d'Hanoukka relève d'un exploit que la solidarité et l'ingéniosité parviennent toujours à accomplir.

Dès l'été 1941, l'équipe écrit à l'Union des Sociétés de propagation du Travail industriel et agricole parmi les Juifs, repliée à Marseille. L'intention de Ninon HAÏT est de créer un atelier de menuiserie. Mais les bruits les plus contradictoires ne cessent de traverser les allées du camp sur de possibles sorties et transferts d'une grande partie de la population internée. De plus, les regroupements d'hébergés et les changements d'îlots du fait des dégradations matérielles ou des départs mobilisent les œuvres qui doivent à chaque fois repérer où ont déménagé leurs « protégés ». La visite de l'Inspecteur général des camps, André JEAN FAURE, a laissé entrevoir que GURS serait vidé des vieillards et des enfants et que les adultes seraient affectés dans les Compagnies de Travailleurs Étrangers avec des efforts particuliers pour le regroupement familial 404 . Dans de telles conditions, l'équipe hésite pendant quelques mois à mobiliser efforts et matériel pour la mise en place d'un atelier. Replié à Marseille où il a pris des responsabilités au sein de l'ORT, c'est William OUALID qui débloque l'attribution d'une somme suffisante pour créer un atelier aux dimensions modestes et renforcer les ouvroirs déjà existants.

Les recherches de personnes et les demandes de nouvelles font aussi partie du travail quotidien de l'équipe d'entraide. Ce travail demande un fort investissement en temps, car chaque demande adressée ou reçue fait l'objet d'une consignation par écrit. Chaque jour, ce sont des lettres qu'il faut envoyer ou réceptionner, enregistrer ; c'est aussi faire « l'enquête » nécessaire pour y répondre ensuite par écrit. Les mauvaises orthographes patronymiques, les erreurs de désignation d'îlot ou de baraque ainsi que les transferts inopinés des internés à l'intérieur du camp, compliquent bien souvent la tâche des équipiers. Telle personne est-elle internée à GURS, a-t-elle été transférée ou est-elle décédée ? La plupart des contacts dans ce domaine se font avec le SSAE qui ne cesse d'être sollicité, dans ses permanences, par les proches des internés ou par les diverses œuvres qui font elles-mêmes l'objet de demandes de la part de leurs coreligionnaires.

Le service des messages mis en place avec le CICR est aussi une inépuisable source de sollicitations. Les obstacles à la réunification des familles sont nombreux et, bien souvent, la reconstitution patiente du puzzle fait apparaître une famille dispersée entre plusieurs camps d'internement. Les démarches de regroupement dans un seul camp se heurtent à la « spécialisation » des centres et l'éclatement familial reste dans la plupart des cas la règle malgré les efforts des œuvres. Les pathétiques espoirs égrenés dans les échanges de courrier pèsent peu face à un système qui se durcit au fil des mois, tant par volonté répressive que par incurie.

Gérer l'insoutenable est devenu le quotidien de tous ceux qui ont choisi de partager la vie misérable des camps. Aussi lourde que soit la tâche, aussi pénible que soit le spectacle d'une lente et inexorable dégradation de la situation des internés, tous savent qu'ils gardent une ouverture sur le monde et la possibilité de le retrouver, temporairement ou définitivement. Ce n'est évidemment pas le cas des internés pour qui l'insupportable et le désespoir semblent ne connaître aucune limite. Tous, résidents et internés, ne savent pas encore que le pire est à venir.

Notes
375.

Voir supra pp. 117-119.

376.

En fait, le camp se trouve les territoires communaux de trois villages : PRECHAQ-JOSBAIG, DOGNEN et GURS. Sur la création ,la vie et de l'organisation du camp de GURS de 1939 à 1945, on se reportera à l'étude extrêmement complète déjà citée de Claude LAHARIE, Op. cit.

377.

Claude LAHARIE, Op. cit., p. 34.

378.

Hanna SCHRAMM et Barbara VORMEIER, Vivre à Gurs, Op. cit., p. 13.

379.

Claude LAHARIE dénombre 18.985 hommes au 10 mai 1939, Op. cit. p. 76.

380.

Claude LAHARIE, ibid., p. 137.

381.

Barbara VORMEIER (Op. cit., p. 273) en dénombre 6.356 (femmes, adolescents et enfants) à la fin du mois de juin.

382.

Les autres camps sont : LE VERNET (camp répressif), BRAM, ARGELÉS et SAINT-CYPRIEN comme «camps d'hébergement», et le camp des MILLES pour les hommes en instance d'émigration.

383.

Les expulsions sont le fruit d'une politique «d'aryanisation» forcée menée conjointement par deux Gauleiters, nouveaux maîtres de pays de Bade et de l'Alsace pour le premier et du Palatinat, de la Sarre et de la Lorraine pour le second. L'objectif, en déportant les Juifs des provinces les plus occidentales du Reich, est de mener à bien sa nazification totale ; la possibilité de déporter les « indésirables  » vers les pays vaincus, la France en l'occurrence, offre une solution facilitant la «purification» du territoire allemand.

384.

Claude LAHARIE retient ce chiffre comme officiel, se fixant sur le nombre de fiches scrupuleusement remplies par l'administration du camp qu'il a lui-même tout aussi scrupuleusement recomptées, Claude LAHARIE, Op. cit., p. 178.

385.

Hanna SCHRAMM et Barbara VORMEIER, Vivre à Gurs, p. 115.

386.

Les Clandestins de Dieu, CIMADE, 1939-1944, textes rassemblés par Jeanne MERLE D'AUBIGNÉ et Violette MOUCHON, Fayard, 1968, p. 30.

387.

Comité Inter-Mouvement Auprès des Évacués.

388.

Jacques POUJOL, Protestants dans la France en guerre, 1939-1945. Dictionnaire thématique et biographique, Les Éditions de Paris, Max Chaleil, 2000, p. 42.

389.

Les internés ne pouvaient percevoir directement ou adresser de l'argent. Cette interdiction pesait lourd et rendait les relations avec l'extérieur et avec la «vie normale» tout court particulièrement compliquées. Cette impossibilité contribuait à exclure plus encore et à interdire toute perspective de retour à une vie sociale.

390.

Entretien avec Ninon HAÏT le 17 mars 1996. La rapide dégradation des relations entre l'équipe d'entraide et le directeur du camp est confirmé par Claude LAHARIE, qui rapporte les écrits du directeur dans un rapport adressé au préfet des Basses-Pyrénées, le 17 mars 1941 : « Elle (Ninon HAÏT) enquête dans les baraques pour savoir qui doit être transféré. Encore un peu et elle serait capable de remplacer complètement le chef de camp», Claude LAHARIE, Op. cit., p. 351. En revanche, l'auteur de l'étude sur le camp de GURS indique que l'équipe n'aurait apparemment pu tenir au-delà de l'été 1941. Comme nous le verrons plus tard, Ninon HAÏT quittera le camp en mai 1942, suivie du reste de l'équipe quelques semaines après.

391.

Cette visite se situe à la mi-octobre. Les «bonnes» relations avec Vichy n'ont pas empêché une délivrance fort tardive de l'autorisation nécessaire pour se rendre à GURS. Une première possibilité avait permis à Marcelle TRILLAT de se rendre à PAU en juillet 1941, mais le préfet l'avait informée que, le camp étant consigné, il lui était impossible d'y pénétrer. C'est Ninon HAÏT qui s'était déplacée sur PAU afin de travailler certains dossiers et faire un rapport sur l'activité de l'équipe.

392.

Nous n'étudierons ici que les activités liées à la survie et au quotidien des internés ; les actions menées en vue de faire sortir ou transférer les internés seront plus précisément abordées dans le point 2 : «Faire sortir des camps à tout prix».

393.

Michel MARGAIRAZ, « L'État et les restrictions en France dans les années 1940», Cahiers IHTP, n°32-33, p. 50.

394.

Hanna SCHRAMM et Barbara VORMEIER, ibid., p. 17. On pourra aussi se reporter au chapitre 10 de l'ouvrage de Claude LAHARIE, Op. cit., pp. 301-323, qui traite de la question de l'alimentation dans le camp de l'été 1940 au printemps 1943.

395.

Rapport de la Commission d'Hygiène du Comité de coordination présenté lors de la séance du 14 janvier 1942 ; Joseph WEILL, Contribution à l'histoire des camps d'internement dans l'Anti-France, CDJC, 1946, p. 60.

396.

Archives SSAE, note de Marcelle TRILLAT du 8 octobre 1941 ; et celle-ci de rajouter : « Mme HAÏT me dit qu'elle les voit changer de jour en jour » .

397.

Archives SSAE, courrier de Ninon HAÏT au rabbin KAPPEL en date du 10/12/41.

398.

Entretien avec Ninon HAÏT, le 17 mars 1996.

399.

Archives SSAE. Plusieurs courriers de ce type sont conservés dans les archives concernant l'intervention dans les camps. Retenons le courrier de Georges PICARD en date du 8 décembre 1941 à Ninon HAÏT, qui adresse une liste de 10 personnes auxquelles les secours doivent être distribués. Le montant alloué et prévu va de 100 à 300 F. Ces « donateurs » regroupent en fait souvent des sommes versées par les familles des internés et assurent le lien avec la Commission.

400.

Les tissus deviennent rares dès la fin de l'année 1941 ; quant aux sabots, dès janvier 1942, il n'est plus possible d'espérer en récupérer.

401.

Notamment par ces dames de la Fédération des Sociétés Juives de France.

402.

Pour assurer l'achat des fournitures, elle adresse sans relâche des courriers à ses alliés habituels : l'EIF (qu’elle somme de ne pas relâcher «l'esprit scout»), l'ORT, le Centre américain de Secours….

403.

Manou GOMMES adresse la commande suivante au rabbin KAPPEL : un livre d'apprentissage en espagnol (niveau débutant), un roman en espagnol, un livre d'astrologie contenant les dates nécessaires à l'établissement des horoscopes, L'histoire de ma vie de George SAND, un dictionnaire français-allemand. Archives SSAE, courrier du 9 septembre 1941.

404.

Archives SSAE, courrier de Ninon HAÏT à William OUALID, de l'ORT, le 8 novembre1941. Dans une note rédigée en janvier 1942 et suite à une première série de visites dans les camps d'internement français, le préfet JEAN FAURE note qu'un projet de réforme prévu par l'Inspection générale des camps doit permettre de vider les camps soit par l'émigration, soit par l'incorporation dans les Compagnies de Travailleurs Étrangers, soit par la mise en résidence surveillée de tous ceux qui ne peuvent subvenir à leurs besoins (Archives MAE, Série Guerre 1939-1945, Vichy, Europe, sous-série C, dossier N°151).