2. La politique de la jeunesse : régénérer et purifier.

« L'école est le prolongement de la famille » énonce doctement le Maréchal dans les Principes de la communauté, texte destiné à devenir la référence quasi constitutive de la reconstruction nationale 497 . Très vite, le souci de capter et discipliner l'éducation de masse apparaît comme l'ingrédient incontournable de la régénérescence d'une société contaminée par la lutte des classes et le laisser-aller. L'encadrement de la jeunesse, souci déjà présent dans les années précédant la guerre, s'avère un véritable chantier dans lequel le régime de Vichy tentera d'exceller pour reprendre la maîtrise de ce que la République, avec ces instituteurs dont la loyauté est aujourd'hui mise en cause, avait réussi à entreprendre. Premier temps, il faut se débarrasser des fameux « hussards » qui pourraient continuer de nuire, en réprimant leur œuvre d'intoxication. Le 17 juillet 1940, une loi permet de révoquer purement et simplement les fonctionnaires susceptibles de devenir des éléments de désordre ou des politiciens invétérés ou des incompétents notoires 498 .Si l'on ajoute à cela les dispositions contre les Francs-maçons et, bien évidemment, contre les Israélites, c'est toute une partie du corps enseignant qui se trouve atteinte par les mesures d'exclusion 499 . Le problème n'est pas pour autant résolu : introduire de nouveau l'enseignement des « valeurs » fait l'objet de péripéties et de pourparlers dont les effets, même s'ils sont difficilement mesurables, semblent être restés largement en deçà des ambitions originelles.

Dans cette reconquête, l'influence de l'Église catholique ne tarde pas à se faire sentir. Encouragée par la « divine surprise », la hiérarchie catholique voit l'opportunité de reprendre un territoire qu'elle estime lui appartenir, malgré la « paix » conclue avec la République. La débâcle de 1940 la conforte dans l'idée que la France a payé le prix de la laïcité et de l'impiété. De son côté, le Maréchal PÉTAIN considère que l'Église peut contribuer au redressement moral. Ainsi, les convergences de vue ne tardent pas à se transformer en alliance de circonstance. Parmi les soucis de la hiérarchie catholique, la question scolaire fait partie des toutes premières priorités. Le Cardinal GERLIER, Primat des Gaules, s'en ouvre au Maréchal PÉTAIN dès sa première visite à Vichy 500 . Il s'agit, dans le discours des représentants de l'Église, non pas de mettre à bas l'enseignement public mais de donner sa vraie place à l'enseignement privé. Subventions, place de l'enseignement religieux au sein de l'école, accès aux bourses nationales quel que soit le type d'établissement scolaire fréquenté, voilà les questions qui restent à résoudre pour que l'enseignement privé retrouve toute son influence. La plupart de ces points fait l'objet d'une attention soutenue de la part des autorités soucieuses de préserver des relations de choix avec un allié important. Néanmoins, tout ceci ne va pas sans une certaine prudence notamment de la part de l'autorité cléricale qui ne souhaite pas fournir l'occasion de réactiver un mouvement d'opposition trop marqué. Les relations difficiles, puis apaisées, avec la République ont donné la mesure de la véritable puissance représentée par les tenants d'une neutralité rigoureuse en matière de spiritualité dans l'enseignement. « Surtout ne devenez pas clérical » dira le Cardinal SUHARD 501 au Maréchal. Ne pas rouvrir les anciennes plaies et les anciennes querelles, ne pas briser le rassemblement, voilà qui appelle de la discrétion et du doigté dans les mesures prises 502 et dans les annonces faites.

L'entre-deux-guerres a vu l'essor de divers mouvements de jeunesse. Les groupes de jeunes en uniforme sont le fait de toutes les tendances : mouvements de gauche, mouvements confessionnels ou fascistes, chacun compte en son sein des groupes de jeunes gens et de jeunes filles chargés de former les futures élites du mouvement ou du parti. Même si, à l'aube des années quarante, on évalue à moins de 15% les jeunes de quatorze à vingt ans appartenant à un mouvement de jeunesse 503 , l'enjeu est de taille pour un régime qui se donne pour objectif d’asseoir un véritable projet sociétal sur cette force nouvelle. Notons que les préoccupations sont aussi d'ordre politique. Le spectre du « chômage total » des jeunes reste une autre obsession du régime. La paix sociale pourrait devenir fragile dans une période de forte pénurie, et la désorganisation entraînée par le désœuvrement de milliers d'individus devenir une menace pour l'édifice.

L'ensemble de ces éléments constitue la base de la volonté affichée dans la construction d'une politique de la jeunesse. Les autorités doivent faire avec un ensemble d'organisations qui, si elles acceptent de se rassembler et de se coordonner, refusent de se fondre dans un seul et unique mouvement, tel que la logique du nouveau régime le voudrait. C'est une limite qui sera néanmoins assez facilement acceptée par le Maréchal PÉTAIN lui-même, qui chargera Georges LAMIRAND, Secrétaire général à la Jeunesse, de l'appliquer et de la faire respecter.

Notre propos n'est pas ici de reconstituer la mosaïque et l'évolution des mouvements de jeunesse 504 dans leur fidélité plus ou moins aveugle au régime de Vichy et leur refus plus ou moins marqué du nazisme et de la collaboration. Il s'agit plutôt d'identifier les idées et les hommes qui ont influencé et construit les cadres de ces organisations, influence que l'on retrouvera dans les bases du travail social qui sort des limbes et entre dans une phase de consolidation et de développement. Certaines convergences existent entre les valeurs remises à l'honneur par la Révolution Nationale et celles de certains groupements évoqués plus haut, qui cherchent une voie propre à détourner les masses de la lutte des classes et de l'influence néfaste du socialisme et du communisme.

« Social sans être socialiste » revendiquait Robert GARRIC qui, avec ses équipes sociales créées dans les années vingt au sortir de la « Der des der », tente de concrétiser l'engagement personnel, si cher à son maître à penser, le Maréchal LYAUTEY 505 . Ce dernier est notamment l'auteur d'un article publié dans la Revue des Deux Mondes en 1891, intitulé « Du rôle social de l'officier dans le service militaire universel » et qui eut un retentissement certain lors de sa publication. Il influence toute une génération de jeunes gens qui souhaitent donner à l'action sociale une identité propre à renverser les clivages politiques jugés insupportables. La recherche de l'ordre et de l'autorité, la mystique du chef, un profond anti-marxisme et anti-capitalisme allié à un antiparlementarisme musclé constituent, entre autre, le socle de la pensée de l'autre Maréchal 506 . Robert GARRIC comme Raoul DAUTRY 507 , François de LA ROCQUE comme Georges LAMIRAND composent le noyau de l'équipe « Lyautey » 508 .

Nul doute que les convergences ne manqueront pas entre ce mouvement social et la philosophie de la Révolution Nationale. Ces convergences vont créer une adhésion sans faille, du moins dans les deux premières années du régime, à la personne du Maréchal PÉTAIN et aux discours sur la reconstruction nationale. Rédemption des erreurs passées, régénérescence des idées et des institutions et un anti-socialisme viscéral contribuent au partage d'une croyance commune : celle qui veut que la chute de la France ait été rendue inévitable par une décomposition du régime depuis le début des années trente, et que les circonstances actuelles soient pleines de douleurs prometteuses d'espérance. La soi-disant synthèse politique opérée par Vichy, stigmatisant les partis politiques, convient à ces mouvements soucieux de porter une « action pédagogique à visée morale et sociale » 509 . Marqués par quelques fortes personnalités, puisant dans l'expérience et l'héritage laissés par des précurseurs comme Marc SANGNIER, le chemin leur semble enfin ouvert pour conquérir les classes laborieuses et sauver la jeunesse.

Ce mouvement produit des effets d'influence « en matière d'enfances inassimilables(…) et un début de réalisation d'une politique de la 'rééducation' » 510 . La prise en charge de « l'enfance malheureuse » et de l'enfance délinquante avait bien évidemment fait l'objet de toutes les attentions et nombre d'initiatives privées se proposaient d'édifier et de diriger des établissements de redressement. Colonies agricoles ou bagnes d'enfants, instituts spécialisés intégrés dans des asiles d'aliénés et création de services sociaux auprès des tribunaux, l'ensemble des mesures prises souffrent de la dispersion entre plusieurs champs disciplinaires, voire entre plusieurs ministères : Instruction Publique, Santé ou Justice. Les efforts de concertation et de coordination 511 n'avaient guère permis jusqu'alors de clarifier ce qui constituait un véritable maquis sans grande cohérence. La délinquance juvénile, avec la guerre et l'Occupation, connaît une augmentation sans précédent 512 . Pour faire face à la situation, des initiatives tant privées que publiques permettent de faire évoluer un champ jusqu'ici caractérisé par le morcellement et une confusion de compétences. La loi du 27 juillet 1942 rend visible un domaine pénal autonome pour l'enfance en instituant un Tribunal régional pour enfants. Elle consacre et affirme le principe de la rééducation, conçu comme différent du principe de répression. Cette loi, qui restera sans décret et donc inachevée, confirme l'existence de centres d'accueil et d'observation.

‘« L'économie générale de cette mutation est simple. Mettre en place un dispositif privé de gestion non carcérale de la population délinquante, comprenant centre d'accueil, centre d'observation, centre de rééducation, etc., à côté d'un encadrement carcéral maintenu dans le secteur public » 513 . ’

La loi du 11 avril 1943 consacre pour sa part la mise en place du secrétariat d'État pour l'Enfance déficiente ou en danger moral. Sont créées les Associations Régionales de l'Enfance et de l'Adolescence (ARSEA) qui se veulent des instances de coordination mais aussi une tentative « d'économie mixte dans la gestion des équipements de rééducation » 514 puisqu'elles associent des représentants des pouvoirs publics qui participent au conseil d'administration. La création, en juillet 1943, d'un « Conseil technique de l'enfance déficiente et en danger moral » parachève l'architecture de l'ensemble. Chargé de « déterminer les conditions du dépistage, de l'observation et la rééducation des mineurs », il consacrera la notion d'« enfance inadaptée » ainsi que la technicisation des mesures dans le domaine éducatif, notamment dans la définition et la classification des enfants dits inadaptés. La rééducation devient alors un des domaines de prédilection du travail social, dans lequel les principes si chers au régime en place trouvent toute leur ampleur : valeur de l'exemple donnée par une élite spécialement formée, mystique du chef, discipline et obéissance comme sources du retour dans le droit chemin. La légitimité donnée à ceux qui font leur la difficile tâche de redresser l'enfance et l'adolescence en danger justifie l'assertion selon laquelle la période de Vichy fut réellement une étape décisive dans la construction professionnelle des métiers du social et de l'éducatif 515 .

Notes
497.

Cité par Paul AUPHAN, Histoire élémentaire de Vichy, 1971, p. 101.

498.

Loi du 17 juillet 1940, concernant les magistrats et les fonctionnaires et agents civils ou militaires de l'État relevés de leur fonction, JO du 18 juillet 1940, p. 4538.

499.

Robert PAXTON dénombre 1.328 révocations d'enseignants à l'automne 1941, en s'appuyant sur la parution du Journal Officiel : Robert PAXTON, Op. cit., p. 155.

500.

Sur la «bousculade» des cléricaux et prélats de toutes tendances dès l'installation du nouveau régime à Vichy, on se reportera à l'ouvrage de Jacques DUQUESNE, Les Catholiques français sous l'Occupation, Éditions Bernard Grasset, 1996, 1ère édition 1966, pp. 69-74.

501.

Rapportée par Jacques DUQUESNE, Op. cit., p. 95.

502.

Cette prudence ne sera pas toujours de mise. Jacques CHEVALIER, nommé ministre, prit diverses dispositions visant à réintroduire l'instruction religieuse au sein de l'école laïque. Il envisagea même de faire apposer des crucifix dans les salles de classe. Son zèle de fervent catholique irrita beaucoup, non seulement dans les rangs des collaborationnistes mais aussi au sein de l'Église qui trouvait ces mesures inappropriées, le vrai problème à résoudre étant pour elle une «plus juste répartition des subsides de l'État» en matière d'éducation.

503.

D.H. WALLS, Les jeunes et la politique de Vichy, Syros-Alternatives, 1988, p. 147.

504.

On pourra se reporter notamment pour ce type d'étude à l'ouvrage de D.H. WALLS déjà cité et, pour une synthèse sur les différents mouvements, leur degré d'attachement à la Révolution Nationale et leur évolution tout au long de la période de l'occupation, à l'article de Bernard COMTE, «Les organisations de jeunesse», in Vichy et les Français, Op. cit., pp. 408-421.

505.

LYAUTEY (1854-1934) : Né dans une famille d'officiers, il embrasse lui aussi la carrière militaire et deviendra officier de cavalerie. Assurant des missions en Indochine comme en Algérie, c'est surtout comme Résident Général du Maroc (1912-1925) qu'il marquera les esprits comme militaire et comme «colonisateur paternaliste».

506.

«Je redoute le bas sabre et le bas goupillon, mais je redoute au moins autant la franc-maçonnerie, le prolétariat intellectuel et le collectivisme brutal». Lettre du 23 février 1900 du Maréchal LYAUTEY à Max LAZARD, in Didier LAZARD, Histoire de quatre générations, Volume II : Max LAZARD, ses frères et LYAUTEY, Lettres (1894-1933), éditions Didier LAZARD, Neuilly, 1990, p. 53.

507.

Raoul DAUTRY, 1880-1951, est nommé ministre de l'Armement le 13 septembre 1939 et exercera ses fonctions jusqu'en mai 1940. En retrait durant toute la période de l'Occupation, il sera nommé ministre de la reconstruction et de l'Urbanisme, le 16 novembre 1944 par le Général de GAULLE. Mais c'est surtout sa carrière en tant que Directeur général du réseau de l'État qui le fait connaître et reconnaître dans le milieu du «social». Il y développe les services sociaux et applique une politique d'amélioration des conditions matérielles de travail des ouvriers. Pour des éléments biographiques, on pourra se reporter à : Rémi BAUDOUI, Raoul DAUTRY, le Technocrate de la République, Balland, 1992 ou Jean Louis CRÉMIEUX BRILHAC, Op. cit., pp. 107-108 que l'on préférera à l'ouvrage par trop hagiographique de Michel AVRIL, Raoul DAUTRY. La passion de servir, Éditions France-Empire, 1993.

508.

Sur la constitution des équipes LYAUTEY puis DAUTRY et sur l'influence du Maréchal LYAUTEY, on pourra se reporter au numéro spécial de la revue Vie Sociale : « Robert GARRIC et son milieu intellectuel entre les deux guerres », n°6, 1997, et plus spécialement à l'article de Rémi BAUDOUÏ, «Le social en action : Robert Garric, Lyautey, Georges Lamirand et Raoul Dautry», pp. 14-510/26-522.

509.

Bernard COMTE, «Les organisations de jeunesse», Vichy et les Français, p. 410.

510.

Michel CHAUVIÈRE, Enfance inadaptée : l'héritage de Vichy, Les Éditions ouvrières, 1980, p. 18.

511.

La plus marquante de ces tentatives reste la création de la Commission interministérielle comprenant des représentants des ministères de la Santé Publique, de l'Éducation Nationale et de la Justice ainsi que des médecins et des représentants des mouvements scouts. La mise en place de cette commission est due aux efforts d'Henri SELLIER, ministre de la Santé Publique du gouvernement du Front Populaire et de Mme LACORRE, secrétaire d'État à la Protection de l'Enfance.

512.

Les chiffres concernent le nombre de mineurs jugés qui serait passé de 12.165 en 1939 à 34.781 en 1942, pour ensuite légèrement décroître en 1943 (32.290) et connaître une baisse substantielle en 1944 (22.393). Ces statistiques sont tirées de l'ouvrage d'Henri GAILLAC, Les Maisons de corrections, Éditions Cujas, 1971.

513.

Michel CHAUVIÈRE, Op. cit., p. 43.

514.

Iibid., p. 72.

515.

Pour une connaissance accrue de l'évolution des conceptions et des pratiques en matière d'éducation spécialisée, outre l'ouvrage de Michel CHAUVIÈRE, on pourra se référer utilement à la recherche de Francine MUEL DREYFUS, Le métier d'éducateur, Les Éditions de Minuit, 1983 et plus particulièrement au chapitre intitulé : «La rééducation : un passé plein d'avenir», pp. 203-251.