2. Les organisations juives entre légalité et clandestinité.

En occupant l'espace public, les signes de la répression deviennent de plus en plus visibles et, avec eux, la participation directe des autorités françaises. Cette visibilité pourrait jouer en faveur des exclus et des persécutés en les faisant passer du statut de fauteurs de troubles à celui de victimes. C'est le phénomène inverse qui se produit, non que l'opinion publique connaisse un nouveau revirement mais, comme dans une vague refluant, les organisations officielles juives disparaissent, progressivement condamnées à sortir de la scène sociale, broyées qu'elles sont – elles aussi – par la mécanique de la répression. La très forte vitalité du réseau des œuvres d'assistance qui, sans relâche, s'était mis en place dès les premiers jours de l'Occupation, allait-elle s'éteindre définitivement ? Exerçant en toute légalité et avec une marge de manœuvre due aux financements américains, les actions conduites démontraient une capacité peu commune de mobilisation et de solidarité. Comment garder une faculté d'action dans un pareil contexte ?

Nous avons vu que les débats autour de la création de l'UGIF ont entamé une cohésion des responsables de la communauté israélite, cohésion pourtant nécessaire pour lutter contre les pressions exercées. Outre cette déstabilisation interne, il faut aussi affronter l'isolement forcé de l'ensemble du réseau d'assistance qui se confirme. Après les rafles de l'été 1942, les divergences de vue s'accentuent à propos de la stratégie à tenir pour contenir la vague de répression et redéfinir la nature des relations avec de Vichy. Néanmoins, les efforts tentent de converger vers des démarches cohérentes. L'inquiétude est grande quant à l’absence évidente de protection des Juifs résidant en zone non occupée. Les demandes de rendez-vous effectuées par les responsables de l'UGIF auprès du Maréchal et de Pierre LAVAL ne reçoivent aucune réponse. Comme pour souligner l'aggravation de la situation générale pour la population juive, Jacques SCHWARTZ, le responsable du Joint en Europe, officialise l'extension de l'aide apportée par l'organisme auquel il appartient à l'ensemble des Israélites, étrangers comme français 609 . Au cours d'une entrevue, il ne cache pas aux responsables de l'UGIF qu'ils n'ont aucune illusion à se faire sur les possibles « faveurs » dont les israélites français pourraient bénéficier de la part des autorités allemandes, pas plus que sur la capacité de Vichy à protéger qui que ce soit.

Les rafles opérées en août dans les camps d'internement de la zone sud, ainsi que les arrestations d'ampleur diverse dans tous les départements, provoquent une réaction douloureuse et violente du Consistoire central 610 . Assiste-t-on à la prise de conscience salvatrice qui permettrait de sauver ce qui peut l'être ? L'inanité des effets de la négociation et de l'obéissance ne fait plus guère de doute mais la volonté de légalisme n'est pas pour autant anéantie. La détermination à « durer » envers et contre tout, et le sens de la responsabilité écrasante vis-à-vis de la gestion d'une assistance dont des milliers d'individus dépendent, ne favorisent pas toujours une juste lecture des évènements. Pourtant, certains parmi les plus décidés à poursuivre leur action coûte que coûte se trouvent fortement ébranlés par les rafles.

Ainsi Raymond-Raoul LAMBERT, tout à l'ivresse de l'action et du pouvoir 611 au début de l'été 1942, se trouve au cœur de l'organisation des convois de déportés au départ du camp des MILLES. Le spectacle insupportable qu'il doit non seulement subir mais organiser le convainc de l'absolue nécessité de prévoir une protection ciblée de certaines catégories de personnes, même si cela doit être au détriment des autres. De retour à Vichy, il tente de négocier l'octroi de dérogations « sûres » pour le personnel de l'UGIF en zone occupée, pour les anciens combattants et pour les possesseurs de visas. Démarches vaines : en décembre, il se verra dans l'obligation de licencier le personnel étranger de l'UGIF, ce qui représente un quart des effectifs.

Donald LOWRIE, de son côté, multiplie les démarches auprès de Vichy pour que les « employés des œuvres soient officiellement exempts des déportations ou de l'envoi en Allemagne pour le travail » 612 . Une première démarche dans le même sens auprès de René BOUSQUET s'était soldée par une fin de non recevoir. Pour celui qui est encore pour quelques semaines le Président du Comité de NÎMES, il s'agit de garantir au moins l'existence des collaborateurs avec lesquels depuis de longs mois une solidarité, voire une fraternité, s'est construite dans les épreuves affrontées ensemble.

Il faut donc entrer dans la logique sinistre de la sélection et accepter de ne plus agir pour tous mais déterminer en faveur qui les efforts doivent être portés. Commence alors, avec les négociations sur les critères de dérogation et les arguments défendus dans les commissions de criblage 613 , une période où le tragique se mêle à l'absurde. L'obsession des fichiers – obsession partagée par les autorités comme par les œuvres d'assistance et à l'efficacité redoutable – fait place à l'irrationnel le plus total : « On n'arrivait pas à savoir ce qui entrait en jeu pour que l'un soit épargné et l'autre non » témoigne Andrée SALOMON, de l'OSE 614 . Dans cette folie, pourtant, certains des protagonistes les plus influents et les plus actifs déterminent une urgence absolue : le sauvetage des enfants. Au-delà des négociations officielles, il s'agit d'abord d'arracher au désastre ceux qui peuvent l'être. Mais, ici encore, est-il possible d'en sauver quelques-uns par la négociation ou faut-il résolument basculer dans la désobéissance ?

La question des enfants a toujours été l’une des préoccupations majeures des œuvres d'assistance. Dans les camps d'internement déjà, la question lancinante de leur alimentation, de leur état sanitaire et des conditions générales de leur quotidien dans l'enclos de barbelés et de baraques se trouvait au cœur des efforts déployés par toutes les organisations présentes.

À RIVESALTES, la continuité de la scolarisation et la création de jardins d'enfants sont autant d'expression de la volonté d'atténuer les dommages causés par des conditions de vie inhumaines. Jour après jour, dans tous les camps, la contribution du Secours Suisse apportant des rations supplémentaires de lait et de soupe tente de prévenir des carences fatales. Bien vite, le problème à résoudre est celui de faire sortir des camps les plus jeunes des internés. Les faire sortir pour les faire émigrer ou pour les transférer dans des homes et maisons d'enfants. Les difficultés rencontrées sont identiques, en nature et en intensité, à celles qu'il faut affronter pour les malades adultes. Aucun régime de faveur n'existe et les restrictions pour l'émigration, plus intenses au fil du temps, réduisent pour le plus grand nombre l'espoir de trouver des solutions pérennes de protection. Durant son premier séjour à RIVESALTES, de juillet 1941 à juin 1942, il a fallu sept mois à Vivette SAMUEL, déléguée de l'OSE, pour faire libérer 400 enfants. Elle assure leur transfert vers les maisons d'enfants et institutions relevant de l'OSE mais aussi des Quakers et du Secours Suisse. Elle s'occupe de l'aérium de PALAVAS-les-FLOTS qui sert de lieu de transit entre les camps et les maisons d'enfants. Passage bien utile pour alimenter de nouveau la plupart des petits pensionnaires et « les remettre en forme ».

Ces transferts représentent pourtant des épreuves bien difficiles à supporter pour les parents, essentiellement les mères, qui doivent se séparer du seul « bien » qu’il leur reste. Pourtant, rares sont les cas où le refus parental fait obstacle au projet de sortie. Bien que la protection et le bien-être soient garantis pour les plus jeunes des internés, les premiers drames causés par les séparations sont cruellement ressentis par celles qui ont ardemment travaillé pour obtenir le consentement du ou des parents. Sentiment de culpabilité de certains enfants de bénéficier d'un régime plus favorable que celui de leurs parents ; indifférence d'autres qui ne se sentent plus liés à ces êtres vivant dans la misère et la crasse absolues. Le maintien des liens familiaux est mis à rude épreuve et le sacrifice consenti par les parents n'est pas mince.

Avec les rafles et les arrestations de l'été 1942, la question cruciale de la séparation va pourtant prendre une intensité inimaginable. « Que faire des enfants arrêtés avec leurs parents ? » Les maisons et homes d'enfants suffiront-ils à les accueillir ? Les convois se préparant à partir vers l'Est, fallait-il les séparer de leurs parents que l'on transportait à l'étranger ?

En zone occupée, les enfants avaient été conduits avec leurs parents dans les lieux de rassemblement, notamment au Vélodrome d'Hiver. En zone libre, en revanche, la séparation est imposée et les enfants se retrouvent hagards, collés les uns aux autres, formant de petits groupes aléatoires. Alors qu'au sein du Comité de NÎMES se pose immédiatement la question d'établir un fichier permettant de recenser parents et enfants dans l'espoir de retrouvailles futures, le désordre le plus complet règne quant à l'identification des petits, laissant peu d'espoir à toute possibilité présente ou future d'identifier les liens familiaux. Ainsi, les délégués des œuvres s'aperçoivent assez vite que rien n'a été réellement prévu pour organiser la prise en charge de milliers d'enfants livrés à eux-mêmes.

Le Gouvernement de Vichy, et plus singulièrement Pierre LAVAL, se met alors à défendre une conception particulière du « regroupement familial ». La situation faite aux enfants ne tarde pas à devenir le motif d'incessantes sollicitations de la part des différents responsables qui tentent d'infléchir la politique des autorités françaises. Le Pasteur BOEGNER fait partie de l'une de ces délégations qui, inlassablement, demandent audience à Vichy. Le 9 septembre, il rencontre Pierre LAVAL et aborde directement les sujets les plus brûlants. Parmi eux, le sort des enfants : « Consentirez-vous à ce que nous sauvions les enfants ? » demande-t-il à celui qui le reçoit.

‘« Les enfants doivent rester avec leurs parents. – Mais vous savez bien qu'ils seront séparés d'eux ! – Non. – Je vous dis que si. – Que voulez-vous faire des enfants ? – Des familles françaises les adopteront. – Je ne veux pas, répond LAVAL. Pas un ne doit rester en France. » 615

De fait, les obstacles à la mise en place de mesures permettant de protéger spécifiquement les enfants se multiplient. Dès avant les premières rafles, Pierre LAVAL a fait savoir aux autorités allemandes que les enfants de moins de 16 ans devaient suivre leurs parents et qu'il fallait les inclure dans les convois qui se préparaient pour l'Est.

‘« Le Président LAVAL a proposé, à l'occasion de la déportation des familles de la zone non occupée, de déporter également les enfants de moins de seize ans. Le problème des enfants juifs restant en zone occupée ne l'intéresse pas. »’

souligne DANNECKER dans le télégramme qu'il adresse le 6 juillet à BERLIN pour savoir quelles suites il doit donner à cette « proposition ». La réponse d'ailleurs se fera attendre. Ainsi, dès la préparation des rafles, les enfants sont un « problème » que Vichy a bien l'intention de régler au plus vite 616 .

En octobre, une négociation s'engage pour la délivrance de 5.000 visas pour l'Amérique permettant à des enfants de quitter la France. Le SSAE, par l'entremise de l'IMS, ne reste pas inactif. Georges WARREN à WASHINGTON comme Suzanne FERRIÈRE à GENÈVE intercèdent, et sollicitent leurs milieux d'influence respectifs pour suivre l'évolution des négociations. Vichy, et en particulier LAVAL, tergiverse. Seuls, les « vrais » orphelins, selon lui, pourraient en bénéficier et non les enfants de déportés, même si les parents ont donné leur accord 617 . Ce qui réduit drastiquement le nombre de bénéficiaires possibles. Du bout des lèvres, un accord sur la délivrance de 500 visas est finalement bouclé par Vichy. Mais les délais interminables des négociations ont rendu difficile l'octroi de ces visas. L'entrée en guerre des États-Unis portera un coup fatal à cette ultime tentative de sauvetage « officiel ». L'attitude du gouvernement ne laisse pas d'inquiéter les responsables et les délégués des différentes œuvres qui connaissent au plus près le destin des déportés. Vont-ils, eux-aussi, devant le désespoir causé par les séparations et le destin hagard des petits restés seuls dans les camps, approuver cette solution de départ « en famille » ? Aujourd'hui, la connaissance de la monstruosité du sort qui attend les voyageurs de ces convois quittant la France désigne le choix nécessaire à faire. Mais dans ces jours et ces mois qui suivent le choc des rafles, les avis les plus contradictoires se télescopent. Ils sont hantés par les grandes interrogations concernant le sort réel réservé aux familles, une fois arrivées à destination. Donald LOWRIE fait part de ces interrogations et de ces atermoiements à la réunion du comité du mois de novembre 1942. Quant à Lucie CHEVALLEY, elle informe les membres de ce même comité que, d'après les renseignements qu'elle a pu recueillir en zone occupée, l'UGIF aurait reçu « 700 cartes écrites sur un modèle identique venant d'AUSCHWITZ. Les renseignements qu'elles contenaient paraissaient – à son avis – peu vraisemblables ». 618

Par clairvoyance et par une perception plus aiguë des incapacités et des complicités de Vichy, certaines organisations ont résolument pris le parti du sauvetage en utilisant tous les moyens, légaux ou clandestins, et cela bien avant l'accentuation de la répression. L'œuvre de Secours aux Enfants (OSE) fait partie de ces organisations qui se trouvent au cœur du dilemme du passage à la clandestinité, ou, du moins et dans un premier temps, de l'écart avec la légalité. L'un de ses dirigeants les plus influents, le Docteur Joseph WEIL, pose très rapidement la question du maintien des activités légales de l'OSE, et cela avant les rafles de l'été 1942. Nous avons déjà vu comment, au sein du Comité de NÎMES, ses analyses sans concession de la situation des internés et des œuvres qui s'en préoccupent font montre d'une remarquable lucidité. Lucidité qui, d'ailleurs, ne rencontre pas toujours un écho favorable ni même une oreille attentive, tant ses propos directs heurtent parfois les discussions feutrées du Comité. Dès 1941, la prescience d'un danger d'ampleur sans précédent le taraude, et l'urgence des mesures de sauvetage apparaît incontournable. Au sein de l'OSE, son influence permettra de prendre les sentiers du sauvetage avec efficacité.

En zone occupée, le Comité OSE repose sur trois personnalités : les docteurs Eugène MINKOWSI, Valentine CREMER et Falk WALK. Ce dernier n'a jamais accepté l'intégration à l'UGIF, ni l'accréditation obligatoire qui en découlait. Il se trouve donc assez vite disponible pour mener un certain nombre d'actions hors du cadre légal habituel. En fait, dès la parution de la première ordonnance allemande interdisant aux personnes juives de franchir la ligne de démarcation pour se rendre en zone sud, le Comité OSE se charge du transfert d'un millier d'enfants en zone libre, contrevenant déjà à la loi.

La vitrine légale du Comité n'est pourtant pas une pure illusion. Le dispensaire de la rue des Francs-Bourgeois ne désemplit pas et assure aide médicale et soutien financier ou moral à un nombre de plus en plus important de personnes. Parmi les membres les plus actifs, on retrouve Énéa AVERNOUH, qui fut l'une des correspondantes du SSAE dans les premiers camps d'internement en zone occupée 619 . Des patronages sont créés afin de proposer des activités aux plus jeunes. Dès l'été 1941, des colonies de vacances permettent aux enfants de quitter les quartiers du centre de Paris. L'idée de placer les enfants à l'extérieur de la capitale, dans des familles non juives, fait progressivement son chemin. Bien que ne concernant que les hommes adultes, les rafles du printemps 1941 sont un moteur puissant de la mobilisation. La publication de la législation antisémite du gouvernement de Vichy est un autre élément qui fait soupçonner la fragilité de toute protection. Ce contexte motive l'accélération du mouvement de dispersion des enfants, les rafles ayant montré les effets néfastes des regroupements et de la concentration des familles. Il est alors envisagé de prospecter dans une aire géographique assez large autour de Paris. Dès l'automne 1941, les premiers placements ont lieu. Jugés plus repérables, donc plus en danger, ce sont les enfants juifs étrangers qui vont en bénéficier en priorité. Pour les membres du Comité, il s'agit de recruter des familles non juives, d'assurer leur protection, d'organiser le placement des enfants et de contrôler ensuite leurs conditions de vie. Le placement et sa surveillance ultérieure sont assurés par des assistantes sociales qui, dans des conditions difficiles, sillonnent la campagne et transportent de petits convois d'enfants dispersés ensuite dans plusieurs familles. Elles doivent aussi juger des conditions matérielles quotidiennes des petites vies qui leur ont été confiées. Nous reviendrons plus tard sur les consignes et les modes d'organisation mis en place pour que le système puisse perdurer en prenant le moins de risque possible. Avec la création de ce réseau de placements visant à protéger les enfants, une question cruciale se pose pour le Comité OSE. Est-il possible de continuer, voire de développer, ces placements tout en maintenant une activité légale ? Le sujet fait débat et provoque de fortes tensions entre les responsables. Le choix n'est pas facile car, en ces temps où la solidarité est le dernier secours à apporter à la population juive, les activités légales ont toute leur utilité. De plus, les difficultés s'accumulent pour garder opérationnel le réseau des placements. Les déplacements sont rendus compliqués par l'interdiction de circuler à partir de 20 heures, alors qu'il est de plus en plus indispensable pour les assistantes sociales d'élargir la première zone géographique explorée. La nécessité d'une étanchéité parfaite entre réseaux légal et clandestin devient absolue. Bientôt, les assistantes qui interviennent auprès des familles d'accueil utilisent des pseudonymes 620 , ne se rencontrent pas et travaillent dans des conditions d'isolement maximales.

C'est en zone sud que la maîtrise de la coexistence des deux réseaux va atteindre son plus haut niveau. Après la rafle de VÉNISSIEUX 621 , en août 1942, le docteur Joseph WEIL demande à Georges GAREL d'organiser un réseau de sauvetage pour les enfants. Pour cela, il faut que les parents acceptent de se séparer d'eux. Il faut aussi leur fournir une fausse identité et les placer dans un milieu non juif. Le principe de la surveillance des placements est maintenu, mais la gravité des temps fait qu'il semble préférable que cette surveillance soit assurée par des assistantes sociales non juives, du moins « en apparence » 622 . Georges GAREL sillonne ainsi toute la zone non occupée, en se faisant passer pour un représentant en porcelaines. Il transporte des faux papiers et de l'argent pour payer la pension des enfants, et ceci en toute illégalité. Avec l'appui du clergé, le réseau se connecte avec toute une constellation d'institutions religieuses. Les assistantes sociales du réseau sont toutes rattachées à une de ces institutions ou à une association non juive.

Durant l'été 1943, alors que le réseau s'étend sur 30 départements et emploi jusqu'à 30 assistantes sociales, une organisation cloisonnée au sein même du réseau clandestin permet d'éviter la mise en danger de l'ensemble : chacune intervient sur un secteur géographique délimité, sous la responsabilité d'un délégué régional qui n'a de lien qu'avec le commandement basé à LYON. Ce cloisonnement est plus encore de rigueur au sein de ce que l'on dénomme « le réseau B », dirigé par Andrée SALOMON, et qui correspond à l'activité officielle de l'OSE. À l'époque, de nombreux enfants sont placés sous la responsabilité de l'OSE dans des homes. Des voix de plus en plus pressantes se font entendre demandant que les enfants soient dispersés, que l'OSE abandonne ses activités légales au risque, sinon, de mettre en danger le personnel et les enfants. Ce qui semble aujourd'hui être la voix de la sagesse et de la raison n'est pas aussi évident pour les acteurs du moment. « Nous avions une tactique plus qu'une stratégie » indique l’un des protagonistes. Les acteurs vivent au jour le jour et, tant qu'aucun événement ne vient troubler gravement un équilibre précaire, l'initiative d'un changement brusque est jugée trop risquée. Outre l'acceptation de l'échec, l'abandon de la légalité signifie aussi l'émergence de problèmes matériels plus difficiles à résoudre qu'en temps « habituel ». Pour beaucoup, c'est un obstacle supplémentaire qu'ils peinent à admettre.

Néanmoins, l'intensification de la répression et l'ampleur des rafles vont obliger les deux réseaux à s'interpénétrer de plus en plus, augmentant ainsi dans un effet solidaire les risques pour chacun. C'est le prix à payer pour tenter de soustraire un maximum d'enfants et d'adolescents à l'internement puis à la déportation. L'utilisation du réseau A, le réseau clandestin appelé plus tard « réseau GAREL  » devient incontournable. Les placements dans les maisons d'enfants n'offrent plus de garanties suffisantes pour échapper aux rafles et aux arrestations du personnel et des pensionnaires. Ainsi, pour certaines organisations juives, le refus ou la réticence pour entrer dans l'UGIF a bien souvent permis, au-delà des conflits d'influence et de personnes, d'aiguiser une vigilance de tous les instants. Peu à peu, les protections tombent les unes après les autres : extension des rafles en zone non occupée, internement et déportation des enfants, bientôt arrestations des personnels de l'UGIF… La spirale semble n'épargner plus rien ni personne. Les sauvetages par les actions clandestines et illégales deviennent indissociables de la lutte pour la survie.

Notes
609.

Voir S. SCHWARZFUCHS, Op. cit., p. 249.

610.

« Le Consistoire central proteste de toute son énergie tant contre cette atteinte portée au droit d'asile ainsi que contre les conditions inhumaines dans lesquelles cette mesure a commencée d'être exécutée (…) Le Consistoire central ne peut avoir aucun doute sur le sort final qui attend les déportés après qu'ils auront subi un affreux martyr. » Déclaration du 25 août 1942, citée par Serge KLARSFELD, Vichy-Auschwitz, 1942, Op. cit., p. 156.

611.

12 Il écrit le 17 juin 1942 : « J'ai délaissé ce carnet car je suis très occupé par l'organisation de mon ministère de la Prévoyance Sociale juive» in Carnet d'un témoin, Op. cit., p. 170.

612.

13 Archives SSAE, courrier du 23 octobre 1942 de Donald LOWRIE à de QUIRIELLE de la Sûreté Nationale.

613.

Les commissions de criblage ont pour mission de veiller à l'application des critères d'exemption qui sont officiellement prévus au moment des rafles dans les camps. Les œuvres d'entraide vérifient au cas par cas, négocient pied à pied l'application de ces consignes. Ce faisant, elles s'épuisent souvent pour rien et se trouvent mêlées à la gestion la plus sordide qui soit de la préparation des convois. Voir Anne GRYNBERG, Op. cit., pp. 302-304.

614.

Témoignage d'Andrée SALOMON, initialement rédigé en 1946 pour l'ouvrage de Vivette SAMUEL, Comme des brebis, déposé à l'Alliance Israélite Universelle. Le texte est repris par ce même auteur dans son livre de mémoires Sauver les Enfants, Éditions Liana Lévy, 1995.

615.

Carnets du pasteur BOEGNER, Op. cit., p. 198.

616.

Voir Éric CONAN, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, Grasset, 1991 et M. MARRUS & R. PAXTON, Vichy et les Juifs, Op. cit., pp. 245-250.

617.

Archives MAE, dossier N°64, œuvres de bienfaisance, télégramme de Pierre LAVAL du 25 Octobre 1942.

618.

Adam RAYSKY, Les Choix des Juifs sous Vichy, entre soumission et résistance, Op. cit., p. 169. L'auteur fait référence au compte rendu de la réunion du 3 novembre 1942 du comité de Nîmes.

619.

Voir supra, pp. 221-231.

620.

Dans son ouvrage L’OSE sous l’Occupation en France, du légalisme à la résistance, Sabine ZEITOUN rapporte que, pour garantir un anonymat quasi-total, toutes les assistantes sociales s'appellent "Céline VALLÉE". Op. cit., p. 43.

621.

Voir infra point 3 : « Le SSAE face aux persécutions », pp. 407-422.

622.

Les non-juives sont surnommées « les aryennes » ou «les pures», les autres « les aspécifiques » ou « synthétiques ». S. ZEITOUN, Op. cit., p. 115.