1. La politique familiale et nataliste : les instruments d'une propagande bien ciblée.

« Trop peu d'enfants, trop peu d'armes, trop peu d'alliés, voilà les causes de notre défaite ». Même si, de fait, les deux armées française et allemande se trouvent être, au plan numérique, de force quasi égale 486 , l'antienne sur une faiblesse démographique supposée du côté français reprend de plus belle. Car mieux vaut incriminer les complaisances et les facilités d'un peuple que l'incompétence de ceux qui sont censés le gouverner et le protéger pendant l'épreuve de la guerre. Le manque d'enfants, voilà qui symbolise cette vie de relâchement et d'égoïsme influencée par le néo-malthusianisme 487 de la IIIème République et de sa forme la plus honnie : le Front Populaire. La politique familiale va ainsi constituer un des premiers éléments du redressement annoncée par Vichy. La famille, qui fait partie de la devise nouvelle de l'État Français, est considérée comme la base essentielle de la société :

‘« La Nation n'est pas un groupement d'individus mais un groupement de Familles. La famille étant « la cellule sociale », c'est en fonction de la famille (…) que l'État doit légiférer » 488 . ’

Dès les premières semaines de septembre 1940, est créé le Commissariat général à la famille. Il dépendra du ministère de la Santé jusqu'en mai 1942, puis sera rattaché directement au Chef de l'État. En juin 1941, le Comité consultatif de la Famille est mis en place et compose, avec le Commissariat général, deux instances à l'intérieur desquelles les avis de spécialistes vont alimenter les grands axes de la politique familiale et nataliste. Nous ne reviendrons pas sur les mesures emblématiques telles que la restauration de la « journée des Mères » en 1941, ou sur le travail de propagande particulièrement insistant sur les grandeurs de la vie familiale. Notre propos est plutôt de cerner les effets de cette politique sur les familles qui n'ont pas l'heur d'appartenir à la « Maison France » et qui, du fait du caractère xénophobe du régime, vont subir une forme supplémentaire de rejet

L'un des axes principaux de la propagande « familialiste » et de la politique affichée comme nataliste du régime de Vichy, est de démontrer l'incompatibilité fondamentale entre la vie familiale et le travail féminin. Cette volonté répétée à l'envi se heurte pourtant à la réalité brutale des faits. Depuis des décennies, le travail féminin est une réalité et une nécessité. L'effondrement démographique dû à la Première Guerre mondiale a fortement ponctionné dans les classes d'âge masculines, vidant des secteurs économiques entiers. Beaucoup de veuves et d'orphelines ne doivent leur survie qu'à la possibilité d'exercer un travail. Effet des lois sur l'enseignement, la scolarisation féminine tant en primaire qu'en secondaire n'a cessé d'augmenter depuis la fin du XIXe siècle. Malgré les obstacles, voire les humiliations, les femmes investissent l'enseignement supérieur. Le taux d'activité féminin ne cesse de croître, tant du fait de « la montée régulière de la demande féminine d'instruction » comme le souligne Francine MUEL-DREYFUS 489 , que pour répondre aux exigences implacables de la vie quotidienne. C'est cette situation jugée « anormale » que le régime « de réaction et de révolution » 490 entend réformer.

Le travail féminin est jugé condamnable à plusieurs titres. Il est essentiellement incompatible avec la vie familiale car il a pour conséquences inévitables la dénatalité – cause de tous les maux traversés par le pays – et la délinquance des jeunes laissés dans la rue par la désertion maternelle du foyer ; il engendre l'infidélité conjugale par la promiscuité obligatoire dans les usines « sans âme » ; enfin, il est cause de chômage car les postes occupés par la main-d’œuvre féminine sont autant « de chômeurs de plus puisque les femmes prennent la place des hommes ». Cet état de fait catastrophique a été bien évidemment encouragé par le Front Populaire à qui l'on reproche :

‘« La féminité reniée par la recherche de l'égalité avec le sexe masculin (d'où l'ambition, l'orgueil, l'intellectualisme de certaines) et la féminité déviée par l'obsession de la séduction (d'où la futilité, la coquetterie excessive, l'infidélité) » 491 . ’

Le régime de Vichy a bien l'intention de redresser la situation de toutes les manières possibles. Sous l'apparente compréhension que, malgré tout, certains secteurs d'activité ne sauraient se passer des qualités si « naturelles » attribuées au sexe dit faible (les soins, la domesticité, la couture, l'enseignement…) le seul métier véritablement promu est celui de mère de famille, et surtout celui de mère de famille nombreuse. L'obsession démographique et le moralisme du redressement se conjuguent pour contraindre les choix possibles ; ils produisent un matériau législatif qui vient renforcer un certain nombre de dispositions déjà existantes – comme la répression de l'avortement – ou en investir de nouvelles – comme la loi du 11 octobre 1940 sur le travail féminin 492 .

Cette loi interdit l'embauche des femmes mariées dans « les administrations et services de l'État, des départements, communes, établissements publics, colonies, pays de protectorat ou territoires sous mandat, réseaux de chemin de fer d'intérêt général ou local ». L'article 4 engage les femmes célibataires dans la recherche du mariage plutôt que dans la construction d'une carrière. Ces incitations à un retour dans les foyers seront pourtant à moyen terme vouées à l'échec. À partir de mai 1942, devant la pénurie de main-d’œuvre due principalement au Service du Travail Obligatoire (STO) l'application des articles de la loi est suspendue.

En avril 1941, c'est une réforme de la loi sur le divorce portant sur l'interprétation de la notion d'excès de sévices et d'injures graves qui tente de rendre plus difficile la séparation conjugale. Tout doit concourir à la stabilisation et la permanence de la famille ; quelques prétextes de confort ne sauraient briser« la cellule de la vie française ». Le retour dans les foyers et le maintien à tout prix de la cellule familiale étant en place, il reste à contrôler et punir toute tentative de voler au pays sa ressource la plus précieuse : les enfants. La répression de l'avortement connaît une nouvelle sévérité : de crime contre l'individu, il devient un crime contre la société toute entière 493 .

Néanmoins toute famille ne mérite pas d'être considérée comme digne d'appartenir à la « communauté ». Certes, le pays a besoin d'enfants et de beaucoup d'enfants donc de familles nombreuses, mais il ne saurait être question d'accepter n'importe qui et de répéter les erreurs tragiques du passé : « Le nombre nous a manqué dans la guerre. Or le nombre, la famille seule peut le donner et non l'accueil trop facilité et dangereux d'éléments étrangers » 494 . Et même si, chez ces étrangers, fécondité et stabilité matrimoniale existent, le besoin démographique et nataliste, aussi puissant soit-il, ne saurait conduire à placer sur le même pied d'égalité des familles françaises et étrangères. On pourra même envisager quelques exceptions à la poussée moraliste, qui est à l'origine entre autre de la loi sur le divorce, en facilitant la séparation des couples mixtes. Quant aux enfants naturels et étrangers, même nés sur le sol français, ils ne pourront avoir droit à certaines indemnités familiales, comme celle du salaire unique 495 .

La politique nataliste s'attache ainsi à inciter les couples à procréer et à faire en sorte que les difficultés matérielles soient adoucies par la solidarité bienveillante de la nation. Pour ce faire, les avantages financiers apportés par les primes à la première naissance légitime ne sont accessibles qu'aux enfants français, nés en France de parents français. Pour accentuer le côté « terroir » de cette disposition, la prime n'est pas versée dans les colonies 496 . L'obsession démographique n'est donc pas le seul souci concernant l'avenir de la nation. Suivant en cela les pas du régime d'Occupation, la notion de pureté et de sélection prime dans les choix faits. La volonté gouvernementale de baser le redressement national sur une vigueur démographique longtemps jalousée par les pays aujourd'hui vainqueurs, emprunte les mêmes voies d'exclusion brutale. La « version » française y rajoute moralisme et souci des bonnes mœurs, resserrant plus encore l'étau qui emprisonne les familles.

Notes
486.

Jean Pierre AZEMA, De Munich à la Libération, p. 70. De plus, il semble que la période 1938-1939 voit s'amorcer une reprise de la natalité.

487.

Sur les débats et combats entre pro et anti-malthusiens, on pourra se reporter à l'article de Maurice GARDEN, «La mesure du malthusianisme français » in Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français. XIXe-Xxe siècles, volume 2 : Un peuple et son pays, pp. 215-257.

488.

Georges PERNOT, Note sur la politique familiale, 29 juillet 1940, cité par Francine MUEL-DREYFUS, Vichy et l'éternel féminin, Seuil, 1996, p. 97. C'est l'auteur qui souligne.

489.

Francine MUEL-DREYFUS, Vichy et l'éternel féminin, Seuil, 1996, p. 120.

490.

Charles RICHET, « Travail et famille », Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1940, p. 369. L'essentiel des commentaires démonstratifs sur l'impossible alliance entre travail des femmes et vie de famille sont tirés de cet édifiant article.

491.

Hélène ECK, «Les Françaises sous Vichy. Femmes du désastre, citoyennes par le désastre ?», in Françoise THÉBAUD (dir.), Histoire des Femmes en Occident, Volume 4 : Le XXe siècle, p. 189.

492.

Loi du 11 octobre 1940 relative au travail féminin, JO du 27 octobre 1940, p. 5447.

493.

La répression contre l'avortement connaît une montée en puissance. Il s'agit d'abord d'appliquer de la façon la plus sévère le Code de la famille déjà existant puis d'en renforcer les impossibilités de clémence (refus du sursis pour les avorteurs et des circonstances atténuantes pour les avortées). C'est ensuite la loi du 15 février 1942 qui marque le passage au statut de crime d'État.

494.

Henry BORDEAUX, Les murs sont bons, nos erreurs et nos espérances, p. 123, cité par Francine MUEL-DREYFUS, Op. cit., p. 31.

495.

L'allocation de salaire unique est mise en place en mars 1941 au profit des familles ayant au moins un enfant légitime à charge jusqu'à l'âge de 15 ans et ne disposant que d'un seul revenu professionnel. Son taux est variable selon le nombre et l'âge des enfants, et il est calculé sur la base du salaire moyen départemental.

496.

Sur l'étude complète de la politique familiale de Vichy, on pourra lire l'article de Michèle BORDEAUX, «Le soutien économique aux familles : entre séduction et contraintes», in La protection sociale sous le régime de Vichy, Op. cit., pp. 85 à 120.