Conclusion : Des limites de l'obéissance.

Au bout de deux années d'arrangements nécessaires pour continuer son travail et sa mission d'origine, quel bilan le SSAE peut-il tirer de la situation dans laquelle il doit agir ? Malgré le choc représenté par l'Occupation, concrètement, la mise en parenthèse n'est pas d'actualité. La vivacité avec laquelle le Service s'emploie à recouvrer les moyens d'agir peut surprendre. C'est que pour les responsables il faut départir ce qui change de ce qui ne change pas. Ce qui change ce sont les interlocuteurs, ceux qui sont susceptibles d'interrompre ou au contraire d'encourager la continuité du Service. Souvenons-nous qu'à l'aube de la guerre le SSAE, après des années d'efforts, est parvenu à stabiliser une situation structurelle marquée jusqu'alors par la fragilité. Ce qui ne change pas, ce sont les difficultés rencontrées par les étrangers. Plus que jamais leurs droits et leur place dans la Société sont menacés profondément. Continuer d'agir semble alors la seule alternative sérieuse. À cette première analyse basique s'ajoute un autre élément, celui d'identifier « la figure de l'ennemi ». En zone occupée, la présence et la pression exercée par les forces d'Occupation rendent visibles et palpables la figure de l'oppression. La proximité avec les responsables d'œuvres israélites facilite pour certaines responsables du SSAE la perception de la dureté de ce qui approche. En zone sud, cette perception est plus floue. Le fait de retrouver dans les ministères de Vichy certains de leurs anciens interlocuteurs, le fait indéniable que certains d'entre eux font tout ce qui leur est possible pour faciliter le travail et les moyens du Service, tous ces éléments confortent l'idée d'une relative continuité des choses. Certes avec plus de difficultés matérielles et dans un contexte qui n'a rien de banal, mais des marges existent et qu'il faut utiliser pleinement. Cette apparence trompeuse de la continuité comme la focalisation sur les forces occupantes de « la figure de l'ennemi » créent les conditions d'une adaptation à la contrainte. Plus que « d'accommodement » 599 , nous avons à faire ici à une notion de « plasticité » permettant de s'adapter, sans se mouler aux nouvelles exigences du moment, et d'affronter de nouvelles difficultés. La situation n'en est pas moins délicate, tant des tensions inévitables se mettant à l'œuvre sur la scène de la réalité altèrent et ébranlent les convictions. Le passage est étroit entre la souplesse nécessaire et la déformation irrémédiable. En ce sens, l'expérience menée dans les camps d'internement aurait pu être, à bon droit, ce révélateur attendu pour enfin « voir et comprendre ». Elle y a sûrement contribué, mais en partie et en partie seulement, tant l'absolue conviction qu'il était possible « malgré tout » d'améliorer la situation s'est trouvée à l'œuvre chez tous les responsables de comités et associations.

Pourtant, malgré le respect scrupuleux des nouvelles règles imposées par la force et par la loi, rien ne semble plus devoir limiter l'étendue de la répression s'abattant sur des populations déjà captives et conduites au bout du supportable. Pour les responsables d'œuvres qui, dans une tentative de synthèse confessionnelle, ont choisi la voie du dialogue direct avec les autorités de Vichy, la déconvenue peut être grande. Les efforts déployés, comme les arrangements acceptés, pèsent peu face à l'étendue et à l'intensité de la répression. Les possibilités d'émigration quasi définitivement inexistantes rendent obligatoire la présence de milliers « d'indésirables » sur le territoire. Les responsables de cette situation sont pourtant ces mêmes autorités qui n'ont de cesse que de compliquer les départs des réfugiés cherchant à fuir. À ces difficultés il faut ajouter les dangers de la traversée vers le continent américain, l'entrée en guerre des États-Unis et la résistance toujours active des forces armées britanniques rendant les voyages périlleux avec la guerre sous-marine que se livrent les forces en présence.

C'est à un autre voyage que les centaines et les milliers de raflés et d'internés sont promis. La destination de cette émigration forcée reste inconnue des responsables des œuvres qui, néanmoins, doivent en assurer les préparatifs dans des conditions qui augurent mal du sort réservé aux « voyageurs ». La paralysie du Comité de Nîmes, puis sa disparition, est un premier signe des limites du légalisme dans lequel la plupart des organisations se sont engagés. Si l'action est nécessaire, elle comporte aussi un poison : celui des concessions et d'un apprivoisement de la révolte.

Pour le SSAE, à partir de 1942, c'est une forme de continuité trompeuse qui se dessine. Les actions légales se poursuivent et, comme nous venons de le voir tout au long de ce chapitre, les liens avec Vichy sont loin de se distendre. De plus en plus, le Service devient le passage obligé de la distribution de secours provenant de divers fonds d'assistance mis à sa disposition et pour lesquels il est sollicité comme garant et délégataire. Néanmoins, si le légalisme continue, le contexte change. Depuis le mois de mars 1942, le SSAE ne peut plus obtenir d'autorisation pour continuer son action dans les camps d'internement. Le Comité de NÎMESn'en finit plus de se paralyser et, plus que jamais, semble incapable d'agir pour les internés, alors que la tourmente des rafles et des transferts pour des destinations incertaines ne cesse d'enfler. Les alliés d'hier disparaissent, emportés par les arrestations ou poussés dans la clandestinité. La peur d'être arrêtées taraude les familles, la misère les rend vulnérables au point que les pénuries sont une forme de persécutions qui s'ajoute à toutes les autres. Jusqu'où et jusqu'à quand poursuivre, dans un faux-semblant, le cours des choses ?

Notes
599.

Philippe BURRIN décline quatre éléments composant le concept d' « accommodement » : « le sentiment de la contrainte, l'intérêt matériel, la complaisance personnelle, la connivence idéologique ». Philippe BURRIN, Op. cit., p. 183.