Chapitre 2 : Le dilemme de l'engagement

I – Les services sociaux à l'épreuve de la désobéissance.

1. Un métier mal préparé à contrevenir à « l'ordre des choses ».

Nous avons déjà évoqué le contexte de la professionnalisation du « social », la place que les femmes entendaient y tenir et celle qu'on voulait bien leur laisser 647 . Sans nous appesantir exagérément sur l'historique détaillé de l'émergence du métier d'assistante sociale 648 , nous proposons de reprendre un certain nombre d'éléments qui nous semblent importants pour la compréhension des attitudes et des choix cruciaux qui se présentent aux services sociaux, aussi bien qu’à l'ensemble de la société dans cette période de tous les paroxysmes.

Nous avons souligné l’affichage résolument apolitique des courants de pensée qui œuvrent dans le domaine social. Cette neutralité politique et confessionnelle, consacrée lors de la Première Conférence internationale de service social qui se tient à PARIS en juillet 1928 649 , a pour objectif de « lutter contre l'assistance charitable mais aussi les idées socialistes ». Le rapport au pouvoir, pour des femmes privées de tout exercice public, se traduit par la négation de tout ce qui peut être conflictuel. La recherche de la paix sociale, le goût de l'ordre, la défense de la famille comme instance principale de toute socialisation et « civilisation » 650 , fondent la plupart des enseignements prodigués dans les écoles qui assurent la formation de cette élite bourgeoise et féminine 651 . Outre cet élitisme, l'entreprise morale de « relèvement » de la classe ouvrière occupe une place de choix dans les enseignements et imprime sur les futures assistantes sociales une marque idéologique que l'expérience et la dure confrontation avec la réalité viendront soit renforcer soit, au contraire, ébranler 652 .

Avec un tel « bagage », les convergences de vue avec la Révolution Nationale semblent aller de soi. C'est ce que certains analystes retiendront rétrospectivement de « la soumission idéologique » de la profession « à la classe dominante » 653 . Bien évidemment, la réalité est beaucoup plus complexe. Car la plupart des professionnelles se trouvent en situation de « pionnières » : création de services sans aucun moyen hormis ceux qu'elles arrivent à mobiliser, aucune hiérarchie, une place à faire reconnaître – ce qui ne sera pas le plus facile –, un isolement quasi total. Une simple demoiselle de prie-dieu résiste peu à un traitement de cette nature.

Néanmoins, la question de la désobéissance ne sera pas mince pour les professionnelles. Mais en fait « qui est l'ennemi ? » et « à qui s'agit-il de désobéir ? ». En zone nord, l'omniprésence des forces occupantes et l'agression symbolique et réelle qu'elle représente sont ressenties de façon plus rapprochée. Dans la réalité, peu d'assistantes sociales françaises ont affaire directement avec les structures nazies 654 . La plus grande majorité d'entre elles travaillent pour des services français ; les trois-quarts pour le Secours National qui est la grande organisation d'assistance que nous avons décrite précédemment 655 . Le primat de l'action sur l'analyse politique des évènements, autant que l'immensité et la lourdeur des tâches à accomplir pour pallier l'ensemble des carences rencontrées par la population, focalisent les énergies sur la gestion du quotidien. Côtoyer la souffrance peut être un révélateur mais aussi un puissant anesthésiant. Toutefois, la construction du métier, alliant « morale et technique », s'établit sur des valeurs professionnelles qui recoupent des valeurs personnelles puisées dans la religion, l'humanisme et la croyance dans le progrès.

Nous avons vu que la famille – et la défense de son unité – constitue un des fondements idéologiques du métier. Dans le contexte des internements puis des rafles que nous venons d'évoquer, la tension morale se trouve à son comble entre un goût pour l'obéissance et l'insupportable atteinte à l'être humain, cœur de l'intervention du service social. Les valeurs chrétiennes et humanistes sont ainsi torturées par le sort de « ceux que l'on enchaîne ». Les persécutions à l'encontre des femmes et des enfants déclenchent, à l'instar d'une grande partie de la population, une réprobation souvent muette mais irrévocable.

Notes
647.

Voir supra, pp. 80-89.

648.

Sur les préhistoire et histoire détaillées du service social, on pourra se reporter à R.-H. GUERRAND et M.-A RUPP, Op. cit. ; Brigitte BOUQUET, «La professionnalisation du service social (1900-1939), de la naissance dans le creuset philanthropique à l'intégration des politiques sociales» in AREPPOS, Philanthropie et Politiques sociales, XIX-XXèmes siècles, Anthropos, 1994, pp. 213-224. Voir aussi : « Le Social aux prises avec l'Histoire », Vie Sociale et les Cahiers de la recherche sur le Travail Social, CÉDIAS et Université de Caen, Mai 1989 et Stéphane ARON, « Un regard historique sur le service social », Revue de l'Économie Sociale, septembre 1988, pp. 5-41.

649.

La première Conférence Internationale de Service Social se tient à PARIS. C'est une manifestation d'envergure qui ne regroupera pas moins de 2.481 participants venus de 42 pays. La conférence a pour but de « faciliter l'établissement de relations personnelles, de contribuer à la diffusion des renseignements, de permettre les échanges de vue entre les travailleurs sociaux et les organisations de service social du monde entier. »

650.

Au cours de la 2ème conférence internationale de service social tenue en 1932 à FRANCFORT, une des allocutions prononcées par l'Abbé VIOLLET, un des maîtres à penser du travail social français, s'intitule : « La Famille et le Service social ». On a pu y entendre que « l'esprit syndical et corporatif qui n'unit bien souvent que les membres d'une même usine ne ressemble en rien à la communauté intime des sentiments qui caractérise le groupement familial. » Deuxième conférence internationale de service social, 10 au 14 juillet 1932, Francfort, Éditions Verlag G. Braun, Karlsruhe (Baden), 1933, p. 16.

651.

« Ni régente ni factotum, encore moins propagandiste à la solde d'un parti, ou contrôleur au service d'une administration, l'assistante sociale est la technicienne du traitement social des cas individuels de déficience ou d'inadaptation.(…) Elle est l'agent de liaison entre le social et l'individuel, l'administratif et l'humain, la technique et la vie. » Père Michel RIQUET, Le Service Social, caractères et origines, Desclée de Brouwer, 1941, p. 16. On pourrait multiplier ces définitions du métier où triomphe l'individualisation de l'action dans un régime pourtant adversaire de l'individualisme.

652.

Se reporter aux témoignages recueillis dans l'ouvrage déjà cité, Nous, les assistantes sociales. De même, on pourra se référer à la lecture éclairante de l'article de Simone CRAPUCHET, « Qui étaient-elles ? D'où venaient-elles ? », Vie Sociale, 1987. Céline LHOTTE, quant à elle, reste l'auteur emblématique des grandeurs et servitudes du service social.

653.

7 Voir Jeannine VERDES-LEROUX, « Pouvoir et Assistance : cinquante ans de service social », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 2/3, juin 1976, thèse développée dans un ouvrage qui marquera durablement, pour le meilleur et pour le pire, le milieu professionnel du social et de l'éducatif : Le Travail Social, Éditions de Minuit, 1978.

654.

Sauf, peut-être, pour celles qui interviennent en milieu carcéral. Ainsi, Yvonne de HURTADO, responsable des services sociaux du département de la Seine, a affaire avec les surveillantes allemandes des prisons qu'elle visite. Et, bien évidemment, les assistantes sociales exerçant en Alsace-Lorraine : se reporter à Armelle MABON-FALL, Op. cit., pp. 63-65.

655.

On évalue à plus de 6.000 le nombre d'assistantes sociales travaillant pour le Secours National sur les 9.000 recensées dans l'ensemble des services ; voir GUERRAND et RUPP, Op. cit..