3. « Les marraines de la paix sociale » 516 .

Si l'activité professionnelle des femmes rencontre de nombreux obstacles, il est des domaines dans lesquels leur présence n'est guère discutée. Ces domaines, liés aux soins et à l'éducation, sont en règle générale identifiés comme requérant les qualités « naturelles » appartenant au sexe féminin : douceur, discrétion, sens du dévouement, voire du sacrifice. Dans la galerie de portraits des métiers féminins « possibles », la figure de l'assistante sociale tient une place de premier choix. Le service social est déjà présent et actif dans nombre d’institutions et d'industries. Les écoles se sont développées et fournissent une élite féminine formée à la mission jugée « si juste et si utile » de débusquer les fléaux sociaux qu'ils soient sanitaires ou moraux.

Qu'une élite se forme, soit. Il convient néanmoins qu'elle reste à sa place. Cette place est définie essentiellement comme celle d'une auxiliaire : auxiliaire du médecin, auxiliaire du juge, auxiliaire du patron… D'ailleurs, le vocable d'assistante résume bien d'emblée la situation. Sans attendre la Révolution Nationale, nombre de penseurs – tous masculins – doctes fondateurs d'œuvres en tout genre dans le champ philanthropique déclament sur la grandeur et, surtout, la servitude du si beau métier d'assistante sociale. Ils sont relayés par quelques plumes féminines concrétisant par des conseils et des préceptes le catéchisme social qu'il convient d'appliquer. Quelle influence cette littérature a-t-elle eu réellement sur le corps professionnel ? Si ces élites se recrutent essentiellement dans l'aristocratie et la bourgeoisie, où la doctrine catholique exerce une forte influence, au-delà de l'époque pionnière qui provoquait parfois des ruptures brutales avec son milieu d'origine, on ne peut écarter l'exigence et la nécessité d'être dotée d'une forte personnalité pour s'engager dans la « vocation sociale ».

N'oublions pas non plus que les femmes catholiques ne sont pas les seules à souhaiter revisiter la pratique de la charité et à investir le milieu si à la mode du « social ». Les mouvements protestants ou israélites sont aussi présents, d’où émergent des figures d'autorité et d'initiative sur lesquelles la « domination masculine » semble avoir peu de prise. Pour ces mouvements, en effet, la question sociale ne se limite pas à une question morale. Ils restent néanmoins minoritaires, et leur influence se réduit aux services dont ils ont la charge ou qu'ils ont créés. Comme pour les éducateurs, au sens où l'on entendait ce terme dans les année trente et quarante, la connivence idéologique entre la majorité du corps professionnel des assistantes sociales et la Révolution Nationale ne fait aucun doute. Exclues du jeu politique, le « social » que ces femmes investissent est conçu comme un territoire de neutralité, placé au-dessus des luttes partisanes. Les réelles difficultés matérielles qu'elles doivent résoudre ne leur laissent guère le temps de la réflexion idéologique qu'elles abandonnent bien volontiers au monde masculin. Toutefois, la dure réalité peut contribuer à « ouvrir les yeux » :

‘« Quand on m'a dit qu'il y avait des enfants dans les camps, j'ai dit : 'C'est impossible, le Maréchal PÉTAIN ne peut permettre qu'on mette des enfants dans des camps!' »’

s'écrie cette jeune assistante sociale qui perdra sa candide vision d'un Maréchal (grand-)père attentif et protecteur 517 . D'autres ressentent l'expérience comme une révolution douce du regard sur ce qui constituait jusqu'alors « leur monde » :

‘« Il y avait une rupture, quoique discrète, avec l'esprit de notre milieu d'origine mais aussi avec notre environnement social (…). Nous ressentions également la rupture avec certaines anciennes que nous rencontrions (…) Nous ne voulions pas nous conformer à ce modèle » 518 . ’

Plus ou moins critiques vis-à-vis du contexte moraliste dans lequel le métier doit grandir, elles ne retiennent bien souvent comme obligation impérieuse que le besoin d'agir – avec une docilité feinte ou réelle et sans toujours percevoir qu'elles deviennent un instrument de choix pour une politique sociale qui sélectionne, exclut et sanctionne.

Dénonçant dans le poids démesuré de l'État la raison de l'oubli par les Français de leurs devoirs pour ne retenir qu'une litanie de droits, le régime de Vichy allait-il renouveler en profondeur le système de protection sociale lentement édifié depuis la fin du XIXe siècle 519  ? La logique, ou du moins la concrétisation des principes énoncés dès le 17 juin 1940, voudrait qu'une « révolution » s'exerce aussi dans ce domaine. L'inscription de l'individu dans des communautés qui le dépassent – famille ou corporation – doit normalement lui permettre de trouver auprès de ces réseaux de proche solidarité, une alternative concrète à une assistance publique anonyme et débilitante.

La réalité se chargera de modifier cette vision par trop mécanique des choses. Car les communautés sont dans un état de pénurie tel qu'il leur est bien difficile de pourvoir seules à l'ensemble des besoins de leurs membres. Que l'on considère les mille difficultés rencontrées par les mères de famille pour réussir l'exploit quotidien de nourrir leurs enfants ; que l'on observe l'inaboutissement d’une Charte du Travail qui, outre une organisation corporative alternative au syndicalisme 520 , prévoyait un système de solidarité interne aux corporations, force est de constater que l'intervention publique ne peut se défausser sur de soi disant solidarités primaires censées combler les manques. Elle se doit d'être au rendez-vous. Elle le sera avec tant de force qu'elle ne cessera tout au long de la période de l'Occupation de croître et d'étendre sa prépondérance, mettant le régime de Vichy en flagrant délit de contradiction.

Ainsi, en ce qui concerne l'assistance publique, c'est-à-dire la protection sociale obligatoire non contributive, la part de l'État ne cesse de croître entre 1940 et 1944 tant en matière d'assistance à la famille, qu'auprès de l'enfance ou des femmes en couches 521 . Globalement, l'action de l'État augmente tout au long des années noires alors que, dans le même temps, l'ensemble des dépenses d'assistance ne connaît pas d'augmentation significative 522 . On touche ici aux difficultés dans lesquelles le régime de Vichy se débat pour faire correspondre discours et action. Cet état de fait est lié à la fois à la réalité (notamment l'état exsangue de l'économie) mais aussi aux contradictions internes du régime qui, dans ce domaine comme dans bien d'autres, anémient les déclarations les plus vigoureuses, les réduisant à de molles velléités. Au cœur de ces forces contraires, les œuvres privées feront l'objet de bien des convoitises, et le régime tentera d'utiliser pour son propre compte et à but de propagande un certain nombre de ces organisations qui, œuvrant dans le domaine de l'aide facultative non contributive, relèvent de la philanthropie et de l'aide humanitaire.

Notes
516.

Expression utilisée par Raoul DAUTRY pour désigner les assistantes sociales.

517.

Nous les assistantes sociales, Naissance d'une profession, Témoignages présentés par Yvonne KNIEBIELHER, Aubier, 1980, p. 210.

518.

Nous les assistantes sociales, Op. cit., p. 224.

519.

On remarquera que plusieurs ouvrages de référence concernant l'histoire de l'assistance ne prennent pas en compte la «parenthèse» de la période de Vichy. C'est le cas de l'ouvrage de Colette BEC, Assistance et République, Éditions de L'Atelier, 1994 comme de celui de Marcel DAVID, Les Fondements du social de la IIIé République à l'heure actuelle, Anthropos, 1993. Cet état de fait rend d'autant plus indispensable et bienvenue l'étude menée sous la direction de Philippe-Jean HESSE et Jean-Pierre LE CROM, La protection sociale sous le régime de Vichy.

520.

Pour une étude approfondie sur la Charte du Travail, voir Jean-Pierre LE CROM, Syndicats nous voilà. Vichy et le corporatisme, Éditions de l'Atelier, 1995.

521.

Jean-Pierre LE CROM, La Protection Sociale sous le régime de Vichy, donne les chiffres suivants : pour la famille, la part de l'État est de 41% en 1941, elle passe à 52% en 1944 ; même phénomène pour l'enfance où la progression est du même ordre –(32% en 1940, 40% en 1944) alors que la contribution des collectivités locales diminue dans chacun des domaines entre 3 et 8%. « L'Assistance Publique », Op. cit., p. 181.

522.

Jean-Pierre LE CROM, ibid., p. 180-181.