2. Entre légalisme et conscience individuelle, la frontière floue du cœur et de la raison.

Qu'advient-il de cette conscience ébranlée ? Selon la place de chacune, selon les alliances et les expériences, le parcours moral et celui qui mène à l'action se révèleront avec toute une palette de nuances. Toutefois, des tendances fortes nous semblent se dessiner qui permettent de regrouper dans des catégories, toujours schématiques mais que nous espérons éclairantes, les éléments de contexte qui pèsent sur la perception du monde extérieur. Sans prétendre à l'exhaustivité ou à une rigueur scientifique sans faille, nous en avons pour notre part identifié trois qui paraissent significatives. La première catégorie concerne assurément la majorité des professionnelles. C'est celle des «  solitaires  » qui font face seules à leur débat de conscience personnel et professionnel.

Le temps des « idylliques aurores de l'Occupation » 656 est révolu. Les délations, arrestations et déportations vont en s'accélérant. Pour celles qui restent en poste dans des services officiels, une ligne de partage complexe se dessine. Cette superposition entre valeurs personnelles et valeurs professionnelles est le ferment d'une dissidence souvent à bas bruit, dissidence 657 qui consistera la plupart du temps à détourner les services et les secours vers ceux qui pourraient en être exclus. L'implication croissante du clergé et des institutions religieuses, notamment dans l'accueil et le sauvetage des enfants juifs, sera aussi pour beaucoup une caution supplémentaire permettant de jouer sur une duplicité plus ou moins accentuée.

La conscience personnelle est une chose mais l'angoisse provoquée par la désobéissance est forte car l'engagement se fait par le truchement d'une institution. Certaines préfèrent ne pas intervenir en marge lorsqu'elles se trouvent en situation professionnelle. Les sollicitations ne manquent pourtant pas mais :

‘« tout ce qui sortait de nos attributions officielles, nous le refusions catégoriquement (…) à titre privé, nous agissions. » 658

Combien sont-elles à avoir, au sein des institutions officielles, enfreint la règle du légalisme à tout prix ? Il est impossible de l'évaluer. La qualité de certains témoignages, recueillis dans le cadre de quelques recherches 659 aussi approfondies soient-elles, ne doit pas nous conforter dans une image trop idéalisée du comportement de la corporation durant ces années de plomb. Si les assistantes sociales ne furent ni plus ni moins subversives ou attentistes que la moyenne, nous pouvons toutefois souligner que leur action sociale était déjà une forme d’engagement en soi. Le courage personnel n'est pas obligatoirement inné, il est plus certainement construit par des circonstances extérieures qui mettent à l’épreuve les déclarations et les croyances claironnées lorsque le danger est loin. Pour celles qui acceptent de courir les risques d'une désobéissance – et ces risques sont bien réels – il s'agit bien souvent de ce que l'on pourrait appeler une dissidence sentimentale et individuelle. Sentimentale, non pas au sens péjoratif du terme, mais au sens d'une altération personnelle profonde comme un puissant choc émotionnel au contact de la persécution des plus faibles. Cette altération est susceptible de produire une sensation de forte tension et de malaise. Il faut s'engager dans une certaine solitude, ce qui représente un coût personnel plus ou moins intense selon que « l'exercice en dissidence » se déroule en marge de ses proches et de ses pairs. Cette sensibilité ébranlée peut aussi, par protection ou lâcheté, ne susciter qu'une émotion compassionnelle et inerte 660 .

Une autre logique anime celles que l'on pourrait appeler les «  solidaires  », si l'on prend l'exemple des assistantes sociales juives. Exclues de l'accès à certains postes dans les services officiels et d'utilité publique, elles trouvent des emplois dans les œuvres israélites, nombreuses et efficaces, qui agissent auprès de leurs coreligionnaires, auprès des internés puis des déportés.

Nous avons vu que leur engagement va bien au-delà de la simple action sociale. Elles partagent l'exclusion et les persécutions de ceux qu'elles assistent. Ce partage les intègre, parfois malgré elles, dans une même communauté. Pour celles qui avaient pris des distances avec une appartenance religieuse, la stigmatisation et la persécution les engagent dans une solidarité communautaire ; solidarité qui va bien au-delà « d'être aux côtés de » puisque un nombre non négligeable d'entre elles accompagneront jusqu'au bout leurs « protégés ». Ce partage communautaire les pousse à dépasser les limites de ce que leur profession les oblige à mettre en œuvre, profession dont les frontières avec l'humanitaire, dans ces temps sombres, restent difficiles à cerner.

Enfin, viennent celles pour qui l'exercice du service social procède d'un combat plus collectif, plus inséré dans une organisation. Ce sont celles que l'on pourrait dénommer les « engagées ».

On retrouve la présence de services sociaux dans les réseaux clandestins de résistance armée, et certaines assistantes sociales furent des résistantes engagées. La plus grande figure reste celle de Bertie ALBRECHT. Il n'est pas sûr, néanmoins, que sa renommée soit liée à sa profession et à son engagement social. Son parcours est pourtant assez emblématique de ces femmes issues de milieu aisé qui s'engagent dans des activités militantes et sociales, activités souvent désavouées par leur milieu social d'origine. Après avoir ardemment défendu les mouvements pour le contrôle des naissances, ce n'est qu'à quarante-trois ans que Bertie ALBRECHT se décide à suivre une formation d'assistante sociale. Elle deviendra surintendante d'usine, diplômée de l'école dirigée par Jane SIVADON avec qui elle va se lier d'une amitié forte. Lorsque la guerre éclate, Bertie ALBRECHT travaille à CLICHY pour l'usine FULMEN. Dès décembre 1940, elle crée avec Henri FRENAY le mouvement Combat, mouvement dans lequel elle entraîne son amie Jane SIVADON. Elle poursuit ses activités professionnelles en devenant Inspectrice au Chômage des femmes dans un organisme vychiste tout ce qu'il y a d'officiel et, dès le printemps 1941, elle organise avec Yvette BAUMAN un service social pour les emprisonnés afin de leur faire parvenir des colis et de soutenir financièrement et moralement leurs familles.

Au-delà de cette figure située au plus haut du panthéon de la Résistance 661 , dans chaque réseau et mouvement de lutte politique et armée, un service social se met en place. Son organisation et son fonctionnement se trouvent confiés à des femmes qui ne sont pas obligatoirement des professionnelles, mais qui vont devoir assurer tout un système d'assistance et de soutien.

À l'origine, leur engagement n'est pas un engagement social. C'est un engagement de conviction, de refus de la situation d'occupation et/ou de désaccord avec la politique de Vichy. Leur intégration ultérieure dans l'action sociale est une intégration circonstancielle tenant aux tâches et aux domaines dévolus aux femmes au sein des mouvements de résistance. « Le social, c'est la Femme ! » pourrait-on dire. Et cet adage semble aussi vrai pour les réactionnaires maréchalistes que pour les résistants communistes. L'intensification des arrestations au sein des différents mouvements rend de plus en plus indispensable une action complémentaire à la lutte armée et à la propagande. Les tâches dévolues au service social n'étaient alors pas minces. Madame BERNARD-FARNOUX, assistante sociale dans le mouvement Combat, les décrit minutieusement :

‘« Trouver les personnes qui ont été arrêtées et connaître le lieu d'emprisonnement, prévenir les familles lorsqu'un résistant a été arrêté, correspondre avec les familles, donner les moyens de vivre aux familles, avoir un accès dans les prisons par l'intermédiaire des aumôniers, des gardiens, des avocats, faire savoir aux prisonniers qu'on s'occupait d'eux, arriver à leur faire passer des messages, faire prendre les empreintes des portes en vue des évasions, lorsqu'un prisonnier s'évadait trouver des planques. » 662

Il ne s'agit donc pas uniquement de distribuer des subsides aux familles se retrouvant sans soutien. Il faut aussi préparer et assurer les liens qui permettront ultérieurement à d'autres membres du réseau de passer aux actes, notamment pour la préparation des évasions. Pour ces femmes, la pensée précède l'action. L'engagement, ici, est initial et non circonstanciel 663 . Son caractère politique est plus prononcé, la proximité avec les mouvements de lutte armée plus réelle même si, à l'heure de la distinction et des décorations, ces actrices de l'ombre resteront dans la partie cachée et sans gloire de la résistance. C'est que jouer son rôle social, même dans des conditions qui dépassent – ô combien ! – le quotidien et qui comportent leur lot de dangers et d'angoisses, ne peut rivaliser avec le combat mené les armes à la main. Il faudra beaucoup de temps pour que, là encore, les nuances se dessinent et que le bloc dénommé « Résistance » laisse place à une mosaïque plus conforme à la réalité complexe qui le composait.

Notes
656.

Expression ironique utilisée par Céline LHOTTE pour qualifier les premiers mois de l'Occupation, Op. cit., p. 82.

657.

11 Nous reviendrons ultérieurement sur les concepts de « résistance » et de « dissidence », voir infra point II : « Une résistance ? Quelle résistance ? ».

658.

Céline LHOTTE, Op. cit.

659.

Nous, les assistantes sociales, Op. cit., et Armelle MABON, Op. cit.

660.

François MARCOT, « Réflexions sur les valeurs de la Résistance », Mémoire et Histoire : la Résistance, Op. cit., p. 90.

661.

Bertie ALBRECHT (1893-1943) est arrêtée deux fois en octobre 1941 et janvier 1942. Internée administrativement à VALS-LES-BAINS, elle entame une grève de la faim. Hospitalisée à LYON, elle s'évade mais refuse, malgré le danger, de partir pour LONDRES. Victime d'un piège tendu par la Gestapo, elle est arrêtée le 28 mai 1943 et transférée à FRESNES. Les circonstances mal connues de sa mort en captivité et le transfert de son corps dans un des quinze cercueils de héros de la Résistance au Mont Valérien en font une grande figure féminine de la Résistance et du travail social. Se reporter à l'ouvrage de sa fille, Mireille ALBRECHT, La grande Figure féminine de la Résistance, Bertie, Robert Laffont, 1996.

662.

Témoignage recueilli par Armelle MABON-FALL, Op. cit., p. 107.

663.

Olivier WIEVIORKA les classe dans les filières « autonomisantes » caractérisées, selon lui, par « les métiers où la présence des femmes, traditionnellement admise, marque souvent une volonté d'indépendance. Infirmières et assistantes sociales se rangent dans cette série puisqu'elles se recrutent dans les rangs d'une bourgeoisie qui tolère ce type de sécession. » Olivier WIEVIORKA, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, 1940-1949, Seuil, 1995, p. 167.