2. Faire sortir des camps à tout prix.

Si, pour la plupart des internés, le temps semble figé dans l'espace clos du camp, certains mouvements s'opèrent qui rythment les allées et venues et gonflent ou dépriment le chiffre de la population retenue derrière des barbelés. Ces mouvements peuvent concerner de simples transferts vers d'autres camps, lorsque ceux-ci vont se « spécialiser», ou des sorties temporaires comme des « congés maladie » nécessitant un séjour dans un hôpital ou un repos permettant, par exemple, une alimentation plus roborative. La procédure à suivre s'alourdit de telle manière que peu d'internés peuvent en bénéficier. Il faut en effet faire établir une enquête sur « papier timbré». Cette enquête doit être adressée au Préfet avec un certificat médical, un certificat de garantie attestant que le malade pourra subsister par ses propres moyens et un certificat d'autorisation de résidence délivré par la Préfecture du département de destination. La lourdeur de la procédure, comme les vérifications tatillonnes et redoublées à chaque étape, allongent tellement les délais que certains malades décèderont avant que la mécanique administrative n'ait fini de jouer. La complexité des démarches multiplie les possibilités d'erreur ; des dossiers dûment complétés se perdent. Tout alors est à refaire.

Dans ce contexte, l'objectif des œuvres est de faire libérer définitivement les internés afin de les soustraire au régime de contrainte et de famine qui leur est imposé. La première difficulté réside dans le caractère individuel et personnalisé exigé par Vichy pour toute demande de libération. Il n'est pas question en effet d'autoriser des libérations « en masse », entre autre pour éviter la présence « de groupes d'étrangers dans les villes » ; en revanche, les demandes de libération individuelle peuvent être étudiées 446 . Pour obtenir une libération, l'interné doit se soumettre à « une enquête de moralité », obtenir un certificat d'hébergement du maire de la commune choisie et prouver qu'il peut subvenir à ses besoins et à ceux de ses proches. On peut noter d'emblée que cette démarche présente un certain nombre d'obstacles, notamment pour obtenir une autorisation de résidence sur une commune, dans un contexte général peu enclin à l'accueil d'étrangers.

Pour les organisations regroupées dans le Comité de NÎMES, la difficulté majeure à laquelle les internés se heurtent réside dans l'absence de ressources et de solidarité familiale. Dès le mois d'avril 1941, un fonds général de garantie est à l’étude en vue de pallier la carence de ressources des internés éligibles. L'avancée du projet est néanmoins freinée par le retard mis par Vichy à préciser les critères retenus pour que ces demandes soient acceptées 447 . Les œuvres d'assistance décident donc, en attendant, de se communiquer entre elles des informations sur les procédures qu'elles ont utilisées pour obtenir des libérations. C'est Marcelle TRILLAT qui est chargée, au nom du Comité, de centraliser et diffuser les manières de faire de chacun. Outre le flou entretenu par Vichy sur les critères requis et tous les aléas liés au caractère arbitraire de la procédure, une autre difficulté attend le Comité. Le montant exigé pour les garanties ne cesse d'augmenter et devient variable selon les départements. Si bien que les prévisions budgétaires sont difficiles à organiser. Ainsi, les libérations définitives resteront limitées alors qu'elles représentent pour les internés le moyen le plus sûr de rompre avec le monde des camps 448 .

La limitation tiendra au fait que les possibilités ouvertes en 1941 se réduisent au cours des mois. Comme pour l'émigration, la perspective entretenue par Vichy de vider les camps et de faire partir les « indésirables » s'oriente vers le maintien d'une assignation à résidence forcée dans les camps, dans des conditions de plus en plus insupportables. La spirale collaborationniste de Vichy, dans laquelle les internés vont se trouver impitoyablement broyés, se met en marche. Les membres du Comité de NÎMES ne peuvent que constater, aux premiers jours de 1942, que les libérations définitives sont devenues impossibles pour les adultes, sauf en cas de maladie, et bien que ce critère reste amplement formel. Seuls les enfants semblent encore pouvoir bénéficier de quelques mesures de clémence. Aussi la priorité est-elle immédiatement donnée à l'accélération de la libération d'un maximum d'entre eux. Cette mission est l'affaire de quelques organisations particulièrement actives comme l'Oeuvre de Secours aux Enfants (OSE) qui, en lien avec les Quakers, la Croix-Rouge polonaise et le Secours Suisse va réussir à faire sortir des centaines d'enfants. C'est notamment sur le camp de RIVESALTES que les efforts se focalisent. Dans sa séance du 14 janvier 1942, la commission des Libérations souligne l'effort mené pour la libération d'enfants qui ont été envoyés à la colonie de PALAVAS, dans les maisons d'accueil de Haute Vienne ou dans la Creuse. « D'autre part, tous les enfants tchécoslovaques encore internés à RIVESALTES ont été libérés et conduits à la maison Chrétienne de VENCE » 449 . Au fur et à mesure des départs, les participants ne peuvent que se féliciter du nombre toujours décroissant d'enfants retenus dans les camps 450 . Chacune des œuvres ou personnes recevant les enfants se voit verser une allocation d'un montant journalier de 6,50 F pour ceux qui sont âgés de moins de 14 ans et de 11,50 F pour les autres. Mais la possibilité d'extraire les enfants et adolescents des camps a un autre coût : celui pour les parents, bien souvent la mère, d'accepter la séparation. Les déchirements occasionnés par une telle décision sont au cœur des préoccupations. Pour autant, tous considèrent que le maintien des enfants dans les camps est aussi un « enjeu moral », les enfants risquant « d'être perdus pour la société » si leur séjour se prolongeait dans un tel milieu. Quelques mois plus tard, l'enjeu de la sortie des camps dépassera ces considérations bienséantes pour devenir une question de vie ou de mort.

‘« On dit que le meilleur moyen d'améliorer la situation des internés dans les camps c'est de les en faire sortir. Si cela est vrai, il faut reconnaître que le moyen le plus sûr d'arriver à ce résultat est l'émigration de tous les internés qui ont une chance d'être admis dans un pays hors d'Europe » 451 . ’

Créée en juin 1941, la commission Émigration se met en place suite aux difficultés de toutes sortes qui s'accumulent pour quitter le sol français. La première d'entre elles est de coordonner les différentes opérations nécessaires au montage complet d'un dossier d'émigration.

Jusqu'en juillet 1941, date à laquelle les États-Unis révisent leur politique de délivrance des visas, la plupart des dossiers d'émigration concernent des départs outre-Atlantique s'effectuant souvent par LISBONNE. Il est alors nécessaire d'obtenir, outre le visa d'entrée aux États-Unis, celui de sortie de France, ainsi que ceux de transit pour traverser l'Espagne puis le Portugal. Ces différents visas n'ayant qu'une durée limitée de validité, l'attente de l'un pouvait rendre périmés ceux déjà obtenus. « Tout ceci tournait vite au cauchemar » 452 . Dans sa note adressée au ministère de l'Intérieur en février 1941, le Comité de coordination sollicite la possibilité d'étendre de un à six mois la validité des visas de sortie et d'autoriser les préfets à prolonger ces visas avec le minimum de formalités « dans le cas de retards dus aux démarches de consulaires de un ou plusieurs mois » 453 .

Dans ce parcours, le SSAE se charge de recueillir les informations officielles et officieuses concernant les procédures et les critères à remplir pour émigrer. Pour cela, les correspondances avec l'IMS de NEW YORK se révèlent précieuses. Ruth LARNED et George WARREN ne cessent de transmettre à leurs homologues françaises toutes les informations qu'ils rassemblent grâce aux contacts réguliers avec les autorités américaines. George WARREN est en lien avec tous les comités préparant les demandes de visas américains avant qu'elles ne soient présentés au « President's Advisor Committee », organisme semi-officiel dont les membres sont nommés par le Président ROOSEVELT pour étudier les dossiers avant leur passage aux Affaires Étrangères 454 . Le Président de l'IMS new-yorkais a aussi des liens d'amitié avec Varian FRY, personnage qui va jouer un rôle déterminant pour nombre de ceux qui souhaitent émigrer vers les États-Unis.

Varian FRY débarque à MARSEILLE le 13 août 1940 et il a tôt fait d'être repéré par les autorités françaises comme un personnage encombrant, voire suspect. Dès le renouvellement de son premier visa d'entrée, il sollicite la possibilité d'aller et venir en Espagne et au Portugal. Il veut en effet, avec la mise en place du Centre Américain de Secours, faciliter l'émigration des artistes et des intellectuels 455 . Il s'agit d'établir les démarches nécessaires à l’obtention de visas d'entrée aux USA, d'aider financièrement, de façon régulière ou exceptionnelle, des intellectuels « en danger, sans considération de race, de nationalité, de religion », de consentir des prêts pour couvrir les frais de voyages. Dans un rapport adressé à Vichy en juillet 1941, Varian FRY indique que 1.900 personnes ont été reçues au Centre depuis son ouverture, que 800 ont été aidées par les Comités américains représentés par le Centre pour obtenir des visas, que 600 sont aidées financièrement et que plusieurs centaines de paquets ont été envoyées dans les camps 456 . Cette activité soutenue par un « Comité de patronage » prestigieux 457 , ne permettra cependant pas au CAS de faire partie des organisations intégrant le Comité de NÎMES. La personnalité bouillonnante de Varian FRY dérange, jusque dans les rangs des autorités américaines et des autres comités présents en France. On le soupçonne de prendre de trop grandes libertés avec la loi et d'utiliser tous les moyens pour faire partir les « protégés » du CAS. Ceci ne tarde pas à marginaliser le centre et son principal responsable. Néanmoins, ce dernier jouit aussi d'un certain crédit et d'une protection qui empêchent de s'en débarrasser trop vite. Comme s'il sentait l'urgence d’agir et le court délai que lui octroie ce mélange de surveillance et de prudence des autorités tant vichystes qu'américaines, Varian FRY n'a de cesse de multiplier les démarches, d'accélérer les procédures et les départs par tous les moyens. Il sera néanmoins rappelé aux États-Unis où il connaîtra une quasi disgrâce, ce qui ne l'empêchera guère de continuer à militer inlassablement pour que les portes du continent américain s'ouvrent de façon plus large et pour sensibiliser l'opinion au « massacre des juifs » 458 .

En mai 1941, le nombre de visas obtenus pour le Portugal diminue. En revanche, le montant des cautions sollicitées pour obtenir ces visas ne cesse d'augmenter de façon vertigineuse. De nouveaux sauf-conduits sont créés et de nouvelles barrières se dressent. Ces barrières ne viennent pas immédiatement des autorités françaises qui, dans les premiers mois de l'Occupation, voient plutôt d'un bon œil le départ définitif des « indésirables » de toute sorte. Mais, le 1er juillet 1941, ce sont les États-Unis qui mettent un coup d'arrêt brutal à la délivrance de visas d'entrée. Cette décision provoque le découragement des œuvres mobilisées dans l'aide à l'émigration, et le désespoir des candidats au départ. Pour certaines nationalités, des quotas « ouverts » 459 avaient en effet permis d'espérer, même après de longues et fastidieuses procédures, l'obtention d'un visa en répondant à des critères déjà particulièrement stricts – à savoir : obtention d'un visa, possession d'un affidavit financier datant de moins d'un an donné par un citoyen américain ou par un étranger y résidant après une entrée légale dans le pays et en voie de prendre la nationalité américaine (ceci constituant une garantie morale et politique que le futur immigrant n'est l'agent d'aucun gouvernement étranger et qu'il n'aura aucune activité contraire aux intérêts américains). Pour parachever ce parcours, les consulats se mettent rapidement à exiger que les candidats à l'émigration prouvent que le voyage à destination des États-Unis a bien été payé.

À compter du 1er juillet 1941, les quotas « ouverts » sont supprimés et la délivrance de visas ne peut être faite, quelle que soit la nationalité, qu'après examen préalable et autorisation du Département d'État à WASHINGTON. Dès l'arrivée de l'autorisation au Consulat, les intéressés sont convoqués pour un examen « définitif » par le Consul. Ce n'est qu'à la suite des deux avis favorables que la demande formelle de visa peut être établie en fournissant la preuve que les visas de sortie et de transit peuvent être produits 460 . Cette nouvelle procédure est un véritable cauchemar pour toutes les organisations qui, au sein du Comité de NÎMES, mettaient tous leurs espoirs dans la possibilité de faire émigrer une partie des internés ayant des garants aux États-Unis. La crainte principale concerne la réduction drastique du nombre de visas accordés, du fait de l'autorisation préalable de WASHINGTON.

En octobre 1941, soit quelques mois après l'application de cette nouvelle réglementation, la commission Émigration tire un bilan qui se veut résolument optimiste :

‘« les visas accordés en juillet et en août au compte-gouttes ont commencé à arriver en septembre par 10 à 15 par jour et fin octobre plusieurs dizaines. On peut dire que 80% des personnes quittant l'Europe se dirige vers les Etats-Unis » 461

D'après cette même commission, 7.000 personnes ont pu émigrer vers l'Amérique du Nord depuis l'armistice, et quelques centaines atteindre le Mexique ; un millier environ se trouveraient à CUBA, 2 à 300 à SAINT-DOMINGUE, un millier en Amérique du Sud ou Centrale et une centaine à SHANGAÏ.

Les moyens de transport souffrent de la pénurie 462 , le coût du voyage ralentit les départs. Ceux qui peuvent bénéficier des prix obtenus par la HICEM voient les prix de passage augmenter de façon régulière. Ils sont néanmoins plus chanceux que les émigrants obligés d'acheter leurs billets aux bureaux de voyages où ils se voient appliquer un surcoût de 50% 463 . L'augmentation des tarifs est une véritable plaie pour les internés, qui sont aussi les plus indigents des émigrants. Il leur faut, plus que les autres, résoudre l'équation tragique permettant de réunir les fonds et, dans les mêmes délais, d'obtenir les différents visas ; équation insoluble pour un grand nombre d'entre eux malgré les efforts déployés puisqu’il faut souvent recommencer la spirale absurde dès que l'un des éléments manque à l'appel. « Beaucoup d'efforts, peu de résultats » se lamentent les membres du Comité – tout prompts, néanmoins, à déceler une nouvelle impulsion et un nouvel espoir grâce à la mobilisation et « à la bienveillance des autorités qui facilitent maintenant notre tâche en nous permettant d'agir avec plus de sûreté et de rapidité ». Preuve de cet élan, « 196 réfugiés se trouvant au Maroc dont (sic) plusieurs camps nord-africains et 138 expédiés de MARSEILLE dont 12 du Camp des Milles » ont pu être acheminés. Autre victoire : « une cinquantaine d'internés provenant de différents pays est partie directement pour LISBONNE. Citons également le transfert de 12 femmes de GURS à BOMPART ». Chiffres dérisoires au regard des milliers d'internés dans l'attente de leur départ, mais gigantesques compte tenu des difficultés quasi insurmontables du parcours.

Dans le camp de GURS, par exemple, ce sont en tout 1.940 internés qui ont pu rejoindre les centres d'émigration situés à MARSEILLE 464 . Pour les hommes, c'est le camp des MILLES qui sert d'antichambre à l'embarquement ; pour les femmes et les enfants, les hôtels BOMPART et TERMINUS des PORTS puis du LEVANT 465 . Les efforts conjugués de la HICEM, représentée à GURS par Siegbert PLASTERECK, et de Varian FRY à MARSEILLE, qui constituent les dossiers, recueillent les fonds ou les promesses de garanties permettent de faire avancer les dossiers. Afin de faciliter et accélérer les procédures, le SSAE est parfois sollicité pour tenter de récupérer des papiers officiels. Par ses liens avec l'IMS à NEW YORK, il peut aussi obtenir une relance des garants ou réactualiser une situation qui, du fait de cette succession de démarches, ne correspond plus à la présentation initiale qui avait été faite.

Devant l'augmentation constante du nombre d'émigrants en attente d'un bateau pour traverser l'Atlantique, les autorités portugaises commencent elles aussi à limiter l'octroi des visas de transit. La présence d'une « foule » d'étrangers, remplissant tous les hôtels et passant, contre leur gré , des jours et des semaines dans l'attente de leur embarquement, crée un « problème d'ordre public », allongeant une longue chaîne de rejet et d'ostracisme. Certains transitent par CASABLANCA. Ils sont souvent débarqués et acheminés dans des camps où ils sont consignés en attendant leur départ transocéanique. La persistance du conflit armé avec la Grande-Bretagne, puis l'entrée en guerre des États-Unis fin 1941, augmentent de façon considérable les risques de la traversée. L'objectif premier du Comité de NÎMES consistant à faire émigrer le maximum d'internés devient alors inaccessible.

Lorsque le Docteur KRAMMER prépare sa tournée dans les camps d'internement français, Suzanne FERRIÈRE lui propose de rédiger une série de mémentos pour lui permettre de se faire une idée préalable de la situation. Pour cela, elle se met en contact épistolaire avec Marcelle TRILLAT. Cette dernière lui signale qu'une rencontre est absolument indispensable entre le Docteur KRAMMER et un jeune abbé « qui a plein d'idées pour faire sortir les internés des camps ». Ce prêtre n'est autre que l'Abbé GLASBERG dont la présence active en faveur des réfugiés de toutes nationalités et de toutes religions est déjà bien connue et diversement appréciée dans les paroisses lyonnaises. Créateur des Amitiés Chrétiennes, l'Abbé est un militant inlassable de la solidarité œcuménique 466 . Il ne met guère de temps à comprendre qu'un séjour prolongé au sein des camps n'est pas une solution acceptable.

Au cours des séances des 2 et 3 décembre 1941, les membres du Comité de NÎMES prennent connaissance du projet d'ouverture de centres d'accueil. L'idée, précise le rapport, « a été conçue au début de l'été 1941 par trois travailleurs sociaux s'occupant tout particulièrement du problème des centres d'hébergement » 467 . Le projet reçoit l'appui du Cardinal GERLIER, Archevêque de LYON, qui accepte de le présenter et de négocier les autorisations nécessaires avec les autorités locales – préfecture et communes – dans un premier temps. Six mois sont nécessaires pour faire avancer le dossier et obtenir les garanties permettant de passer à une autre étape tout aussi délicate : l'autorisation de Vichy. Là encore, le soutien et l'intercession du Cardinal GERLIER permettent de faire avancer la demande. Un accord de principe est obtenu pour la création d'une Direction des Centres d'Accueil (DAC). L'équipe de direction, qui comprend les trois initiateurs du projet, s'adjoint la collaboration du SSAE et, notamment, celle de l'équipe d'Entraide et de Service Social travaillant sous son égide à GURS. L'objectif de la DAC est de créer, sous les auspices de Vichy et du cardinal GERLIER, un centre d'accueil dans chaque département. Pour le moment, le premier centre est installé à CHANSAYE–PAR-POULE dans le département du Rhône. La maison, repérée bien avant l'obtention de toutes les autorisations, a l'avantage d'être à bonne distance de LYON – ni trop près, ni trop loin – et ne nécessite que quelques réaménagements mineurs, donc peu coûteux.

Il faut alors passer à une nouvelle étape et définir qui pourra bénéficier d'un accueil dans ce centre. Un premier choix des futurs hébergés est effectué par l'équipe d'entraide au sein du camp. Cette liste nominative est soumise à la préfecture du Rhône. Une fois agréée, elle est transmise au ministère de l'Intérieur qui, après validation, la transmet à la préfecture de PAU. Celle-ci ordonne une enquête au sein même du camp. À l’issue de cette enquête et après d'inévitables réajustements, la liste repart de PAU à Vichy, retourne à PAU après paraphe définitif du ministre de l'Intérieur. La Préfecture (après tout de même un dernier contrôle !) donne alors le feu vert pour organiser le premier convoi. Celui-ci quitte le camp le 25 novembre 1941.

Le premier choix d’internés susceptibles de devenir des hébergés a fait auparavant l'objet de longues tractations entre l'équipe de la Direction des Centres d'Accueil et celle d'Entraide et de Service Social. Les critères retenus ne sont plus ceux des libérations, qui visaient essentiellement des catégories de population particulièrement fragiles : vieillards, enfants, malades… Pour le centre d'Accueil de la ROCHE D'AJOUX, le choix initial est clair :

‘« Notre but est non point de faire des asiles de vieillards ou d'incurables, mais de sauver pour la vie des êtres sains, socialement utiles et présentant une valeur humaine et morale certaine. Nous cherchons à les replacer dans des conditions d'existence normales, à les remettre au travail et à rétablir, dans la mesure du possible, la vie de famille des couples séparés » 468 . ’

Initialement, le choix portait sur des hommes et des femmes âgés de 25 à 45 ans, de toute nationalité et de toute confession. Pour assurer le financement du centre, l'Abbé GLASBERG met en place un système ingénieux à propos duquel il ne tolèrera aucune exception. Pour assurer « l'autarcie économique », deux tiers des hébergés sont accueillis gratuitement ; quant au dernier tiers, il est recruté parmi ceux qui peuvent payer une pension, pension calculée de façon à couvrir la totalité du budget 469 . Ainsi, un pensionnaire payant rétribue en fait la pension de trois personnes – ce qui conduira à accepter la présence de personnes plus âgées que celles qui étaient initialement concernées, afin de trouver des pensionnaires solvables. Qui plus est, la pension doit être versée pour une année entière 470 . Ce système ingénieux et vis-à-vis duquel aucune exception ne sera tolérée par Alexandre GLASBERG (ainsi que l'atteste la correspondance abondante avec Ninon HAÏT) permet d'assurer une autonomie financière au fonctionnement du Centre. La Commission Centrale des Camps des Œuvres Israélites versera une aide de démarrage de 50.000 francs.

Les autorités préfectorales, tout comme celles de Vichy, considèrent que les internés se rendant à CHANSAYE ne sont pas des internés libérés mais simplement transférés. Aussi des garanties sont-elles exigées. Dans une note adressée au Cardinal GERLIER, le ministère de l'Intérieur rappelle que la création du Centre est soumise aux conditions suivantes :

‘« Le centre est placé sous l'entière et personnelle responsabilité des dirigeants, les pièces d'identité et cartes d'alimentations seront retirés par les administrateurs, de fréquents appels de jour et de nuit seront effectués, toute évasion devra être signalée à la Préfecture » 471 .’

L'examen du règlement intérieur traduit ce souci de rassurer les autorités sur la nature quasi disciplinaire du centre. En fait, pour l'équipe sur place, la préoccupation majeure reste de faire fonctionner avec les moyens impartis une collectivité constituée de personnes ayant vécues à la limite de l'humain durant des mois entiers.

Les 52 internés 472 qui font partie du premier convoi peuvent très vite apprécier la spécificité des conditions matérielles et morales d'hébergement dans le centre d'accueil – même si se réadapter à une vie plus « normale » ne va pas toujours de soi. C'est le constat que fait Nina GOURFINKEL qui fait partie de l'équipe d'accueil. Elle écrit à Ninon HAÏT dans les premiers jours après l'arrivée des naufragés de GURS :

‘« Je vous écrierai longuement mes impressions. Elles sont très mêlées. Mais le côté positif dépasse de loin mes espérances, il y a de quoi sauver. Ça tient, ce sont des êtres humains. Je ferai tout mon possible pour raffermir leur foi dans la vie. Je suis rassurée et néanmoins très troublée. Enfin!… » 473 .’

Forte de ce qu'elle considère comme un pas décisif dans son projet de faire sortir le plus grand nombre possible d'internés, l'équipe de l'Abbé GLASBERG ne s'arrête pas là. L'élan est donné en vue de développer l'ouverture des centres d'accueil. À peine celui de CHANSAYE est-il ouvert qu'une autre maison est en vue, à DIÉ. D'autres départs se préparent, avec le sentiment d'une bataille à gagner contre le temps. Non que les différents protagonistes de ces opérations de sauvetage aient une quelconque prémonition du drame qui se prépare ; mais l'urgence est là, dans cette famine et ce désespoir qui envahissent tous les interstices de la vie dans les camps.

Avec le cumul de solutions patiemment et laborieusement construites par les œuvres d'assistance, le projet d'en finir avec l'internement semble accessible – en dépit des mille et une difficultés administratives et des obstacles en tout genre dressés par VICHY. L'équipe d'Entraide et de Service social du camp de GURS va peu à peu glisser de l'espace contraint et étouffant du camp béarnais à la semi-liberté des centres d'accueil. C'est David DONOFF qui, le premier, quittera GURS pour accompagner le premier convoi d'internés vers CHANSAYE et pour travailler plus tard auprès de l'Abbé GLASBERG. Ses prises de risque répétées pour faire passer du courrier clandestinement, voire pour préparer ou soutenir des évasions, pèsent sur les relations de l'équipe d'entraide et la direction du camp 474 . Marcelle TRILLAT peste quelque peu contre l'Abbé qui lui ravit un des meilleurs éléments de l'équipe et dont elle sait qu'il sera difficile à remplacer. Mais elle ne peut empêcher le mouvement qui s'amorce 475 . Renée LANG, quant à elle, est bien partie de GURS mais pour être mise à disposition par le SSAE à RIVESALTES en vue d'ouvrir les premiers jardins d'enfants. Peu à peu, c'est toute la base de l'équipe qui se désagrège. Ninon HAÏT reste mais les tensions avec la direction, qui vont croissantes, et le sentiment d'une grande lassitude lui font envisager dès les premiers départs des internés vers les centres d'accueil que, pour elle aussi, le temps est peut être venu de s'arracher à cette terre et à cette vie gluantes :

‘« Je n'ai pas besoin de vous dire, écrit-elle à Nina GOURFINKEL, que GURS est pour moi l'apprentissage de la vie humaine. Chaque jour marque une étape, sinon agréable, du moins intéressante. GURS offre à ses captifs une vie maussade, sans fantaisie, sans épanouissement ou idéal. Les conditions vitales étant particulièrement anormales, quasi animales que l'être le plus cultivé ou même le plus spiritualisé ne se retrouve plus. Chaque être semble dépouillé de sa forme particulière » 476 .’

Ainsi le sentiment d’une destruction lente et certaine n'atteint pas que les internés ; celles et ceux qui ont choisi de partager au plus près la vie des camps ne peuvent y échapper. Leur seule liberté – et combien précieuse ! – est de choisir le jour où ils quitteront le camp et ses barbelés. Ninon HAÏT devra, pour sa part, attendre jusqu'en mai 1942, quelques semaines avant les rafles d'un été terrible.

Notes
446.

Archives SSAE, réunion du Comité de Nîmes du 11 mars 1941.

447.

Archives SSAE, réunion du Comité de Nîmes du 17 avril 1941.

448.

Claude LAHARIE dénombre 1.710 libérations à GURS, ce qui représente 7,8% de l'ensemble des sorties. Sur l'ensemble des libérés, il note qu'aucun d'entre eux n'est revenu au camp et qu'on peut envisager comme probable le fait qu'ils aient pu échapper pour la plupart aux rafles et à la déportation, Claude LAHARIE, Op. cit., pp. 232-233.

449.

Archives SSAE, séance du 14 janvier 1942, rapport de la Commission des Libérations. Voir aussi Renée POZNANSKI, Op. cit., p. 238.

450.

Ils sont 940 en février 1942, 529 en mai et 441 en juin.

451.

Archives SSAE, commission Émigration.

452.

Entretien avec Lucienne MOURGUES, assistante sociale au bureau SSAE de MARSEILLE qui se chargeait de ces dossiers. Un roman retrace le parcours de ces combattants de l'émigration : Anna SEGHERS, Transit, Alinéa, Aix-en-Provence, 1983.

453.

Archives SSAE, «Notes pour Monsieur le ministre de l'Intérieur, Vichy, au sujet des camps d'internement », février 1941, annexe 2 du compte rendu des séances tenues à NÎMES les 11 et 12 février 1941, p. 5.

454.

Archives MAE, Série Guerre 1939-1945 Vichy, sous série C, Vichy État Français, dossier n°64.

455.

Le Centre Américain de Secours représente en France plusieurs comités américains : le Museum of Modern Art, l'Emergency Rescue Committee, l'International Relief Association, le New York Ressetlement Found, le New School of Social Research, la Fondation Rockefeller et la Carnegie Corporation.

456.

Archives MAE, série Guerre 1939-1945, Vichy, sous-série B, Amérique, n°64 Bienfaisance et associations charitables. Varian FRY précisera dans ses mémoires que le Centre américain de secours aurait aidé, pendant la première année de son action, un millier de personnes à «s'évader». Voir Varian FRY, La Liste noire, Plon, 1999, p. 202.

457.

On y trouve entre autres François CHARLES-ROUX, la toujours active Comtesse PASTRE, Françoise ROSAY, Georges DUHAMEL, Pablo CASALS, André GIDE, André MAILLOL, Henri MATISSE…

458.

Titre d'un article qu'il publiera à son retour aux USA.

459.

Les quotas «ouverts» concernaient les nationalités suivantes : les Belges, Français, Hollandais, Luxembourgeois, Italiens, Suisses. Pour les Allemands, Autrichiens, Polonais, Tchécoslovaques, Espagnols et Russes, les dossiers pouvaient être constitués mais les visas n'étaient délivrés qu'au fur et à mesure que des numéros d'ordre étaient rendus disponibles au Consulat. Fin janvier 1941, le bureau SSAE de MARSEILLE notait que pour certaines autres nationalités les délais d'attente étaient les suivants : un an pour les Yougoslaves, moins d'un an pour les Roumains, trois ans pour les Hongrois.

460.

Archives SSAE, «Note établie par le Consulat (américain) de MARSEILLE en date du 30 juin 1941» adressé au SSAE qui, dans la foulée, établira une notice explicative à destination de l'ensemble des œuvres concernées et des candidats en cours de demande d'émigration qui voient par là-même tous leurs efforts précédents rendus vains, puisqu'il leur faut se plier à la nouvelle procédure.

461.

Archives SSAE, commission Émigration, octobre 1941.

462.

«Trois ou quatre paquebots américains, une dizaine de bateaux portugais et espagnols, plusieurs cargos munis d'installations de fortune pour recevoir une cargaison humaine – voici toute la flotte qui peut être utilisée par les émigrants. On ne voit pas d'où pourrait venir l'amélioration de cette situation ; elle ne peut qu'empirer.» Archives SSAE, Comité de Nîmes, rapport de la commission d'Émigration pour le mois d'octobre 1941, p. 2.

463.

À la fin de l'année 1941, le prix moyen d'un passage est passé de 80 à 500$.

464.

Claude LAHARIE, Op. cit., p. 225.

465.

Camp d'internement sous commandement militaire de septembre 1939 à la fin de l'année 1940, le camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, devient un camp de transit pour les hommes étrangers en voie d'émigration. Durant l'été 1942, la vocation du camp se modifie. Il devient le lieu de rassemblement de tous les détachés dans les Groupements de Travailleurs Étrangers de la région, ainsi que des femmes et enfants retenus dans les hôtels Bompart et du Levant à Marseille, centres homologues à celui des Milles pour les femmes en attente d'émigration. Après une «sélection» sur place de la situation des personnes regroupées, les premières déportations vers DRANCY commencent le 12 août 1942. Sur l'histoire du camp des Milles, on se reportera à l'ouvrage d'André FONTAINE, Un camp de concentration à Aix-en-Provence ? Le camp d'étrangers des Milles, 1939-1943, Édisud, Aix-en-Provence, 1989.

466.

« C'était un homme en dehors de toutes les règles. Il était même au-dessus de la religion. C'était un chrétien mais il était dans une sphère encore plus haute. C'était la tolérance, une humanité supérieure.» Entretien avec René NODOT, le 21 mai 1996.

467.

Les trois "travailleurs sociaux" concernés sont : l'Abbé GLASBERG, Nina GOURFINKEL qui est déléguée du Comité d'Assistance à la population juive frappée par la guerre (RELICO) et le Dr Joseph WEILL de l'Union OSE.

468.

Archives SSAE, « Rapport présenté au Comité de Coordination pour l'Assistance dans les Camps à la séance des 2 et 3 décembre 1941 à NÎMES », rapport daté du 30 novembre 1941, p. 2.

469.

L'Abbé ajoute dans son rapport, non sans quelque malice : «Cette conception nous l'avons trouvée dans les paroles de l'Évangile : 'Bienheureux ceux qui ont faim et soif, parce qu'ils seront rassasiés… Malheureux les riches parce que tout leur sera enlevé…'» Et de préciser que le versement d'une pension ne confère au payant aucun avantage particulier.

470.

D'un montant de 2.500 francs mensuels, il était exigé le versement d'une somme de 30.000 francs.

471.

Courrier de la Préfecture du Rhône, 1ère Division, 3ème Bureau, Dossier spécial N°1904, au cardinal GERLIER, le 13 septembre 1941.

472.

La composition du groupe est la suivante : 30 sont israélites, 3 catholiques et 6 protestants. On compte 27 Allemands, 9 ex-Autrichiens, 4 Polonais. Dans les professions identifiées, on note la présence répartie de façon équitable de commerçants, de carrières sanitaires (infirmières ou médecins), d'artistes peintres et de secrétaires. Les causes notifiées du transfert sont : amaigrissement, cardiopathie, vieillesse… Hanna SCHRAMM fait partie de ce premier convoi.

473.

Archives SSAE, lettre de Nina GOURFINKEL à Ninon HAÏT du 2 décembre 1941.

474.

Entretien avec Ninon HAÏT, le 17 mars 1996.

475.

En fait l'équipe a déjà vécu quelques mouvements : Elizabeth HIRSH a quitté définitivement le camp le 26 juillet 1941, suivie par Manou GOMMES en octobre de la même année. David DONOFF part en janvier 1942, suivi en mars par Théo BERNHEIM.

476.

Archives SSAE, lettre datée du 23 décembre 1941.