2. Exil et pauvreté.

L'occupation, en novembre 1942, de l'ensemble du territoire français par les troupes allemandes ne manque pas d'avoir des conséquences lourdes sur un système toujours en recherche d'équilibre et de légitimité. L'invasion de la zone dite « libre » ne met pas fin pour autant à la frontière intérieure créée par l'article 2 de l'armistice signé deux ans auparavant 568 . Elle dénonce pourtant la faiblesse d'un régime qui, malgré la spirale de collaboration dans laquelle il a délibérément choisi de s'engager, voit ses ambitions de souveraineté s'effondrer définitivement. Le compte à rebours commence et, avec lui, l'intensité de la répression va croissant : celle que les forces nazies développent maintenant sur l'ensemble du territoire et celle qui inspire les clans les plus durs au sein du régime moribond installé à Vichy.

Les bouleversements se propagent dans les moindres organisations concernant la population étrangère. Ainsi, l'ensemble des représentations étrangères situées en zone sud doivent fermer. Parmi elles, la Légation du Mexique qui, sur la demande des représentants de la République espagnole en exil, s'était vue confier la gestion d'un fonds d'aide pour les réfugiés 569 . Ce fonds concernait plus spécifiquement les officiers et les militaires qui avaient participé aux campagnes contre l'armée nationaliste. La fermeture des services sur le territoire français condamne à l'interruption les distributions de secours. Quelques jours plus tard, le SSAE alerte le ministère des Affaires Étrangères sur la situation sociale et financière critique de ceux qui bénéficiaient jusqu'alors de ce fonds 570 .

Au début de l'année 1943, la Légation de Suède sollicite le SSAE sur les conseils du ministère des Affaires Étrangères, afin que le service social puisse prendre la relève pour l'attribution des secours aux Espagnols réfugiés et jusqu'alors secourus par l'intermédiaire de la Légation mexicaine. Évidemment, il est nécessaire que le Gouvernement mexicain soit en accord avec cet arrangement. À cette première étape des négociations, vient s'ajouter une difficulté matérielle qui n'est pas sans conséquences. En effet, les fonds sont bloqués et les transferts de devises au plan international restent une opération délicate et incertaine, d'autant que les taux de change défavorables compliquent encore plus les mouvements financiers. L'accord du Gouvernement mexicain ne représente donc pas l'obstacle majeur pour disposer des fonds et les mettre à la disposition des familles « nécessiteuses ». Alors que les premiers contacts et négociations commencent en février 1943, au mois de novembre de la même année des incertitudes subsistent sur la possibilité réelle de récupérer les fonds. Finalement, le transfert s'effectue à partir de STOKHOLM vers la Suisse. Ensuite, tout le problème est de convaincre le ministère des Finances d'accepter un versement de près de dix millions de francs à un taux de change défavorable 571 .

Durant ces phases de négociations, le SSAE prend bien soin de préciser les conditions dans lesquelles il lui semble possible d'assurer le relais demandé : les critères d'attribution doivent correspondre à des critères sociaux et la sacro-sainte neutralité politique être dûment respectée. Pas question, dans ces conditions, de continuer à privilégier les faits de guerre ou le grade dans l'armée républicaine espagnole. Ce sont essentiellement les familles, et surtout les femmes restées seules avec charge d'enfants, ainsi que les malades et les indigents, qui doivent relever en priorité d'une attribution de secours. Ces conditions ne peuvent qu'agréer aux autorités. Ces dernières n'ont cessé de considérer comme largement suspect le mode de répartition antérieur qui soutenait et « favorisait les agissements des éléments révolutionnaires espagnols » 572 .

En attendant la résolution du problème de l'acheminement des fonds, le SSAE organise les préparatifs de l'intervention. En février 1943, une démarche auprès de la Sûreté Nationale à Vichy auprès de M. de QUIRIELLE lui assure l'envoi par les préfectures des listes de réfugiés espagnols précédemment secourus par la Légation du Mexique. Une autre visite à ROYAT, auprès de Michel DEBRÉ qui est encore pour quelques semaines délégué général adjoint, permet d'obtenir l'assurance que le Secours National fera une avance financière au SSAE afin de commencer sans attendre la distribution des secours. Cette démarche ne sera pas superflue car les transferts des fonds prendront près d'un an à se réaliser. Durant ce délai, du mois d'avril à celui de novembre 1943, plus de 7 millions de francs sont distribués. Placées devant la difficulté de répondre à toutes les demandes et subissant les péripéties de l'acheminement laborieux des fonds, les assistantes sociales sont dans l'obligation de restreindre encore davantage les critères d’obtention d’une aide : début 1944, elles considèrent uniquement les situations des veuves avec « beaucoup d'enfants » et celles des grands malades. L'assèchement des réserves oblige Lucie CHEVALLEY à adresser un courrier au ministre pour lui demander d'intervenir. La direction du SSAE obtient une aide de la Reconnaissance Française qui lui permet de rembourser les avances faîtes par le Secours National. Les critères s'élargissent à nouveau mais des barèmes sont établis pour continuer à aider les personnes ne correspondant pas aux critères précédemment cités. C'est ainsi que « les intellectuels ayant de petits travaux d'appoint » et « les familles avec un salaire insuffisant » peuvent obtenir des subsides complémentaires, leur permettant d'atteindre ce qui est considéré comme un minimum vital.

La gestion par un service comme le SSAE d'un fonds aussi important ne va pas sans provoquer des réactions. Parmi les réfugiés espagnols tout d'abord : certains anciens bénéficiaires se trouvent ne plus être prioritaires, ce qui déclenche des réactions virulentes. Écoutons le témoignage de Lucienne MOURGUES qui vient de prendre ses fonctions comme nouvelle directrice du bureau de MARSEILLE :

‘« Ce qui nous occupait le plus, c'était les Espagnols… les réfugiés espagnols(…) On distribuait de l'argent tous les mois. Chacun venait chercher son enveloppe (…) Au début le Gouvernement du Mexique calculait le montant des allocations en fonction des responsabilités pendant la guerre civile. Mme CHEVALLEY, elle, avait accepté de prendre le relais à condition que les attributions se fassent en fonction de critères de service social. Alors, je vous assure, ce n'était pas commode ! Lorsque vous receviez un colonel qui vivait seul et que nous réadaptions le montant de ses allocations pour augmenter celles des femmes avec des enfants, je peux vous dire qu'il y a eu des entretiens pas faciles du tout! Cela a été source de difficultés. Les réfugiés disaient que c'était leur argent, alors il fallait s'expliquer… » 573 .’

D'autres doivent aussi s'expliquer sur l'aide apportée aux réfugiés espagnols. C'est le cas du Secours national qui se trouve être la cible d'articles virulents à la fois de journaux phalangistes comme Alerta et du journal phare de la Collaboration Je suis partout. Les arguments développés dans l'un et l'autre partent d'une même dénonciation – « le versement de quatre millions de francs à des terroristes » – mais divergent sur la nature des accusations. Le journaliste phalangiste fustige ce qu'il estime être « le double jeu du Secours National ». Il dénonce ce qu'il perçoit comme l'hypocrisie fondamentale du régime de Vichy qui tente de ménager la chèvre et le chou en misant sur FRANCO mais en flattant aussi « les rouges », au cas où ces derniers reviendraient au pouvoir. Quatre millions, déclare-t-il dans son article, c'est peu en considération « des centaines de millions (dus par la France) à ceux qui se sont faits tuer pour elle en mai et juin 1940, à ceux qui sont morts dans le désert en construisant le Transsaharien, à ceux qui ont pleuré et maudit leurs erreurs dans les camps de concentration gardés par des soldats sénégalais ». Quant au journal Je suis partout, la cible de ses critiques porte non seulement sur l'aide « aux terroristes espagnols campés sur le sol de France » mais aussi sur les secours apportés aux étrangers au détriment « des victimes françaises du terrorisme ». Le Secours national réagit et se défend. Il souligne que les quatre millions en question ne sont qu'une avance sur des fonds déjà existants. Ils ne peuvent donc, en aucun cas, être considérés comme venant en déduction des aides normalement prévues pour « des Français ». D'autre part, le service à qui cette avance de trésorerie a été consenti, le SSAE, est une « organisation largement appuyée, subventionnée et même mandatée par le Gouvernement français » 574 . Inutile donc de penser que le privilège national soit bafoué par une telle opération.

Si le Secours National doit se prémunir contre des attaques qui proviennent, pour la partie française, des franges les plus dures de la collaboration, le SSAE, quant à lui, veille, vis-à-vis des autorités, pour se garder de manœuvres compromettant sa mission d'aide. En mars 1944, une circulaire du ministère de l'Intérieur adressée à l'ensemble des préfets leur demande de réactualiser la liste des réfugiés espagnols aidés sur les fonds de la Légation du Mexique en s'attachant à recueillir un maximumd'éléments sur chacune des familles soutenues financièrement. Anticipant le fait que les préfets ne soient inévitablement tentés de se tourner vers les bureaux de l'association pour obtenir les éléments sollicités, les directrices adressent une note aux assistantes sociales en leur donnant des consignes strictes : ne pas anticiper les demandes des Préfets, se contenter d'adresser la liste des familles aidées dans le mois en cours, n'y ajouter que quelques éléments succincts et ne déroger sous aucun prétexte à ces consignes.

Le contexte rend de plus en plus délicate la contribution des services sociaux à des systèmes de distribution qui, enserrés par les autorités, peuvent à tout moment favoriser la répression et la déportation. Toutefois, comme le Secours National n'accepte plus que l'entremise du SSAE pour verser des secours aux familles étrangères, ce dernier fait l'objet de multiples sollicitations et finit par devenir la référence et le passage quasi obligés de leur versement.

En janvier 1943, le SSAE de Lyon est contacté par le directeur du bureau des Apatrides au ministère des Affaires Étrangères, Monsieur CHEVILLOTTE. Il s'agit de créer un Comité unique regroupant des représentants confessionnels – orthodoxes, catholiques et protestants – qui œuvrent au sein de la communauté arménienne. Ce comité rencontrerait une déléguée du SSAE afin de mieux répartir les fonds issus du timbre NANSEN qui s'appelle désormais Timbre des œuvres sociales du Bureau des Apatrides 575 . Le 16 mars, une première réunion se tient 576 pour présenter le projet d’une commission pour l'attribution des aides. Satisfait de cette première étape, le ministère envisage d'élargir les compétences de la commission de répartition des aides « aux réfugiés divers pour les fonds perçus au titre de l'ex-timbre NANSEN ». Sont essentiellement concernés les Arméniens et les Russes. Sur la demande du ministère, le SSAE est amené à produire deux enquêtes sur les conditions de vie de ces deux communautés à LYON, sur leurs réseaux de solidarité, notamment confessionnelle, et sur la nature des difficultés rencontrées 577 . Dans ces enquêtes, les sources de la misère qui sévit dans bon nombre de familles sont identifiées. La suppression de l'allocation de chômage est l'une d'elles : lorsque le père de famille n'a pu se faire embaucher dans les chantiers ou les grands travaux d'urbanisme de la région lyonnaise, la précarité est certaine pour les familles. Les fonds d'assistance sont alimentés par la Société des Nations, qui continue de procurer une subvention de 15 à 18.000 francs, somme complétée par la quête dominicale.

Les ressortissants russes, quant à eux, sont décrits comme connaissant une misère encore plus importante. Seuls, ceux qui occupaient des emplois dans l'agriculture – essentiellement des Ukrainiens – ont pu conserver une source de revenus. Le chômage sévit durement. La situation des familles, et plus particulièrement celle des enfants – 400 d'âge scolaire sont recensés sur la région lyonnaise -, est si âpre que le SSAE travaille avec le Secours National au projet de création d'une cantine en vue d'assurer les besoins alimentaires de base. Pour les réfugiés russes et arméniens, le SSAE profite de la petite tribune de ces enquêtes pour attirer l'attention du ministère des Affaires Étrangères sur ceux qui restent internés dans les camps du VERNET, de BRENS, de NOÉ et de GURS. Ils sont encore au nombre de 109 au printemps 1943 578 .

Accueillis dans des conditions plus ou moins acceptables, supportés plus que véritablement protégés par un État qui ne se sent plus engagé par ses devoirs internationaux, les réfugiés et les apatrides subissent de plein fouet la politique d'exclusion de Vichy. Livrés aux forces occupantes dela même façon que les réfugiés allemands, exploités et se sentant toujours en sursis comme les réfugiés et évacués espagnols, tremblant pour le maintien de la possibilité de résider en France comme les apatrides et autres « réfugiés historiques », tous connaissent les intentions peu bienveillantes des autorités publiques à leur égard. Considérés comme des dangers politiques, ils sont aussi jugés comme coûtant cher à la collectivité nationale. Le Gouvernement, tant par carence financière que par xénophobie hésite, dans un dilemme pervers, entre le rapatriement total ou partiel 579 et l'abondement des fonds de secours pour leur permettre de survivre sur place.

Notes
568.

Les laissez-passer resteront en vigueur jusqu'au 1er mars 1943. Si elle n'existe plus sur le terrain, la ligne de démarcation reste pour les nazis une réalité qu'il est possible de rétablir, en cas de représailles par exemple.

569.

Archives MAE, Série Guerre 1939-1945, sous-série B Amérique, Volume 74.

570.

Archives MAE, courrier d'Adèle de BLONAY au ministre plénipotentiaire SEGUIN le 19 novembre 1942. Ce courrier est aussi, de façon explicite, une proposition de services pour reprendre la gestion du fonds.

571.

On parle de 35 francs français pour 1 franc suisse.

572.

Archives MAE, sous-série B Amérique, volume 74, note du 14 février 1944 du MAE, Direction Politique Amérique sur l'Aide aux réfugiés espagnols.

573.

Entretien avec Lucienne MOURGUES, le 23 mai 1996.

574.

Archives SSAE, copie de la « Note relative à l'attaque du journal Je suis partout contre le Secours National », mars 1944.

575.

Il faut noter que, depuis le 16 janvier 1942, la représentation du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) est en liquidation et remplacée par un «Bureau chargé des intérêts des Apatrides» dépendant du ministère des Affaires Étrangères. Son siège est à Vichy et possède une délégation à Paris et à Marseille. Ce bureau, qui a repris aussi les attributions de l'ensemble des offices de réfugiés, s'occupe des réfugiés russes, arméniens mais aussi des réfugiés sarrois, d'Autriche, d'Allemagne, d'Espagne, de Tchécoslovaquie ; en fait, de tous les apatrides non reconnus par leur pays d'origine.

576.

Elle regroupe, outre les représentants du ministère (directeur et secrétaire), six représentants de l'Union nationale de l'Église Éphorie arménienne, le Père MICHAEL pope, le Pasteur CLENIDJAN et l'Abbé MOUNDJAN. Le SSAE est représenté par Marcelle TRILLAT.

577.

Archives SSAE, Enquête sur les réfugiés arméniens de la région lyonnaise, Enquête sur la situation des réfugiés russes à LYON.

578.

Archives SSAE, Enquête sur les réfugiés arméniens de la région lyonnaise ; Enquête sur la situation des réfugiés russes à Lyon. Les deux rapports sont manuscrits.

579.

Par exemple pour les Espagnols : lorsque les fonds viennent à manquer pour secourir les plus pauvres d'entre eux, le ministère des Affaires Étrangères propose de rapatrier les femmes et les enfants que «l'Espagne ne peut refuser de récupérer» et de consigner les hommes dans les GTE.