1. La main-d'œuvre étrangère : un réservoir à bon marché.

On se souvient que, dès la déclaration de guerre, les étrangers sont soit tenus de servir dans leur armée nationale, comme les Polonais, soit considérés comme prestataires dans l'armée française 552 . Certains, comme les réfugiés espagnols, sont enrôlés dans des Compagnies de Travailleurs Étrangers (CTE) sous statut militaire afin d'offrir une force numérique supplémentaire aux troupes françaises. Dès le début de l'année 1941, la population masculine internée est susceptible d'incorporation systématique dans les Groupements de Travailleurs Étrangers (GTE). Cette perspective fait espérer aux différentes œuvres agissant au sein des camps de pouvoir faire sortir un grand nombre d'internés. Une forme de « libération par le travail » apparaît comme une nouvelle alternative et une nouvelle chance de vider les camps. Une commission des Travailleurs Étrangers se met en place au sein du Comité de NÎMES, au même titre que les Libérations ou l'émigration. Ainsi, l'incorporation dans les GTE fait partie des domaines où les membres du Comité tentent d'agir. Néanmoins, les conditions de transfert des travailleurs sont loin d'être toujours synonymes d'amélioration par rapport à ce qu'ils ont vécu dans les camps. L'aspect disciplinaire, comme la nature des travaux 553 auxquels ils sont soumis, représente pour les hommes incorporés un maintien, voire une aggravation, des conditions d'existence qu'ils subissaient déjà au sein des camps. Le Comité de Nîmes ne tarde pas à s'en alarmer, et constate que les conditions physiques qui devraient normalement présider au choix de l'incorporation ne sont guère prises en compte 554 . En fait, l'incorporation dans les GTE conserve, voire aggrave, les conditions de vie des internés. Outre le régime disciplinaire et les travaux épuisants, la nourriture reste souvent aussi rare et pauvre que derrière les barbelés. Si l'on ajoute la quasi-absence de rémunération 555 , nous pouvons comprendre les conditions lamentables dans lesquelles le régime de Vichy puise dans un réservoir de main-d’œuvre qu'il exploite à bon compte tout en poursuivant sa politique répressive.

Dans ce contexte, il n'est pas rare que certains travailleurs expriment le souhait de retourner au sein des camps d'internement. C'est le cas de certains célibataires qui, épuisés par le travail demandé, estiment qu'ils n'ont de choix qu'entre l'insupportable et le pire. En revanche, pour ceux qui ont une famille, la perspective d'un regroupement familial, annoncé par les autorités et au cœur des efforts des œuvres privées comme du SSE de Gilbert LESAGE, est un encouragement pour accepter l'incorporation. Toutefois, cet espoir relève aussi, bien souvent, de l'illusion. Bien que les modalités de l'assistance financière aux familles aient été prévues et encadrées 556 , la situation est loin d'être satisfaisante. Au sein du Comité de Nîmes, on s'alarme de la misère dans laquelle la plupart des conjointes sont condamnées à vivre. Le Pasteur TOUREILLE, qui participe à la commission des Travailleurs Étrangers animée par Georges PICARD, indique que moins de la moitié des épouses perçoivent réellement une assistance et les allocations prévues. Toute l'ambiguïté réside dans le fait que les salaires ou les maigres compensations financières perçues par les pères ne suffisent pas à nourrir décemment une famille. Si cette famille ne peut subvenir à ses besoins, elle est alors considérée comme indigente et, comme telle, relève d'un « centre d'hébergement ». Elle perd alors toute possibilité de bénéficier d'une assistance puisqu'elle est regardée comme étant prise en charge 557 . La situation paraît si dramatique que le Comité décide d'organiser des visites dans chacun des groupements 558 . Outre la situation alarmante des familles, le Comité s'inquiète auprès des autorités de Vichy, et du SSE, du sort réservé aux travailleurs jugés inaptes. Ces derniers sont remis à l'autorité préfectorale pour être dirigés vers des centres d'hébergement gérés par le ministère de l'Intérieur 559 .

Loin de pouvoir être considérée comme systématiquement avantageuse, la situation des groupements de travailleurs étrangers suit l'évolution de la politique de répression raciale : partition des groupes non plus par nationalités mais par « races », avec création des groupes d'aryens et de non aryens, recensement des Israélites… Lorsque les membres du Comité rencontrent le Commissariat de Lutte contre le Chômage pour dénoncer les mesures discriminatoires et le sort réservé aux groupes « palestiniens », les autorités détournent vers le Commissariat Général aux Questions Juives 560 la responsabilité de telles mesures et supplient les œuvres de poursuivre leur action afin de palier les carences « de l'intendance militaire et du Secours National pour le vestiaire, les médicaments… » 561 .

Les demandes de libération se heurtent à un refus catégorique car « il faut réserver des places pour les prisonniers de guerre français qui seront libérés un jour ». En fait, le régime de Vichy se trouve dans une impasse grandissante. Avec l’entrée en guerre de l'URSS, les exigences allemandes se font de plus en plus pressantes pour prélever la main-d’œuvre disponible en France. Ainsi, l'encadrement de la main-d’œuvre étrangère ne permet en rien de répondre aux besoins nationaux qui se trouvent aggravés par les ponctions opérées par les forces d'occupation 562 .

C'est dans ce contexte que le SSAE tente de maintenir son action dans les départements où le SSMOE s'était mis en place avant guerre. La logique aurait sans doute voulu que leurs possibilités d'action et leur existence même fussent grandement compromises pendant ces années d'Occupation – la main-d’œuvre se trouvant soit encadrée dans des groupements placés sous la tutelle directe du SSE, soit retenue dans les camps d'internement. En fait, si l'extension des services sociaux de la main-d’œuvre étrangère marque le pas jusqu'en 1941, une reprise s'amorce dès 1942. On se souvient que, durant la période de la guerre, seize départements étaient d'ores et déjà organisés. En 1942, ils sont vingt-trois à être dotés d'un service social. Les difficultés budgétaires accumulées par le SSAE ainsi que la nécessaire recomposition du service et l'implication dans les camps d'internement, ont largement occupé le temps et l'énergie des directions des deux zones. Toutefois, la situation financière de nouveau inquiétante pour l'Association oblige à reprendre le chemin des ministères et sous-secrétariats d'État pour trouver les fonds nécessaires à la continuité de l'action.

En 1940, seule la moitié de la subvention obtenue auprès du ministère du Travail a été versée 563 . Le montant des dépenses pour l'année 1941 est estimé à 1.132.000 francs pour le fonctionnement des trois bureaux de PARIS, LYON et MARSEILLE et pour la participation financière aux services de la MOE. Le déficit s'annonce de taille. Après d'âpres négociations et « sueurs froides », la subvention versée par le ministère du Travail est rétablie à sa hauteur initiale, c'est-à-dire 500.000 francs. En 1942, le Secours national apporte une contribution de 200.000 francs, ce qui permet, d'une part, de couvrir une partie des frais de fonctionnement et, d'autre part, d'alimenter un fonds de secours pour les familles étrangères. S'ajoutent à ces subventions celles qui seront versées par les ministères de l'Agriculture et de la Santé en 1941, et qui permettront d'attendre le rétablissement du montant de la contribution du ministère du Travail 564 .

Le cœur des difficultés rencontrées par le SSAE se situe dans son argumentaire pour justifier du besoin d'une subvention afin d'assurer « l'adaptation et l'assimilation progressive des travailleurs indispensables à l'Économie Nationale ». Bien des soins sont pris pour être audible auprès d'un gouvernement qui a fait de « l'étranger » une des figures à exclure pour réaliser la reconstruction nationale. La marge d'action est particulièrement étroite. Arguer d'un réadaptation utile de la main-d’œuvre étrangère pour éviter « les bouches inutiles », faire valoir « les conditions difficiles dans lesquelles se trouvent des familles étrangères, anciens travailleurs retraités ne touchant plus leur pension, veuves de guerre, familles d'internés, orphelins, vieillards », est-ce vraiment le moyen de justifier une demande de reconduction budgétaire identique à celle qui prévalait au début de la guerre ? Pour le ministère des Finances, la réponse apparaît clairement. C'est non et le motif auquel il demande au secrétariat d'État au Travail de se référer est que « le nombre de travailleurs étrangers en France a diminué », ce qui induit une régression de l'activité pour le SSAE. Faux! rétorque Lucie CHEVALLEY dans un courrier. Si les introductions de travailleurs ont pratiquement cessé, le SSAE

‘« a vu ses attributions se modifier complètement et, au lieu de s'amenuiser, s'étendre à des catégories infiniment plus nombreuses (…). Actuellement, l'activité de ce service s'étend à l'ensemble des travailleurs étrangers résidant en France » 565 . ’

L'affirmation confine à la prétention. Néanmoins, il s'agit de mettre en avant, à l'heure où le Service du Travail Obligatoire (STO) 566 se met en place, le besoin réel de main-d’œuvre non seulement dans le domaine agricole mais aussi sur le plan industriel. Pour faire avancer une cause bien difficile à défendre, la « recette » utilisée comprend les mêmes ingrédients que ceux déjà employés au cœur des années trente : réadapter les éléments nécessaires à l'économie nationale dans les branches déficitaires en main-d'œuvre, rapatrier les inutiles et inadaptables, bénéficier de l'appui d'organismes officiels – en l'occurrence le Secours National et la Croix-Rouge Française – et souligner que le service s'occupe aussi de familles françaises. L'actualité de la « déportation de travail » de Français vers l'Allemagne donne l'occasion de mettre en avant les interventions déjà faites auprès de la Croix-Rouge allemande sur des problèmes nécessitant une intervention entre les deux pays 567 .

Les arguments obtiennent d'ailleurs, au sein des bureaux ministériels, un certain écho et un soutien d’autant moins négligeable que les interlocuteurs n'ont pas beaucoup changé. Ainsi, Paul DEVINAT reste un appui de taille et il facilite les contacts et les entremises avec les instances de décision. Il encourage le SSAE à faire valoir toute sa place et l'utilité de son activité. Il « arrange » des rendez-vous et appuie des notes qui déclinent tous les bienfaits attendus d'une œuvre aussi nécessaire que le SSAE. Il contribue à la réflexion que la Présidente et la Vice-Présidente du SSAE ont entreprise, dès la fin de l'année 1941, pour stabiliser les finances affaiblies du service. Tous conviendront, après avoir étudié diverses hypothèses :

‘« qu'il paraît plus sage pour le SSAE de ne pas changer ses positions si bien équilibrées actuellement entre le ministère du Travail et les préfectures ». ’

Cela signifie que l'extension des SSMOE ne peut s'envisager, avec réalisme, que d'une manière mesurée. Dès l'été 1942, il apparaît assez clairement que, dans les départements, la priorité ne se porte pas sur l'organisation de l'assistance auprès de la main-d’œuvre étrangère. Au sein des camps, le départ des équipes résidentes amène les assistantes sociales à intervenir de façon ponctuelle auprès des internés ou des étrangers assignés à résidence. Toutefois, dans certains départements ruraux, leurs actions s'intègrent dans la création de « corps d'assistantes sociales rurales » auxquels elles apportent leur contribution. Pour autant, Lucie CHEVALLEY ne se résigne pas et encourage les préfets à créer des comités dans leur département. Elle adresse même, en juin 1942, un courrier au secrétariat d'État au Travail afin qu'une nouvelle circulaire puisse être élaborée. Il s'agit, pour la Présidente du SSAE, de revoir la question du statut des assistantes sociales recrutées dans le cadre du SSMOE et d'apporter des précisions sur la nature du budget autant que sur les liens entre le service social et les préfectures.

Notes
552.

Loi du 11 juillet 1938 sur «l'organisation de la Nation en temps de guerre» s'adressant aux étrangers masculins bénéficiaires du droit d'asile. Le décret-loi du 12 avril 1939 étend cette obligation à tous les étrangers de sexe masculin, apatrides ou bénéficiaires du droit d'asile, et âgés de 20 à 48 ans.

553.

Les travaux forestiers ou de terrassements restent les chantiers vers lesquels les travailleurs étrangers sont les plus fréquemment envoyés. Cependant, certains se trouvent employés dans des usines chimiques où ils travaillent sans aucune protection. De même, les forces occupantes s'intéressent de près à la possibilité de puiser dans une main-d’œuvre à disposition et quasiment gratuite. L'organisation TODT, chargée de la fortification de la zone atlantique française, recrutera jusqu'en 1942, au sein des camps de la zone sud, des «volontaires». Pour une étude approfondie sur les GTE et toutes les formes de répression par le travail, on se reportera à Christian EGGERS, «L'internement sous toutes ses formes : approche d'une vue d'ensemble du système d'internement dans la zone de Vichy»Le Monde Juif, Revue d'Histoire de la Shoah, n° 153, CDJC, janvier-avril 1995, pp. 7-75.

554.

«Les incorporations laissent à désirer. Des tuberculeux auraient été pris.» Archives SSAE, compte rendu de la séance du Comité de Nîmes en date du 23 mai 1941.

555.

La loi du 27 septembre 1940 exclut le versement d'une rémunération. Néanmoins, dans la pratique, le versement d'une solde semble avoir résisté aux prévisions légales. En la matière, les disparités sont grandes mais toutes se rejoignent sur un point : le niveau de rémunération, aussi élevé soit-il, n'est jamais proportionné aux travaux exigés et ne permet pas aux incorporés de vivre décemment.

556.

Décret du 22 février 1941 relatif à l'assistance à la famille et à la discipline des étrangers placés dans les formations d'étrangers : Journal officiel du 16 mars 1941. L'article 1er prévoit l'application du décret du 29 juillet 1939 concernant «la famille et la natalité française» permettant aux familles résidant en France et dont le chef de famille est placé dans un groupe de formation d'étrangers de bénéficier d'une assistance. En sont exclues les familles se trouvant dans un centre d'hébergement géré par le secrétariat d'État à l'Intérieur.

557.

Le Pasteur cite «le cas d'une femme de 26 ans avec quatre enfants qui est complètement privée de toute aide et qui a demandé son rapatriement dans la Sarre. On lui a répondu que sa requête ne pourrait être prise en considération que si elle divorçait.» Archives SSAE, séance du 25 février 1942.

558.

Il existe six groupements : MARSEILLE, LYON, MONTPELLIER, LIMOGES, TOULOUSE. Le SSAE fera partie des visites dans les groupements de MARSEILLE et de LYON.

559.

Archives SSAE, courrier du Commissariat à la lutte contre le chômage adressé à Donald LOWRIE, en date du 22 avril 1942. Les Polonais, précise le courrier, sont dirigés vers le centre de GRÉVOUX-les-BAINS géré par le Groupe d'assistance aux Polonais de France, et les Tchécoslovaques vers La BLANCHERIE à SAINT-LOUP près de MARSEILLE. Christian EGGERS, Op. cit., rappelle que la situation des centres d'hébergement n'est guère plus enviable que celle des camps tant au plan de la privation de liberté qu’à celui de la pénurie de nourriture, de vestiaire et de médicaments.

560.

Les «groupes palestiniens» correspondent à la volonté des autorités de constituer des groupes «juifs homogènes» dans la lignée des tentatives pour former des groupes par nationalité, ce qui entraînera des transferts incessants d'un groupement à un autre. Ces groupes se caractérisent par des conditions matérielles de vie et de travail particulièrement détériorées. Le regroupement de ces travailleurs juifs facilitera leur recherche et leur arrestation lorsque le temps des rafles et des déportations viendra.

561.

Archives SSAE, Compte rendu séance du Comité de coordination du 15 avril 1942 retraçant l'entrevue avec Henri MAUX à Vichy.

562.

Sur l'évolution de la politique de main-d’œuvre durant le régime de Vichy, on pourra se reporter à Vincent VIET, La France immigrée, pp. 55-96.

563.

Soit 250.000 francs.

564.

Elles sont respectivement d'un montant de 10.000 et 197.000 francs et apparemment non reconduites en 1942.

565.

Archives SSAE, note de Lucie CHEVALLEY au directeur du Travail, 3 octobre 1942.

566.

Après l'échec de la «relève», qui encourageait le départ volontaire de travailleurs pour contribuer à l'économie allemande, et les menaces des forces d'occupation d'instituer unilatéralement le travail obligatoire et de prélever 250.000 hommes, Pierre LAVAL fait publier en septembre 1942 une loi «relative à l'utilisation et à l'orientation de la main-d’œuvre». Cette loi concerne tous les hommes de 18 à 50 ans et les femmes de 21 à 35 ans. Le recrutement s'effectue alors essentiellement sur des critères de besoins professionnels. Une seconde étape, au cours du premier trimestre 1943, concernera plus précisément les classes d'âge en assujettissant les jeunes gens nés de 1920 à 1922. Les exigences sans cesse grandissantes des forces d'occupation entraînent une intensification de la répression afin de répondre aux quotas fixés et, par là même, un rejet de plus en plus massif au sein de la population.

567.

Il s'agit, notamment, de demandes d'enquêtes à diligenter en France auprès de certaines familles dont un enfants mineur est inculpé suite à un délit commis en Allemagne. Néanmoins, cet argument reste essentiellement un argument de pure opportunité. Les situations concernées se limitent à quelques unités et ne relèvent en rien d'un axe développé dans l'action du SSAE.