3. Pour aider les familles : l'énergie du désespoir.

Un immense travail se révèle nécessaire pour permettre aux familles soit de se réunir, soit de survivre tant bien que mal dans une société marquée par la pénurie pour tous et l'exclusion pour certains. Alors que la situation sociale et économique des familles, en général, ne cesse de se dégrader, l'intervention des œuvres d'assistance et des organismes officiels s'avère indispensable pour plus fragiles d'entre elles. L'aide demandée ne se résume pas toujours à une assistance matérielle. Les conséquences de la guerre provoquent aussi des déchirures aussi graves et difficiles à supporter que la faim.

Les mouvements de population, les transferts incessants, les difficultés de transport et de communication créent des situations d'isolement et de silence total sur le devenir de certains membres d’une famille. Nous avons vu comment, peu à peu et laborieusement, un service des messages s'était mis en place permettant de communiquer un minimum de nouvelles d'une zone et d'un pays à l'autre. En complément, un service de recherches de personnes et de familles est instauré en lien avec le CICR. Ces dernières demandes sont établies par le SSAE de LYON, soit sur la sollicitation de membres de famille restés à l'étranger soit par l'intermédiaire du CICR. Le formulaire de la requête est adressé aux mairies. Il contient tous les renseignements portés à la connaissance du service. Les mairies procèdent aux recherches de différentes manières : il est en général fait état d'une vérification sur les registres des réfugiés et du ravitaillement, et sur l'attribution des cartes d'alimentation qui nécessite un enregistrement auprès des services municipaux. Des demandes de renseignements peuvent être aussi adressées à la police ou à la préfecture. Les gardes-champêtres sont parfois mis à contribution pour constater la présence à l'adresse indiquée de la personne recherchée. Néanmoins, la plupart du temps, les mairies se contentent d'une simple convocation, faute de pouvoir maîtriser ce que la guerre, puis le partage en zones et enfin les déplacements volontaires ou forcés ont pu entraîner comme mouvements incontrôlables et involontaires de populations.

Les résultats ne sont pas toujours à la mesure de l'espoir mis dans ces demandes. Ainsi, sur près de 400 dossiers 580 étudiés sur une période allant du mois d'août 1941 à août 1943, seuls 77 aboutissent ; 72 autres cas sont déclarés connus mais ont quitté la commune en donnant des indications plus ou moins précises sur leur nouveau lieu de résidence ou ville de destination ; certains sont rapatriés vers le pays ou la ville d'origine (Belgique, Alsace-Lorraine, zone « libre »…). Si l'on compte les inconnus ou ceux qui sont partis « sans laisser d'adresse », ce sont 223 formulaires qui reviennent : 7 personnes sont signalées comme internées et, à compter du mois d'août 1942, apparaissent les premiers mentions de rafles et de déportations en Allemagne.

Dans tout ce qui régit la vie de la population juive, la stigmatisation et la mise à l'écart sont la règle. Le domaine de l'assistance n'échappe pas à la règle. Aux premières heures des difficultés et des pénuries, les organisations israélites ont indéniablement su offrir une aide sociale d'envergure et adaptée. Nous avons vu comment les cantines et les vestiaires sont créés et se développent, sous la vigilante attention de David RAPOPORT à PARIS. Très vite, diverses organisations doivent assumer une charge de plus en plus lourde. La paupérisation, puis la réduction à la misère de la population juive, font partie des buts affichés des autorités allemandes et vichystes. L'aryanisationet la spoliation des biens détenus par les particuliers et les industriels juifs , leur éviction de certains métiers, fonctions et emplois – dont la liste ne cesse de s'allonger – produisent l'effet attendu lorsque les économies personnelles sont épuisées et les objets de valeur vendus : l'impossibilité de subvenir au quotidien. Cette « incapacité » est source de tous les maux puisque, en dehors de l'exclusion économique et sociale, l'indigence peut-être à l'origine d'un internement. Affamer fait donc partie des moyens sûrs de rendre la vie quotidienne insoutenable.

En capacité de gérer et distribuer des fonds sous forme d'allocations aux familles étrangères, le SSAE ne peut aider directement ces familles si elles sont juives. Nous avons vu comment, en refusant d'intégrer des professionnelles juives dans ses équipes d'assistantes sociales résidentes dans les camps, le SSAE prend acte de la politique d'exclusion. Qu'il ait ou non approuvé les interdictions ou les recommandations de prudence, toujours est-il que cette pratique, répétée par l'ensemble des services, provoque l'effet voulu : laisser les Juifs assister les Juifs, rendre quasi naturelle une partition et une cloison étanche entre « ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas ».

Cette obéissance semble justifiée par l'obsession de ne pas mettre en danger l'avenir de l'ensemble du Service. Elle est symptomatique à la fois de cette plasticité, déjà remarquée, mais aussi d'une acceptation toute fataliste du cours des choses. La lutte semble inutile et sans espoir. Elle ne peut apporter d'aide réelle à la condition des populations. Cette manière de courber l'échine est-elle un leurre ? Est-elle le résultat d'un aveuglement sincère sur les conséquences qu'une telle attitude, répétée à tous les stades de la vie sociale, pouvait engendrer ? La réponse, on le pressent, est loin d'être aisée. Nul doute que la protection de l'association ne conduise les acteurs à un respect scrupuleux des règles du moment. Cette docilité est le gage, pense-t-on, de la continuité. La discrétion – ne pas attirer l'attention – reste l'une des armes privilégiées par les responsables.

Après tout, le travail ne manque pas. Il faut s'occuper de toutes les familles qui se pressent aux portes des bureaux. Des centaines, voire des milliers, de messages sont à transmettre pour faciliter les liens totalement rompus par la guerre et pour franchir les barrières de désespoir qui se sont dressées entre les membres d'une même famille. Après de multiples difficultés, Le SSAE n'a-t-il pas obtenu la reconnaissance si attendue des pouvoirs publics ? Et si les directions du Service maintiennent une distance méfiante avec les services de la Sécurité Publique, elles ont aussi des interlocuteurs au sein du Gouvernement de Vichy qui n'épargnent pas leurs efforts pour rechercher avec elles des solutions et leur donner de nouveaux moyens d'agir. Tout ceci ne vaut-il pas une loyauté apparemment sans faille ? Ajoutons que la responsabilité directe des autorités françaises dans les mesures de répression qui s'abattent sur les familles juives sont loin de leur apparaître comme évidentes. La pression des autorités d'Occupation est souvent vécue comme toute puissante 581 . À l'aune des recherches actuelles, cet élément mérite ne pas être sous-estimé pour juger du discernement de ceux qui vivaient au quotidien les évènements.

Par expérience, les assistantes sociales savent que la condition des familles étrangères est difficile et que leur place au sein de la Société n'est jamais acquise voire régulièrement contestée, comme s'il leur fallait s'excuser d'être là. Sans savoir « qui influence qui », service social et étrangers doivent adopter cette attitude bridant leur force et leur nature pour survivre. Néanmoins, cette tyrannie de la survie rend aveugle sur ce qui advient. Car il ne s'agit plus ici de supporter plus ou moins la présence de populations considérées comme extérieures et indésirables. Il s'agit d'exclure, d'affamer, d'enfermer des étrangers, mais aussi des Français, tous rassemblés dans une catégorie construite pour stigmatiser : les Juifs.

Or dans le domaine de l'assistance et de l'aide sociales, au mouvement solidaire des premiers temps, advient le temps de l'organisation spécifique voulu par les autorités allemandes. Un système qui achève d'enfermer une communauté et de la rendre, pense-t-on, encore plus étrangère et parasitaire aux yeux du reste de la Société.

La création de l'UGIF est née de la volonté pressante des autorités d'Occupation. Il s'agit de mettre en place une instance sur le modèle, déjà éprouvé dans d'autres pays occupés, d'une représentation unique de la communauté juive auprès des pouvoirs publics. Cette instance doit aussi assurer toute l'assistance sociale devenue indispensable du fait de l'application de mesures de discriminations économiques et sociales. Conduites par Xavier VALLAT, alors à la tête du Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ), les négociations débutent dans un climat de tension entre les communautés juives des deux zones. Les différences de régime auxquelles elles sont soumises et les difficultés de communication entre la zone occupée et la zone sud ne facilitent guère le dialogue et la concertation, si indispensables pour tenir un langage commun et lutter contre les pressions exercées. Parmi les responsables, l'idée d'une telle Union ne fait pas l'unanimité, loin s'en faut. Deux dimensions sont prises en considération : la première concerne la question spirituelle et religieuse, la seconde la question philanthropique et sociale. Dans une motion préparée par William OUALID – le juriste intervenant fidèle des sessions annuelles du SSAE – et présentée au Consistoire le 26 octobre 1941, la position est clairement affirmée : c'est un refus tout net de contribuer à l'élaboration d'une représentation unique du judaïsme. Décidée en présence de la Commission centrale qui regroupe déjà la plupart des œuvres d'assistance israélites, cette opposition répond à un premier projet préparé par Xavier VALLAT qui tente, par diverses manœuvres, de rallier à sa cause quelques figures du judaïsme comme Jacques HELBRONNER, Président du Consistoire central, et Raymond-René LAMBERT, directeur du Comité d'Aide aux Réfugiés 582 . Ce dernier jouera d'ailleurs un rôle central, non dépourvu d'ambiguïté, dans l'avancée des négociations entre ses coreligionnaires et Xavier VALLAT. Pour beaucoup d'interlocuteurs en présence, le rôle qu'il joue s'apparente plus à celui d'un négociateur occulte qu'à celui d'un émissaire officiel. Pressions, menaces, séduction et appel au réalisme se succèdent de part et d'autre pour progresser dans les marchandages.

La loi du 29 novembre 1941 met en place l'Union Générale des Israélites de France. Une représentation de cette nouvelle institution est prévue dans chaque zone. Cette instauration brutale ne règle ni ne calme la tension déjà perceptible dans les négociations préliminaires. Certains responsables cèdent, convaincus de la pression des forces d'Occupation et estimant que, de toutes les manières, l'UGIF existera 583 . D'autres se persuadent que seule l'action doit guider la décision. Les besoins sont immenses et le temps perdu à débattre est une dette envers l'obligation de solidarité. Ce combat fratricide laissera des traces.

‘« La rupture avait eu lieu entre des israélites français(…). Les éléments étrangers ou récemment naturalisés étaient tout aussi divisés(…). Il n'y eut pas non plus de clivages riches-pauvres, ou religieux-laïcs. Toutes les opinions et toutes les positions se trouvaient dans l'un ou l'autre camp ». 584

Seule « victoire » : la nouvelle instance laisse intacte le domaine spirituel et religieux qui continue de dépendre du Consistoire.

En zone nord, la première réunion concernant le rôle de l'UGIF se tient en janvier 1942. Elle regroupe, outre la direction de l'UGIF-nord, les représentants des œuvres sociales – parmi lesquels David RAPOPORT pour le Centre Amelot et Eugène MINKOWSKI pour l'OSE. David RAPOPORT avait déjà refusé de se soumettre à l'inscription obligatoire lors du précédent Comité de coordination. Il ne cache pas son intention de continuer, envers et contre tout, à préserver une certaine autonomie par rapport à l'UGIF 585 . C'est sur cette ligne que, prudemment, chacun des protagonistes décide de laisser s'établir un certain modus vivendi. Il est convenu que chacune des organisations existantes continue de conduire son activité et d'assurer les liens nécessaires avec les œuvres caritatives françaises. Seule concession, le changement du nom d'origine contre celui de « UGIF section x ou y » 586 .

En zone Sud, l'UGIF se base à MARSEILLE. Les querelles et les coups de force réels ou ressentis comme tels par certains membres actifs, comme R-R. LAMBERT, sont loin de s'apaiser. Néanmoins, la recherche de la concorde se fait, là aussi, sur le respect des œuvres déjà en place leur permettant, malgré la fusion, de ne pas tout à fait perdre leur identité spécifique. Le débat – le combat ? – laisse toutefois des traces et les critiques ne manquent pas pour brocarder une représentation qui, si elle reste essentiellement « sociale » 587 , marque irrémédiablement la construction d'une communauté à part, mêlant étrangers et nationaux, tous Juifs, tous condamnés malgré leur différence à partager un seul et même sort.

En mars 1942, ce sont les principales œuvres d'assistance et de secours qui sont intégrées dans l'UGIF : La Commission centrale des Œuvres juives d'assistance, l'Entraide Française Israélite (1ère Direction), Le CAR et la Fédération des Sociétés juives de France qui venaient toutes deux en aide aux Juifs étrangers (5ème Direction), L'OSE (3ème Direction), l'ORT (2ème Direction). Les organisations d'émigration comme la HICEM et le Joint, œuvres américaines, constituent la 6ème Direction. Enfin, les organisations de jeunesse comme l'EIF et la Jeunesse Juive de France sont regroupées dans la 2ème Direction. Pour beaucoup, l'intégration de leur organisation – qu'ils vivent comme une disparition – dans une structure imposée par les forces d'Occupation et négociée avec les autorités de Vichy, marque une rupture dans la croyance qu'il était encore possible de faire au mieux en respectant les règles du jeu. Le « jeu » en question paraît, pour le moins, inégal. Que peut-on encore espérer sauver ? Quelques jours après les rafles de juillet 1942, d'autres, comme Raymond-Raoul LAMBERT, y croient encore et toujours : « Il ne faut ni émigrer ni renoncer mais subir et attendre, tenir et durer 588  ». Pourtant, aux yeux de bien des acteurs du moment, le légalisme contraint n'est plus un antidote contre la persécution.

Notes
580.

397 exactement, Archives SSAE, dossiers Recherches de familles, comprenant les formulaires tels qu'ils étaient adressés aux municipalités et la réponse parvenue souvent plusieurs mois plus tard. Une seule liasse a fait l'objet du comptage ci-dessus.

581.

Et cela même des années après la guerre et l'Occupation. Marcelle TRILLAT, préparant une intervention en 1973 pour retracer très brièvement l'action du SSAE durant l'Occupation inscrit les mesures de répression (internement, déportation, etc.) comme liées aux ordonnances allemandes. À aucun moment n'apparaît la perception de la responsabilité des autorités de Vichy avec lesquelles le Service était amené à travailler. Vérité trop difficile à admettre ? Sûrement. Comme d'ailleurs pour la plupart des contemporains à cette même période.

582.

Sur les manœuvres concernant la préparation et les débats houleux au sein des représentants du judaïsme, voir Simon SCHWARZFUCHS, Op. cit., chapitre 4 «Le drame de l'UGIF», pp. 122-159.

583.

« L'Union des Juifs se fera avec, sans ou contre nous » , R.-R. LAMBERT, Op. cit., p. 139.

584.

S.SCHWARZFUSHS, ibid., p. 153.

585.

J. BALDRAN et C. BOCHURBERG, Op. cit., p. 146.

586.

le Centre Amelot résiste à cette concession jusqu'à l'arrestation de David RAPOPORT en juin 1943.

587.

L'UGIF, malgré le projet initial, n'assure aucune représentation cultuelle et spirituelle.

588.

R.-R. LAMBERT, Op.cit., p. 177.