Troisième partie : Le temps d'une « résistance » discrète 1942–1944

Chapitre 1 : Des yeux pour voir

I – 1942, l'année de la coupure.

1. Une scène tragique qui devient publique.

1942 : comme une césure dans le déroulement aujourd'hui ausculté et disséqué de la période de l'Occupation. «Année tournant » 600 , «Année de la bascule », les qualificatifs ne manquent pas pour désigner cette période marquant une brutale secousse dans la répression. Non que les autres mois déjà écoulés depuis l'armistice ne se soient consumés durement, surtout en zone occupée. Non que la répression, traduite par l'internement des « indésirables » et les premières rafles, n'ait déjà frappé. Mais les camps d'internement se camouflent dans un paysage d'indifférence ; quant aux rafles, elles ne concernent alors – croit-on – que des étrangers et ne drainent ni émotion ni perturbation dans une société trop préoccupée par le quotidien, trop tentée de chercher des coupables et de reconnaître dans ceux qu'on lui désigne la cause des temps difficiles qu'il faut subir.

Indéniablement, 1942 marque un virage dans la mise en scène publique d'une coercition qui se généralise et s'intensifie. Ce que l'on qualifierait aujourd'hui de « visibilité » ne cesse de croître tout au long des mois. Ceci s'explique par l'articulation de plusieurs facteurs.

Pierre LAVAL est revenu au pouvoir en avril 1942. Il renforce une politique de collaboration avec les forces occupantes, politique déjà fortement imprimée avant lui par l'Amiral DARLAN. Ce retour, dans un climat tendu, au sein du Gouvernement de Vichy ne se traduit pas par la restauration d'une autorité française déjà plus que malmenée. L'instauration de la « relève » est un échec 601 . Moins de 50.000 ouvriers répondront à l'appel. La pression allemande, elle, ne faiblit pas. Les conditions sont instaurées pour que, bon gré mal gré, le service du travail obligatoire (STO) trouve ses bases et intensifie l'impopularité grandissante du régime de Vichy 602 .

1942, c'est aussi en zone occupée l'année du port de l'étoile jaune, port obligatoire pour tous les Juifs dès l'âge de 6 ans. Contre un point textile, chaque membre d'une même famille reçoit trois larges étoiles de tissu jaune, bordées de noir et comportant l'inscription « Juif » en son centre. Elle devra être cousue solidement sur le côté gauche du vêtement, à hauteur de la poitrine. Marque infamante, selon les forces d'occupation, elle devait stigmatiser et isoler la population juive 603 . En fait, les réactions des voisins ou de simples anonymes croisés dans la rue penchent plutôt vers la désapprobation. Les marques de sympathie et de solidarité au sein de la population française sont fréquentes et se manifestent de diverses manières. Pourtant, après les quelques barouds d'honneur à la fin de l'année 1940 pour protester contre la présence des troupes allemandes – essentiellement dans la population étudiante – l'opinion semble se fondre dans un silence approbateur ou indifférent.

Cette conscience en léthargie est-elle en train de s'animer ? En tout état de cause, le réveil crée les conditions du véritable trauma que vont représenter les rafles de l'été 1942. En zone occupée, les 16 et 17 juillet, 11.363 personnes – hommes, femmes et enfants – sont arrêtées. La moitié d'entre elles est acheminée directement vers DRANCY ; l'autre – les familles – vers le Vélodrome d'Hiver, avant d'être conduite vers les camps de PITHIVIERS et de BEAUNE-LA-ROLANDE. Les premiers convois déportant les victimes de la rafle sont constitués dès le 19 juillet 604 . Les conditions matérielles des rafles, le fait qu'elles soient organisées et encadrées par la police française, la vision de familles entières arrêtées sont autant de facteurs provoquant une forte désapprobation de l'opinion publique. Cette désapprobation, les préfets la retranscrivent dans les rapports qu'ils adressent réguliers à Vichy. Mais c'est aussi la hiérarchie religieuse qui sort d'un silence lourd de connivence pour dénoncer ce qui se passe. Chez quelques responsables du clergé, la fronde s'amplifie. Sermons 605 et protestations officielles engagent un peu plus avant la hiérarchie catholique, jusqu'alors toute d'allégeance envers les autorités de Vichy.

En zone non occupée, ce sont les internés des camps qui fournissent « la chair à wagons »permettant d'honorer les termes d'un accord passé entre les forces occupantes et Vichy. Tout au long des mois d'août et de septembre, les convois se préparent pour se déverser vers DRANCY. De là, d'autres convois sont constitués et s'acheminent vers « une destination inconnue ». De tous ces mouvements, l'opinion publique, en proie à « une immense et profonde lassitude » 606 retiendra l'inhumanité d'un spectacle dont la honte semble rejaillir sur tous. De passage à MARSEILLE le 14 juillet, Raymond-Raoul LAMBERT assiste « dans les rues à la première manifestation de masse contre Laval et Hitler . Le pays réel n'est pas le pays légal » 607 conclut-il. En écho, La Tribune de Genève décrit, en septembre, un conflit ouvert « entre le pays réel et le pays fantôme » 608 .

1942, c'est enfin, en novembre, l'invasion de la zone non occupée par les troupes allemandes suite au débarquement des forces alliées en Afrique du Nord. Cette occupation totale du territoire national est une humiliation supplémentaire pour un gouvernement qui voit s'échapper le semblant de souveraineté âprement défendu, souvent dans l'illusion. Le gouvernement de Vichy devient de plus en plus fantomatique. Cet affaiblissement ne signifie pas pour autant un ralentissement ou l'interruption d'une contribution sinistre au mouvement de déportations qui s'amplifie dès l'été 1942. Néanmoins, Vichy se trouve pris dans un étau – ou disons plutôt que, pour lui, l'action devient de plus en plus complexe à mener. Il doit faire avec une opinion publique et des groupes de pression jusqu'alors fidèles, comme l'Église, dont les protestations vont grandissantes.

De l'autre côté, l'ébranlement de la suprématie militaire allemande déchaîne les tensions dans un gouvernement plus en proie aux courants contradictoires que ne pouvaient le laisser accroire les chants à la gloire du Maréchal « Sauveur de la France ». L'unité de façade se fissure plus que jamais. Les partisans d'une collaboration plus musclée, voulant rompre avec la mollesse supposée de Vichy, sentent que l'heure est venue d'une révolution sans concession, marchant à l'unisson de la terreur nazie.

Notes
600.

« 1942 Année tournant », titre du chapitre regroupant un ensemble d'articles, in Jean-Pierre AZÉMA et François BÉDARIDA (direction), La France des Années Noires, Tome 2 : De l'Occupation à la Libération, Éditions du Seuil, 1993, réédité en 2000 dans la collection « Points Histoire ». « Le tournant : l'été 1942 », inMARRUS et PAXTON, Vichy et les Juifs.

601.

Ce système, présenté comme une mesure favorisant le retour des prisonniers de guerre français retenus au sein des Stalags et Oflags, est en fait une mesure qui développe et améliore la « fourniture » à l'Allemagne d'une main-d’œuvre toujours plus abondante. La justification de cette opération est présentée par Pierre LAVAL au cours d'une allocution radiodiffusée le 22 juin 1942. Les esprits de l'époque ne retiendront de sa déclaration qu'une phrase qui marquera à jamais la personnification de la Collaboration : « Je souhaite la victoire allemande parce que, sans elle, le bolchevisme, demain, s'installera partout ».

602.

Sur l'identification de Pierre LAVAL à la collaboration et à la haine grandissante à l'égard des occupants, voir Pierre LABORIE, L'Opinion française sous Vichy, pp. 269-270.

603.

Si le régime de Vichy, en zone sud, n'adopte pas la même mesure, il oblige néanmoins à faire inscrire le mot « JUIF » sur les cartes d'identité.

604.

Le tout premier convoi de déportés a été organisé le 27 mars 1942. Parti de Compiègne, il est composé de 1.112 déportés. 500 sont de nationalité française. Tous ont été internés suite à la rafle de décembre 1941. En 1945, on ne dénombrera que 22 survivants (Serge KLARSFELD, Vichy-Auschwitz, 1942, p. 199). Le rythme s'accélère dès le mois de juin où l'on dénombre trois convois au départ de DRANCY, PITHIVIERS et BEAUNE LA ROLANDE. Ils seront huit en juillet, treize en août…

605.

6 Le plus célèbre reste celui de Monseigneur THÉAS, Évêque de MONTAUBAN, qui fera lire le 30 août 1942 «sans commentaire à toutes les messes dans toutes les églises et chapelles du diocèse», une lettre sur «le respect de la personne humaine» dans laquelle sont dénoncées les mesures antisémites. Suivront d'autres lettres épiscopales, comme celle de Monseigneur SALIÈGE, Évêque de TOULOUSE.

606.

Pierre LABORIE, Op. cit., p. 284.

607.

Raymond-Raoul LAMBERT, Op. cit., p. 177.

608.

Cité par Serge KLARSFELD, Vichy-Auschwitz, 1942, Op. cit., p. 183.