3. Le Service Social des Etrangers (SSE): un « allié » bien encombrant.

Lors de la mise en place des équipes résidentes à l'intérieur des camps d'internement, nous avons pu noter l'irruption d'un personnage proche des services de Vichy et faisant preuve d'une inlassable énergie. Gilbert LESAGE, puisque c'est de lui qu'il s'agit, se trouve à la tête d'un service rattaché au Commissariat de Lutte contre le chômage.La loi du 27 septembre 1940 avait décidé le rassemblement des étrangers de sexe masculin, âgés de 18 à 55 ans, considérés comme « en surnombre dans l'économie française et dans l'impossibilité de regagner leur pays d'origine dans les groupes de travailleurs étrangers ». Par décrets et circulaires, un système d'assistance et d'allocations est prévu, notamment pour secourir les familles de ces travailleurs 544 . Parmi les circulaires produites, celle du 4 juillet 1941 545 précise aux Préfets de la zone dite libre « le rôle et les attributions du Service Social des Formations d'Étrangers ». Ce service social est présenté comme devant compléter les équipes déjà en place du service de Formations des Étrangers et prendre en charge toutes les questions relatives aux familles des travailleurs étrangers incorporés dans les formations. Ces questions peuvent porter sur le regroupement de familles, leur assistance matérielle et morale, le reclassement et la réadaptation, comme sur les opérations de recensement et de contrôle des allocations qui leur sont versées. L'ensemble des services proposés est assuré en lien avec les services de la Préfecture. La direction de ce service social est donc confiée à Gilbert LESAGE 546 . Ce dernier n'avait pas attendu l'été 1941 pour se présenter comme le chargé de mission des services de la Sûreté nationale concernant, nous l'avons déjà vu, l'intervention dans les camps mais aussi l'aide « aux jeunes réfugiés, (…) comme aux réfugiés français et étrangers, aux étrangers en France, qu'ils soient libres, hébergés ou internés » 547 .

Très tôt, Gilbert LESAGE prend la mesure de la place du SSAE dans le paysage administratif et caritatif concernant les étrangers. Dès son ordre de mission établi par Vichy, il se présente à Lyon au bureau de la rue Garibaldi et fait force propositions au SSAE. Il souhaite créer un « conseil de direction » pour appuyer la mise en place des équipes d'entraide et souhaite que Marcelle TRILLAT puisse en faire partie comme « assistante sociale conseil ». Il envisage aussi de créer :

‘« un centre de documentation, d'information et de liaison ayant pour but d'étudier, à mesure qu'elles paraissent, les circulaires ministérielles et les différents décrets relatifs aux étrangers, dans le but d'informer les différents comités qui y sont intéressés ». ’

Le SSAE y aurait toute sa place. Comme nous l'avons vu précédemment, le personnage est haut en couleur ; il déborde d'énergie et d'idées. Les appuis pour s'occuper des étrangers ne sont pas si nombreux et, qui plus est, l'intégration du service de Formation des Étrangers dans les services du ministère lui donne des atouts certains. Marcelle TRILLAT l'a bien compris, qui tente dans un courrier de rassurer la directrice du bureau de Marseille, Miss PHELAN, inquiète de la propension de Gilbert LESAGE à utiliser « à tort et à travers » le sigle du SSAE. Elle exprime nettement pourquoi l'entente est plutôt à privilégier :

‘« Pratiquement, il faut donc faire extrêmement attention à M. LESAGE, il n'en est pas moins certain qu'il a la volonté de faire quelque chose pour les réfugiés étrangers. D'autre part, il est très bien noté au ministère de l'Intérieur : il faut donc arriver à travailler avec lui sans qu'il abuse de la situation pour engager le SSAE » 548 . ’

Si l'accueil est plutôt favorable dans un premier temps, les relations ne tarderont pas à se refroidir peu à peu, jusqu'à tourner à une certaine hostilité.

Plusieurs éléments sont à prendre en considération dans la compréhension de cette animosité plus ou moins larvée. Le SSAE voit dans la personne de Gilbert LESAGE et dans l'instauration du Service Social des Étrangers plusieurs types de menaces. La personnalité du directeur du SSE est jugé trop bouillonnante et brouillonne. Gilbert LESAGE ne s'embarrasse guère de précautions et, outre sa grande capacité à capter et faire croître des idées qui ne lui appartiennent pas obligatoirement, il n'hésite pas à faire valoir les appuis et les contributions des autres services et associations sans leur toujours demander leur avis. Visiblement, pour lui, les choses doivent aller vite et le temps passé à de longs et inutiles palabres est du temps volé à l'action. C'est ainsi que le SSAE se voit « utilisé » dans plusieurs projets et notes rédigés par Gilbert LESAGE, sans qu'il n'en ait jamais été informé ou n’ait eu l'occasion de donner son avis. Outre l'agacement provoqué – petite éruption sans grande incidence – c'est le souci de ne pas être engagé malgré elle dans des actions qu'elle pourrait juger contraire à ses principes, qui fait réagir la direction du Service. Le SSE est un service officiel rattaché à Vichy et, dans les consignes de prudence adressées aux différentes assistantes sociales, la vigilance est rappelée sur l'indispensable distance à conserver pour garder intacte la neutralité si chère au SSAE. Cette prudence est-elle un moyen d’exprimer une réprobation vis-à-vis de la politique conduite ? On ne peut assurément l'affirmer. Car le SSAE n'a jamais faibli dans son souci d'être légitimé et reconnu par le pouvoir en place quel qu'il soit et quoi qu'il en pense. Néanmoins, le SSE est plus proche du pouvoir et le pouvoir brûle.

Le SSAE a beau jeu de critiquer et d'appeler ses assistantes à la prudence. Il argue pour cela de l'appartenance du SSE à la Sécurité Publique et de sa forte proximité avec les services d'encadrement et de répression. Cependant, c'est aussi bien la très grande proximité des territoires d'action qui pose question et rend le bouillant LESAGE bien encombrant. La sentence assénée par De QUIRIELLE, à la Sûreté Nationale, lorsqu'il juge inutile de maintenir deux services qui semblent aussi identiques et qu'il incite le SSAE à se considérer comme « une section qui dépende directement de Monsieur LESAGE » représente alors la concrétisation de toutes les craintes accumulées jusqu'alors : oser comparer et assimiler le SSE et un service comme le SSAE est ressenti quasiment comme un crime de lèse-majesté. On ne peut impunément confondre un service à la botte de l'administration et un service social « pur » qui n'a d'autre but que de défendre les intérêts des étrangers en toute « indépendance et neutralité ».

Cette méfiance est alimentée par un autre facteur, pomme de discorde, qui est l'utilisation du sigle «service social » pour un service qui n'emploie pas ou peu d'assistantes sociales. Fières de leur diplôme et de l'extension des écoles de formation, les assistantes sociales œuvrent ardemment pour la constitution d'un « ordre », identique à celui d'autres professions comme les médecins et pour la protection de leur titre, soucieuses qu'elles sont d'écarter ce qu'elles considèrent comme de l'amateurisme, c'est-à-dire toute pratique ne respectant pas les règles intangibles de la profession 549 . Commencées en 1938, les négociations pour la protection du titre et du diplôme connaissent une brusque intensité dès 1940. Les besoins liés à la situation de guerre, de l'exode aux services d'assistance, ont rendu nécessaire la mise en place de formations d'« auxiliaires sociales », dont les assistantes sociales considèrent qu'elles sont, avec les infirmières, de possibles concurrentes professionnelles. La promulgation de la Charte du Travail en 1941 leur donne une opportunité de défendre leurs propositions. Un des objectifs est de créer un groupement corporatif fonctionnant comme un ordre 550 . Aussi existe-t-il, au sein de la profession, une sensibilité particulièrement exacerbée sur tout ce qui pourrait, de près ou de loin, altérer l'intégrité du métier. Les responsables du SSAE, si elles ne semblent pas faire partie des « ténors » dans les négociations corporatistes engagées, n'en défendent pas moins ce qui leur semble être au cœur de leur combat : une aide apportée par des professionnelles du service social garantissant une protection en toute neutralité. Cet objectif reste un idéal car, confronté aux mêmes difficultés que les autres services sociaux, le SSAE doit aussi parfois embaucher des non-diplômées. Quant à son souci de neutralité, il est bien souvent l'occasion de faire silence pour assurer la survie du service.

Tous ces facteurs sont source de tensions entre les deux organisations. Toutefois, les délégués du SSE et les assistantes sociales du SSAE, et en particulier celles du SSMOE, rechignent moins à travailler ensemble que leurs responsables respectifs. L'intensification de la répression envers les populations juives, la spirale de la collaboration obligent peu à peu les organisations israélites à entrer dans la clandestinité. Depuis les rafles de l'été 1942, et plus encore à l'automne de cette même année avec l'invasion de l'ensemble de la zone non occupée par les forces d'occupation, le réseau légal d'assistance tend à se réduire de façon dramatique. La capacité d'action est menacée de paralysie et d'asphyxie, alors que la situation ne cesse de s'aggraver, mêlant à la précarité et à la pauvreté sociales la crainte de la répression et de la déportation. Toutes les bonnes volontés, toutes les forces d'où qu'elles viennent sont donc les bienvenues. Le SSE agit en cherchant à faire sortir les étrangers des camps d'internement, à encadrer les hommes dans les groupements de travailleurs étrangers et à aider leur famille à s'installer près d'eux – buts identiques, à bien des égards, à ceux que poursuit le SSAE.

Notes
544.

Décret du 22 février 1941 accordant aux familles d'étrangers placés dans les groupes de «formations d'étrangers» le bénéfice de l'assistance à la famille prévue par le décret du 29 juillet 1939 ; décret du 31 mai 1941 abrogeant le décret précédent et instituant en remplacement l'attribution de secours, soit en espèces (7 francs pour le conjoint, 4,5 francs pour les enfants âgés de moins de 16 ans et les ascendants à charge), soit en nature par «l'hébergement dans un centre d'accueil organisé par le Secrétariat d'état au travail » ; deux arrêtés ministériels des 18 juillet puis 12 septembre 1941 en fixent les modalités d'application ; circulaires interministérielles (pas moins de six entre le 1er avril et le 12 août 1941) viennent enfin préciser certains aspects d'application.

545.

Ministère de l'Intérieur, Direction générale de la Police, Secrétariat d'État au Travail, Commissariat à la lutte contre le chômage, n° 309, Pol. 7.

546.

Lettre du commissaire adjoint de la lutte contre le chômage aux Chefs de groupement des Travailleurs Étrangers, 28 juillet 1941.

547.

Archives SSAE, courrier de Gilbert LESAGE au président du Comité de coordination pour l'assistance dans les camps, en date du 16 janvier 1941.

548.

Archives SSAE, courrier de Marcelle TRILLAT à Miss PHELAN, 27 janvier 1941.

549.

Ce qui est pourtant une réalité. Pour faire face aux besoins, professionnelles et non-professionnelles, diplômées et non-diplômées travaillent ensemble, dans les mêmes services. Ce qui explique, par ailleurs, l'extrême sensibilité des assistantes sociales à la question de la préservation de leurs titres et prérogatives.

550.

Ce n'est, en fait, qu'avec la loi du 8 avril 1946 que le service social obtiendra une protection du titre d'assistant de service social. Sur les négociations corporatistes, voir Robert-Henri GUERRAND et Marie-Antoinette RUPP, Brève histoire du service social en France, 1896-1976, Privat, Toulouse, 1978, pp. 123-127.