2. La déportation de familles polonaises dans les Ardennes.

La persécution la plus dramatique s'abat, nous l'avons vu, sur les familles juives. Stigmatisées, spoliées, réduites dans leur espace de vie et de travail par des mesures d'empêchement qui les conduisent à la misère et à la famine, elles sont raflées et déportées si elles ne peuvent bénéficier, à l'heure où l'émigration est un rêve qui s'éloigne, de l'appui et du secours de coreligionnaires ou de la population non juive plus compatissante à leur égard. D'autres formes de persécution s'appliquent à d'autres catégories d'étrangers et font l'objet de l'attention et de l'intervention du SSAE. Proches de la main-d’œuvre étrangère, du fait de leur reconnaissance officielle par le biais du SSMOE, les assistantes sociales sont les témoins plus ou moins impuissants du sort réservé aux travailleurs espagnols dans les GTE. Outre la grande misère financière qui met leurs familles dans une situation de pauvreté extrême, les conditions de travail et d'existence dans certains groupements ne sont guère plus enviables que celles endurées dans les camps d'internement. Comme nous l'avons vu dans les camps de travail en Afrique du nord, la recherche d'une main-d’œuvre corvéable à merci et bon marché est la règle. Le malheur ne s'arrêtera pas là puisque, dans la déferlante des déportations, des milliers d'Espagnols raflés dans les GTE seront acheminés vers l'Est où beaucoup périront du fait des conditions de travail et de la sous-alimentation dans les camps de concentration 637 .

Dans les Ardennes, le déplacement arbitraire de population et le travail forcé dans des camps agricoles fournissent au SSAE l'occasion d’approcher la condition faite à des familles polonaises raflées dans leur village et transportées en wagons de marchandises dans l'Est de la France. Le département des Ardennes, où ils sont débarqués, est un département particulièrement sinistré à la suite des combats et bombardements du printemps 1940. De nombreux villages sont détruits et la vie des habitants, revenus après les combats dans leur village, est très précaire. Ils campent plus qu'ils n'habitent dans leur maison, dans leur cave ou dans le seul endroit restant à peu près debout dans leur exploitation agricole.

Cette précarité est partagée par d'autres départements mais les Ardennes « bénéficient », comme quelques autres régions, du tutorat d'une organisation spéciale de travail agricole : la WOL 638 . Les champs abandonnés en 1940 par les habitants des Ardennes ont été immédiatement repris par les autorités d'occupation et mis en exploitation par elles. Un chef de culture allemand se trouve à la tête d'un territoire correspondant à un ou plusieurs villages :

‘« Il est le maître absolu sur ce domaine, s'occupe non seulement de la culture mais de la nature des travailleurs, de leur logement, de leur ravitaillement, etc. » 639

Dans les premiers temps, ces cantons agricoles sont exploités avec une main-d’œuvre constituée de prisonniers. À partir de l'automne 1941, des Israélites regroupés dans des camps viennent compléter les besoins en main-d’œuvre 640 .

À partir du 23 mars 1943, des trains venant de Pologne se succèdent et se déversent sur les communes de RETHEL et SEDAN. Les débarquements ont lieu de nuit. Le premier « arrivage » se termine le 1er avril. Les autorités font état d'un contingent de 2.158 étrangers, chiffre inférieur à celui du nombre total de personnes transplantées puisqu'il ne comprend ni les décès, survenus en route ou dès l'arrivée, ni les hospitalisations. Quelques jours plus tard, un second « arrivage » porte à près de 7.000 le nombre total de Polonais déportés.

‘« Ces étrangers arrivant après un voyage ayant duré de 3 à 15 jours suivant les cas, tantôt en wagons de troisième classe, tantôt en wagons de marchandises, ayant pour toute commodité un tas de sable dans un coin. On signale des accouchements en route et de nombreux décès dans les premiers jours de l'arrivée en France. Notons, en une journée, 14 enterrements de Polonais dans la ville de RETHEL. » 641

En fait de main-d’œuvre, la population transplantée est composée essentiellement de femmes, d'enfants et de vieillards. L'auteur du rapport SSAE indique qu'elle semble être originaire de la région de LODZ, entre VARSOVIE et POZNAN. Comment loger ces milliers de personnes alors que les conditions de vie des autochtones sont déjà si précaires ? Les familles se trouvent :

‘« empilées jusqu'à 12 dans une chambre représentant plusieurs familles différentes, soit dans des baraquements non désinfectés ayant servi à la troupe, soit dans des bâtiments de fermes abandonnées ». ’

Le couchage se réduit à de la paille sale ; la plupart des édredons et couvertures qui avaient pu être amenés au départ se sont perdus au cours du voyage. Le vestiaire est quasi absent. Pour ceux qui peuvent travailler, la question alimentaire ne pose guère de difficultés : un barème de salaire a été fixé qui permet de subvenir aux besoins primordiaux 642 . Pour les autres, ils ont pu compter à leur arrivée avec la solidarité de la population locale et les distributions de pommes de terre et de lait assurées par les maîtres de culture, tout puissants face aux autorités locales. Mais ensuite, alors qu'une grande majorité se révèle inapte à travailler, ceux qui ne peuvent aller dans les champs sont sans salaires et sans distribution de vivres. La situation est pitoyable dans certains villages :

‘« Ainsi dans un village que nous avons visité, dans lequel hommes et femmes avaient été amenés aux champs – travail peu pénible en lui-même pour les femmes puisqu'il s'agissait de cueillir la camomille mais épuisant d'abord par son éloignement du centre (3 kilomètres) ensuite par le nombre d'heures demandées (de 7 heures du matin à 7 heures du soir) (…), – dans ce village donc il restait dans les maisons une femme enceinte, un vieux ménage trop vieux pour travailler, un jeune garçon vraisemblablement tuberculeux, une autre femme vraiment trop faible pour être prise d'office pour le travail. » 643

Et la représentante du SSAE de souligner doctement qu'il ne peut en aucun cas s'agir « de main-d’œuvre importée, la moitié sont des enfants, la majorité ne sont pas en bon état, un dixième est nettement incapable de travail ».

Un an plus tard, Lucie CHEVALLEY établit un nouveau rapport pour le Secours national concernant la situation des « transplantés de Pologne ». Leur nombre a sensiblement augmenté. Au printemps 1944, de nouvelles arrivées se sont succédées, compensant les déportations des travailleurs agricoles juifs qui constituaient une part non négligeable de la main-d’œuvre mise à contribution. D'après les chiffres qu'elle a pu recueillir, Lucie CHEVALLEY décompte en tout près de 30.000 Polonais présents dans différents départements de la région couverte par le WOL 644 . Depuis son intervention au printemps 1943, le SSAE a mis en place différentes démarches visant à améliorer le sort des plus inaptes à subvenir seuls à leurs besoins. Tout d'abord, mettre en règle la situation administrative des transplantés. L'attribution de récépissé ou de carte de travailleur permet d'obtenir des cartes d'alimentation et des points textiles particulièrement précieux. Ensuite, veiller à l'application des traités d'assistance franco-polonais pour laquelle des interventions sont faites par le service auprès du ministère de la Santé Publique et les préfectures. N'ayant pas d'assistante sociale sur place, le SSAE établit :

‘« un réseau de correspondants assez serré, pour que chaque petit groupe de déportés puisse toucher aisément une assistante sociale, ou une représentante de grande organisation d'assistance, ou le curé, ou l'institutrice. » 645

Une somme est mise à la disposition du réseau pour que des secours d'urgence puissent être distribués, « d'après des règles établies uniformément ». Par des visites ou des contacts épistolaires, le SSAE garde un contact étroit avec l'ensemble des intervenants.

Comment améliorer plus encore le sort de ces familles ? Des tentatives de regroupement familial sont entreprises. Les familles sont en effet séparés, éclatées. Le SSAE n'a guère d'illusions sur la possibilité de succès de ces démarches. En revanche, il obtient quelques résultats dans le rapprochement de membres de familles établis antérieurement en France et résidant dans d'autres départements. Les rapatriements des « inaptes » sont quasiment impossibles alors que leur hospitalisation en France se heurte à de multiples obstacles dus à la prise en charge des frais et au manque de places. Les négociations sont rudes, mais heureusement soutenues par les services sociaux locaux, pour qu'un quart de litre de lait quotidien soit distribué par les chefs de culture à chaque personne. À l'arraché, un accord de principe des autorités d'occupation est obtenu par Lucie CHEVALLEY pour la prise en charge des « inaptes » 646 .

C'est ainsi qu'après avoir souvent partagé le quotidien des internés, vu s'accumuler jusqu'à l'impasse les difficultés et les obstacles pour émigrer, les professionnelles du SSAE observent la lente et irrésistible disparition de leurs collègues juives. Elles assistent à l'assignation à pauvreté et misère de familles entières avant qu'elles ne disparaissent dans des rafles ou dans la clandestinité. Certaines d'entre elles se trouvent directement au cœur de la machine répressive avec la préparation des convois pour DRANCY et, ensuite, une « destination vers l'Est ». D'autres s'affligent du sort pitoyable réservé aux travailleurs dans les GTE, ou aux familles arrachées à leur pays et traînées de force dans des contrées inhospitalières pour y effectuer un travail forcé. Difficile dans ces conditions de garder cette neutralité bienveillante si chère au corps professionnel ; difficile de ne pas, comme tout un chacun, avoir « des yeux pour voir ». Et après ? Que faire ? Comment franchir cette frontière de la conscience qui permet de passer une ligne dangereuse à bien des égards : pour les autres, pour le service, pour soi-même. Pour les autres, c'est-à-dire les familles que l'on soutient et celle à laquelle on appartient ; pour les collègues dont on ne sait pas toujours ce qu'elles pensent et si elles aussi franchissent ou non le pas ; pour le service qui a pignon sur ministère ; enfin pour soi, car les dangers ne sont pas pur phantasme et, surtout, la désobéissance est pour beaucoup une violence morale d'envergure qu'il faut affronter tant bien que mal.

Notes
637.

40.000 seront envoyés en Allemagne après avoir été requis dans les GTE. 8.000 seront déportés à MATHAUSEN.

638.

Wirtschafts Ober Leitung (Direction régionale de mise en culture). Il s'agit d'une société allemande l'Ostland créée par GOËRING en février 1940 afin d'assurer la colonisation agraire des territoires polonais incorporés au Reich. En France, il s'agit de l'Exploitation de Grandes Entreprises Agricoles pour le compte des Autorités occupantes, dont le siège se situe Avenue Kléber à PARIS.

639.

Archives SSAE, Rapport sur la tournée effectuée les 29-30 avril et 1er mai 1943 dans le département des Ardennes, en vue d'une enquête sur les conditions de vie des Polonais récemment arrivés. L'auteur de ce rapport n'est pas identifié. Nous pensons qu'il s'agit d'Adèle de BLONAY, Directrice du SSAE Paris, le destinataire étant le Secours National. Lucie CHEVALLEY établira un autre rapport le 10 juin 1944 sur les transplantés de Pologne dans les départements des Ardennes, Meuse, Meurthe-et-Moselle, Aisne, Haute-Marne et Somme.

640.

Ces « volontaires » placés par l'UGIF dans ces cantons agricoles ont été raflés dans les villages au début du mois de janvier 1944, regroupés à DRANCY et déportés à AUSCHWTIZ.

641.

Archives SSAE, rapport avril-mai 1943.

642.

Une femme touche 30 à 35 francs par jour, un homme 50 à 60 francs.

643.

Archives SSAE, rapport avril-mai 1943, p. 3.

644.

14.000 dans les Ardennes, 10.000 dans la Meuse, 3.500 dans l'Aisne, 2.250 dans la Meurthe-et-Moselle, 150 dans la Haute-Marne et 50 dans la Somme.

645.

Archives SSAE, rapport SSAE (L. CHEVALLEY) du 10 juin 1944 sur la situation des transplantés de Pologne, p. 2.

646.

Les malheureux transplantés n'en auront pas fini avec les tracas à la fin de l'Occupation. Autorisés à récupérer leurs logements et leurs champs, les propriétaires français chasseront des baraques de fortune les familles qui s'y s'étaient réfugiées tant bien que mal. La Croix-Rouge polonaise sera chargée de veiller à leur rapatriement en Pologne en lien avec la section polonaise du SSAE et de l'IMS. Archives SSAE, bulletin du SSAE et du SSMOE, octobre-novembre 1944, pp. 6-7.