4. MARSEILLE : un changement d'équipe et une lutte quotidienne contre la pauvreté et les espoirs déçus.

À MARSEILLE, des tensions internes au Service nécessitent rapidement une intervention « musclée » de la direction parisienne. On se souvient que les relations entre les deux comités n'ont jamais brillé par l'expression d'une franche cordialité. MARSEILLE, fort de sa position « historique », n'a jamais pu rivaliser avec l'essor et l'influence du comité parisien mené de mains de maître par Lucie CHEVALLEY. Le bouleversement de la situation, du fait de la guerre puis de l'Occupation, n'a pas été non plus une opportunité pour le Comité marseillais de reprendre la main et de jouer un rôle prépondérant en zone non occupée. En ce sens, et malgré une bonne collaboration avec Marcelle TRILLAT, la création d'un bureau à LYON est un échec pour le comité de MARSEILLE.

Pourtant l'activité développée n'est pas mince dans une ville qui devient très vite« la dernière auberge du continent 589  ». Au moment de l'exode et de la fuite en avant de milliers de réfugiés qui cherchent à quitter la France, un service d'accueil est mis en place en gare St CHARLES. Cette permanence permet de réceptionner les étrangers qui sedéversent dans la ville phocéenne, de les orienter vers les hôtels où ils peuvent s'abriter sans être (trop) exploités et donner surtout les premières indications sur le parcours éprouvant du candidat à l'émigration qu'ils vont entreprendre.

De fait, l'aide à l'émigration devient le centre de l'action du bureau. La présence de la HICEM facilite le travail ou du moins devrait le faciliter. Car les relations ne sont pas toujours des plus cordiales. Malgré les exhortations de PARIS, la directrice Miss PHELAN mène les affaires à sa guise. D'une énergie peu commune, elle prend aussi ses aises, beaucoup trop au goût de la direction nationale, dans les modes d'action qu'elle entend privilégier. Nommée secrétaire du Comité de NÎMES, son absence de transmission d'informations aux bureaux de LYON et PARIS, obligent tant Marcelle TRILLAT que Lucie CHEVALLEY à se déplacer à chacune des réunions mensuelles. Les rapports d'activité non faits, la comptabilité construite d'un savant mélange de recettes liées à des subventions mais aussi à des avances faites personnellement pour couvrir des frais difficilement identifiables laissant à désirer, autant d'éléments qui provoquent d'abord l'agacement puis le courroux de la direction parisienne. Fort du soutien financier direct de la branche américaine, le Comité marseillais puise une légitimité qu'il estime incontestable et qui le rend sourd à certains signes laissant augurer une riposte parisienne.

Dans les statuts du SSAE, MARSEILLE est considéré comme un bureau annexe à celui de PARIS. Les débats sur l'attribution des subventions – MARSEILLE considérant qu'il doit bénéficier de la moitié des subsides ministériels obtenus par PARIS – ayant définitivement épuisé la patience de la direction nationale, Lucie CHEVALLEY prend les choses en main. La raison de cette intervention tient dans le rapport d'activité du SSAE de 1941 :

‘« Le SSAE a pris, au cours de ces dernière années, surtout depuis les évènements de 1940, un développement considérable ; le rayonnement de son activité s'est largement étendu à de nouveaux domaines, les rapports avec les administrations sont de plus en plus serrés et il est indispensable que des relations suivies soient entretenues avec les organisations similaires dans le cadre de l'entraide sociale dans la Nation(…) (Le SSAE) justement ému des responsabilités qu'il assume (…) sent la nécessité de renforcer le contrôle de la gestion administrative et financière de ses sections locales ». 590

Au cours de la réunion du 27 février 1942, Lucie CHEVALLEY expose les dispositions prévues « pour la réorganisation du bureau de MARSEILLE sur une base répondant aux nécessités actuelles » 591 . Le comité de MARSEILLE verra sa composition changer avec la nomination de deux membres du comité de PARIS – Lucie CHEVALLEY et Madame THUILLIER-LANDRY – et d'un membre du Head Quarter, Madame LONG. Suzanne FERRIÈRE viendra au moins une fois sur deux assister aux réunions ; une co-direction sera mise en place pour « assister » Miss PHELAN 592 . Cet « armistice » interne ne sera que de courte durée. Le 15 avril 1942, constatant la mise en place d'une commission de direction sous l'autorité de fait des personnes placées par PARIS, le Comité marseillais se rebiffe et conteste « la politique " ôte-toi de là que je m'y mette! "(sic) ». Peine perdue, le 1er mai, ils rendent les armes et Miss PHELAN démissionne.

Cette guerre interne visait-elle réellement l'unification sans faille du SSAE dans ces temps d'occupation ou voulait-elle, simplement, régler le problème posé par une personne en particulier ? Cette accélération dans le « nettoyage » du Comité marseillais marque surtout le souci de garantir les conditions qui ont permis jusqu'à présent au SSAE de préserver une place que peu de monde lui conteste. Cette place « de choix », la direction compte bien la conserver, quelle que soit la situation, fusse au prix de quelques recadrages « secs ». C'est que la situation, telle une corde prête à rompre, se raidit de plus en plus. Jusqu'alors, le SSAE pouvait mener ses activités dans le plus pur respect de ses principes et en toute légalité. Aujourd'hui l'intensification des persécutions, contre la population juive en général et juive étrangère en particulier, produit une partition de plus en plus nette entre ceux dont on peut s'occuper et les autres. Les précautions et les prudences déployées par le SSAE pour éviter à tout prix « la faute » qui pourrait briser son assise officielle, tous ces contournements et ajustements plastiques se révèlent de plus en plus fragiles. L'équilibre délicat permettant de concilier une action légale et une position légitime sans rejeter qui que ce soit se délite et s'effrite peu à peu.

Avec ce printemps d'hostilité interne, le SSAE marseillais se trouve quasiment en pleine réorganisation lorsque les rafles du mois d'août commencent. L'équipe est totalement renouvelée et étoffée, au moins au niveau des assistantes sociales, grâce à une subvention du Secours National. Une nouvelle responsable, Lucienne MOURGUES, vient d'être recrutée. Toute jeune assistante sociale, elle se retrouve avec une lourde responsabilité et tout un service à remettre sur pied 593 .

Ce renouvellement d'équipe entraîne une redistribution des activités. L'action du bureau portait jusqu'alors essentiellement sur l'aide à l'émigration. Mais en août, la suspension de la délivrance des visas de sortie de France 594 et la dissolution des camps de transit sonnent l'arrêt dramatique de toute possibilité d'échapper aux filets des rafles et des arrestations. L'espoir mis dans les négociations d'obtention de visas collectifs pour accueillir plus d'un millier d'enfants dont les parents auraient été déportés – négociations menées par Georges WARREN aux Etats-Unis en lien étroit avec Suzanne FERRIÈRE à GENÈVE – cet espoir s'effondre suite au refus des autorités françaises 595 . Tous ces éléments ne font qu'aggraver la situation des réfugiés en instance d'émigration qui se tassent dans la ville. L'interdiction totale de recevoir des fonds de l'étranger les réduit à une misère totale. La destruction du quartier du Vieux Port, en janvier 1943, finit de les déloger de leurs abris précaires 596 .

L'aide apportée par la nouvelle équipe du SSAE s'attachera donc à la survie des populations enserrées dans la pauvreté. Ainsi, le ralentissement puis l'arrêt de l'industrie hôtelière et du tourisme a ruiné nombres de réfugiés, les Russes essentiellement. La fermeture du Consulat du Mexique, outre la suspension du versement de secours déjà évoqué, provoque pour nombre de familles espagnoles des difficultés au niveau de la santé, le dispensaire du Consulat ayant cessé toute activité. Sur 400 personnes inscrites, 253 vivent sur MARSEILLE.

Le dispensaire n'est pas le seul à cesser ses activités. Peu à peu, beaucoup de représentations d'organismes philanthropiques envisagent d'arrêter. À l'automne 1942, le SSAE est contacté afin d'étudier la reprise des activités du Centre Américain de Secours. Varian FRY est parti depuis longtemps et le Centre n'a plus la possibilité de continuer son action. Le SSAE n'est sollicité qu'en fin de parcours après que le nouveau directeur ait essuyé nombre de refus de la part d'autres comités, américains pour la plupart, qui sont aussi en train de quitter le territoire français. Pour le SSAE

‘« l'affaire est extrêmement délicate. En effet, les clients aidés étaient la plupart du temps en situation irrégulière et les méthodes adoptées ne peuvent s'accorder avec nos principes de travail »’

souligne Marcelle TRILLAT dans une correspondance avec Suzanne FERRIÈRE 597 . Et de préciser que « la réputation du comité est telle qu'il faudrait éviter à tout prix de parler de succession », succession qui semble acquise pour nombre d'intéressés qui commencent de venir solliciter le bureau. Le SSAE s'en tient à une ligne d'action prudente : reprise des cas individuels par le SSAE, secours réguliers par une œuvre américaine vers qui le SSAE pourrait se retourner 598 , financement des cas d'émigration par la HICEM pour les Juifs et par les Quakers pour les autres.

Le choix de la prudence n'aura pas à se justifier plus longtemps, l'invasion de la zone sud par les forces d'occupation « règlera » le problème. Mais cet exemple de très forte précaution illustre toutes les réserves afin de préserver la réputation et la survie du service. Car au fil des jours, il a non seulement de plus en plus de mal à tenir une position équilibrée mais aussi de plus en plus à perdre.

Notes
589.

Anna SEGHERS, Transit, Alinéa, Aix-en-Provence, 1983.

590.

Archives SSAE, Rapport d'activité 1941, p. 3.

591.

Archives SSAE, Procès verbal de la réunion du comité de MARSEILLE du vendredi 27 février 1942, Chemise MARSEILLE 1941-1942.

592.

En «contrepartie», il sera proposé la participation d'un membre du comité de MARSEILLE aux réunions du comité parisien, proposition qui ne pourra jamais se concrétiser du fait des difficultés de déplacements entre les deux zones.

593.

Lucienne MOURGUES est recrutée en fait depuis février 1942. Elle part immédiatement en stage à PARIS, comme c'est l'habitude dans «la maison». «Je devais quitter Paris fin mai. Madame CHEVALLEY m'a dit : 'Je vais vous garder un mois de plus, je ne peux pas vous envoyer à Marseille, dans cette pétaudière!’ ». Elle arrivera à Marseille le 1er juillet. Entretien avec Lucienne MOURGUES, le 23 mai 1996.

594.

Ils seront rétablis ponctuellement en septembre et octobre pour être ensuite suspendus définitivement en novembre.

595.

Archives SSAE, courrier de Suzanne FERRIÈRE à Lucienne MOURGUES du 25 septembre 1942. Archives MAE, série Guerre 1939-1945, sous-série B Amérique, volume n°64.

596.

Suite à un attentat perpétré contre un cercle d'officiers allemands, l'ordre de destruction du quartier est donné. Il s'agit de procéder à des arrestations en masse (40.000 personnes auraient été arrêtées, plus de 90.000 contrôlées) et de raser un quartier réputé abriter « terroristes, dépôts d'armes, déserteurs…  » . Le dynamitage du quartier dure 17 jours. Les personnes arrêtées sont internées à FRÉJUS, d'autres partent pour COMPIÈGNE, antichambre de la déportation.

597.

Archives SSAE, courrier daté du 16 octobre 1942.

598.

La reprise de l'activité du comité comprenait la gestion d'un fonds abondé tous les mois et d'un montant de 30 à 40.000 francs par mois ainsi qu'un fonds de réserve pour les « cas exceptionnels ».