3. Le choc des rafles et des déportations.

C'est au début de juillet que des accords franco-allemands mettent sur pied une vaste opération visant la livraison aux forces occupantes de milliers de Juifs sur l'ensemble du territoire national 477 . Selon la volonté des interlocuteurs des autorités françaises, ces opérations doivent permettre de marquer un pas décisif dans « une solution définitive de la question juive ». Elles resteront le symbole d'une politique de collaboration dont les rouages, après des mois de négociation, se mettent en marche. Soucieux jusqu'à l'obsession de garder à la France une place privilégiée dans le « Nouvel Ordre Européen », le régime de Vichy, qui a déjà hors de toute pression allemande instauré une politique d'exclusion et de discrimination envers la population juive, franchit le pas en collaborant à une politique de répression, antichambre de l'extermination.

La préparation des rafles de l'été 1942, qui doivent « procurer » à l'occupant les milliers de Juifs réclamés, va incarner la logique contradictoire de Vichy : assurer souverainement des actions de police à l'encontre d'une population civile, tout en essayant d'atténuer auprès de l'opinion publique l'impact négatif provoqué par la participation française à des opérations de répression. Le débat sera vite tranché. Le 2 juillet, René BOUSQUET prend l'engagement de livrer 10.000 Juifs en zone libre et le double en région parisienne. Les Juifs français sont officiellement épargnés 478 . L'engagement pris au cours de ces négociations est entériné par les plus hauts personnages de l'État français : Philippe PÉTAIN et Pierre LAVAL. Lors d'une nouvelle conférence tenue le 4 juillet, Pierre LAVAL propose même qu'en zone non occupée :

‘« les enfants de moins de 16 ans soient emmenés eux aussi. Quant aux enfants juifs restant en zone occupée, la question ne l'intéresse pas » 479 . ’

Les 16 et 17 juillet, 12.884 personnes sont arrêtées : 3.031 hommes, 5.802 femmes et 4.051 enfants. En zone non occupée, le « contingent » promis doit être composé de Juifs étrangers, essentiellement des apatrides, qui seront arrêtés au cours d'une grande rafle menée le 26 août, ainsi que de convois préparés à partir des camps d'internement et qui vont se succéder tout au long du mois d'août avec une inexorable régularité.

« En France, le droit d'asile a été violé ! ». C'est ainsi que le 9 septembre 1942, le Rabbin HIRSCHLER introduit la séance du Comité de coordination en lisant, au nom du Grand rabbinat et des œuvres israélites, une déclaration devant les membres habituels du comité mais aussi devant les membres invités, parmi lesquels Mme THUILLIER-LANDRY, vice-présidente du SSAE. Tous les représentants des autorités de VICHY se sont excusés et sont absents de cette réunion. La séance se tient dans une ambiance empreinte de lourdeur et de gravité. Donald LOWRIE fait état d'une entrevue avec Pierre LAVAL puis avec le Maréchal PÉTAIN. Elle est édifiante quant à l'impuissance des délégués du Comité exécutif à peser sur les décisions prises. Pierre LAVAL leur fait comprendre très nettement que « les déportations sont inévitables et se font sur ses propres initiatives ». Quant à l'entrevue avec le Maréchal, elle dure le temps que la plus stricte politesse impose. Visiblement « le Sauveur de la France » n'est guère sensible à la démonstration des délégués qui tentent d'obtenir l'assurance que les déportations effectuées l'ont été sans qu'il en ait eu connaissance. L'évocation des conséquences désastreuses au plan international de telles atteintes à la dignité ne semblent plus émouvoir les petits maîtres de Vichy.

Difficile, pour des contributeurs si soucieux de légalité et de reconnaissance d'accepter ce qui devient une évidence : contre ces rafles qui, au cœur de l'été, sont venues saisir jusqu'au plus profond des camps des femmes, des vieillards et des enfants, nulle aide n'est plus à attendre des autorités de Vichy. Ces opérations brutales mettent à bas toute la patiente et sage logique des membres du Comité de NÎMES. Comment réagir ? Comment sauver ceux qui peuvent encore l'être ? Comment continuer à secourir celles et ceux qui sont partis dans des wagons à marchandises vers une destination incertaine et un destin qui l'est plus encore ?

Le premier réflexe du comité reste dans la veine de son action précédente : repérer les catégories pouvant bénéficier d'exemptions, organiser un fichier permettant de répertorier ceux qui ont été déportés. L'objectif est de pouvoir « garder contact avec les personnes déportées ». Le SSAE accepte de compiler les listes. Pour les enfants, il est prévu que « les œuvres israélites prendront les empreintes digitales (…), demanderont l'âge et le lieu de naissance de chacun » 480 . Le SSAE propose d'adresser les listes constituées à l'IMS, qui serait chargé de la constitution du fichier final.

Que faire au-delà de ces quelques mesures de sauvegarde ? Quelle attitude avoir vis-à-vis de VICHY ? Une fois encore, c'est le Docteur WEILL qui exprime le plus nettement la voie à suivre : il faut sans relâche continuer à faire pression sur les autorités, connaître leurs véritables intentions, maintenir une certaine tension… Il n'est pas certain qu'il soit très suivi par les autres membres. Et l'efficacité même de cette attitude volontariste se trouve questionnée par son auteur lui-même dès la réunion suivante du comité. Très vite, c'est l'existence même du comité qui se trouve au centre des débats. Joseph WEILL n'hésite pas à considérer que la situation créée par les rafles et les déportations conditionne la continuité du travail d'assistance. Sans maîtrise ni contrôle a minima des résultats de cette aide, le la question de la survie du comité devient incontournable.

Il est convenu que chacune des œuvres et organisations reprenne son champ d'action en son propre nom. En cas de nécessité, une réunion extraordinaire pourra être convoquée sur la demande expresse de l'unou l'autre membre du Comité. Ces dispositions, en fait, tentent avec élégance de prendre acte de la fin du possible et de l'acceptable dans ce qui fût une tentative de sauver ce qui pouvait l'être.

Comment qualifier les « résultats » de ces longs mois durant lesquels l'ensemble de tout ce qui existait comme organisations d'entraide a tenté d'infléchir une situation inacceptable pour, au bout du compte, constater son impuissance, voire sa contribution objective à l'issue sinistre qui se prépare pour celles et ceux que l’on était censé protéger ? L'action des œuvres d'assistance est régulièrement critiquée dans les études concernant la question des camps d'internement. En fait, ce n'est pas tant le souci de mettre en place une assistance permettant d'améliorer la situation de pénurie totale dans laquelle les internés sont censés survivre qui est remis en cause. C'est, essentiellement, l'absence de remise en question du système même d'enfermement et d'internement qui fait l'objet des critiques les plus vives. Ces critiques sont d'ailleurs aussi le fait de contemporains et de participants directs au Comité, comme le rapporte Anne GRYNBERG en restituant les commentaires désabusés du représentant du Comité américain de secours qui trouve tout ce beau monde bien trop poli avec les autorités pour être réellement efficace 481 . Ce principe de rester, en tout état de cause et quoi qu'il advienne, dans une neutralité plus que bienveillante vis-à-vis des autorités, en ne contestant jamais la bonne volonté de l'administration d'œuvrer pour l'amélioration du sort des internés, oblige à une souplesse et à une tolérance qui deviennent vite une compromission. Il nous faut aussi prendre en compte la composition du Comité qui, tant par le nombre que par la diversité des éléments qui le composent, oblige à une recherche incessante d'équilibre et de consensus pour garantir l'action. Cette situation s'allie mal avec une critique nécessaire et salutaire, et avec une pression pouvant aller jusqu'aux menaces de retrait et de dénonciation si certains faits jugés scandaleux ne sont pas corrigés immédiatement. Certains ont tenté néanmoins de jouer ce rôle, comme le Docteur Joseph WEILL, mais ils furent peu écoutés et peu suivis. Ajoutons que la participation au Comité de NÎMES d'un nombre important d'organisations étrangères, et notamment américaines, ne facilitait guère une option de durcissement et de rapport de force avec les autorités de VICHY.

Comme l'indique Denis PESCHANSKI, affirmer que le système d'internement doit disparaître est une chose, le mettre réellement en pratique par les décisions et les actions menées en est une autre 482 . Autre chose aussi est de proclamer, quasiment à chacune des séances du Comité, que les œuvres d'assistance et d'entraide ne doivent en aucun cas se substituer à l'obligation des autorités de subvenir correctement et dignement aux besoins vitaux des internés et, par ailleurs, d'engager au quotidien subsides et énergies, parfois uniquement dans le but de retarder le moment fatal pour une partie des « hébergés ».

Il semble bien que ces principes aient quelque peu aveuglé les responsables des organisations concernées sur la force réelle qu'elles représentaient et sur le besoin absolu que les autorités avaient de leur action. Le Comité n'a pas su être autre chose qu'une mosaïque de services. Ce résultat, déjà important, n'a été mis au service que d'une plus grande rationalisation et d’une meilleure efficacité de l'action, permettant de mieux coordonner les distributions et de partager les expériences et les difficultés. Au-delà, le Comité n'a pas su, ou n'a pas voulu, se donner les armes qui lui auraient permis de jouer un autre rôle, plus stratégique et politique, avec le risque d'être écarté par les autorités et d'écourter ainsi son existence.

Au sortir de la guerre, en 1946, Joseph WEILL méditait encore sur « ce qui aurait dû être ». Loin de nier les effets incontestables d'une action d'entraide, il soulignait la grande faiblesse du Comité et des œuvres qui le composaient : « Il fallait faire un choix… Faire un travail social actif, c'est savoir choisir » 483 .

Ce choix implique ce que Joseph WEILL appelle « une grande pensée politique ». Or, la plupart des personnes qui agissent dans le domaine de l'entraide et de l'assistance prennent justement bien garde de se situer à l’extérieur de la sphère politique. Nous avons vu comment les femmes, qui deviennent des actrices de plus en plus nombreuses dans le domaine caritatif et assistanciel, du fait de leur maintien dans un statut d'incapacité politique conçoivent le champ qu'elles investissent comme exempt de toute contingence de cette nature. La « pureté » supposée d'une telle attitude est loin d'être l'exclusive de dames d'œuvres en quête d'une reconnaissance sociale. La question sociale, nous l'avons vu, a provoqué la création de mouvements qui s'attachent essentiellement à l'action et déclarent repousser toute allégeance à une idéologie quelle qu'elle soit. Peu à peu, l'idée d'une sorte de syncrétisme parfait gagne l'esprit des fondateurs : dans une alliance apaisante, celui-ci résoudrait les maux qui traversent la Société, maux essentiellement dus à leurs yeux aux déchirements idéologiques et politiques où l'œuvre pour le bien commun s'efface devant les égoïsmes particuliers et collectifs.

Cette pensée croit trouver dans Vichy et la Révolution Nationale la mise en pratique dans ce « ni gauche, ni droite mais pour la France ». Par la suite, à l'heure des déceptions et des doutes, l'illusion d'une frontière étanche qui protègerait « le social » fera croire que l'on peut continuer à agir… malgré tout !

Notes
477.

Sur le déroulement et le contenu des négociations menées du côté français par René BOUSQUET, Secrétaire général de la police depuis avril 1942, on se reportera à l'ouvrage de Serge KLARSFELD, Vichy-Auschwitz, le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France – 1942, Fayard, 1983.

478.

Au cours des rafles des mois de mai et août 1941 près de 8.000 Juifs sont arrêtés et internés. Officiellement, les Juifs français ne sont pas concernés par ces opérations. Néanmoins, au cours de la seconde rafle du 20 août, près d'un millier se trouvent pris dans les filets mis en place par la police française. Le Préfet de police note que ces mesures de non discrimination entre Juifs français et étrangers provoque des critiques et un mouvement de désapprobation au sein de la population parisienne.

479.

Télex de DANNECKER à EICHMANN, cité par Serge KLARSFELD, Op. cit., p. 108. Voir infra pp. 398-406.

480.

Archives SSAE, Comité de coordination, réunion du 9/09/42.

481.

Anne GRYNBERG, Op. cit., p. 196. Daniel BENEDITE s'attire les foudres des participants du Comité en proposant des actions remettant directement en cause les autorités. La seule réponse qu'il peut obtenir est que «Monsieur, ici nous ne faisons pas de politique.» Voir aussi les commentaires peu amènes de Nina GOURFINKEL cités supra p. 281.

482.

Denis PESCHANSKI, La France des camps, p. 247.

483.

Joseph WEILL, Op. cit., p. 178.