II – Une résistance ? Quelle résistance ?

1. Les différentes façons de dire « non ! »

‘« La Résistance, même avec une majuscule, est une notion aux contours flous. Cette approximation laisse la porte ouverte à des interprétations abusives et à des débats stériles. » 664

Voici campés le décor et la complexité du champ dans lequel nous devons chercher et expliciter la nature des actions conduites en dehors des cadres autorisés par les maîtres – grands et petits – du moment.

Le poids symbolique du sujet est tel, sa qualité reconnue de fondation de l'Histoire d'une société au sortir de la Seconde Guerre mondiale est si prégnante, qu'il nous faut résolument – et prudemment – rappeler les éléments clés de cette planète qui reste parfois encore bien difficile à comprendre, pour peu que l'on choisisse la voie des nuances et de la complexité. Au-delà de la volonté de dire « non », qui reste la base essentielle de toute approche dans ce domaine, quatre éléments constituent pour François BÉDARIDA l'« idéal type » 665 du concept de résistance. Nous les reprenons in extenso :

‘« la volonté, un combat clandestin choisi librement, une logique politico-éthique, une mémoire didactique. » 666

La volonté et le choix de l'engagement restent du domaine subjectif et individuel. Le moment et l’intensité de l'entrée dans la lutte sont mouvants et prennent des formes complexes. La reconstruction des parcours devrait donc, normalement, emprunter les chemins de la prudence et de la mesure. Néanmoins, ce qui est communément retenu dans ce mot de « résistance » s'est longtemps attaché au seul archétype de la lutte armée et de la conduite de sabotages. L'insurrection violente est l'empreinte inscrite dans la mémoire collective, tant la Résistance « avec un grand R » relève de la geste masculine et d'une certaine représentation de puissance et de violence.

La notion de résistance s'est peu à peu déconstruite en éléments complémentaires comportant des caractéristiques propres : aux côtés de la résistance armée, se profilent ainsi la résistance « civile » et la résistance « humanitaire ». D'aucuns s'en plaignent : son caractère sacré ne risque-t-il pas de se déliter ? « Les dieux et les héros » sont bousculés, et bousculées avec eux les images d'Épinal qui les accompagnent et qui constituent ce bien commun partagé par tous et jusqu'ici incontesté. La cohésion nationale peut-elle s'accommoder de la complexité – ou de l'Histoire, tout simplement ? La violence, l'insurrection occupent l'espace perceptible par tous. Conduites par une minorité, elles ont été totalement appropriées par l'imagerie populaire comme le baume unificateur et réparateur de l'humiliation subie pendant ces années si longues de grisaille.

Comme la part invisible de cette capacité à refuser, la résistance dite civile n'emprunte pas les mêmes chemins de la désobéissance. « Sans armes » comme le souligne Jacques SEMELIN, la résistance civile se définit comme :

‘« un processus spontané de lutte de la société civile par des moyens non armés contre l'agression dont cette société est la victime. » 667

Pour cet auteur, elle concerne essentiellement des formes collectives et institutionnelles de mobilisation. Marquée par la spontanéité, elle vise à préserver ce qui structure le ciment d'une identité collective. En insistant sur la condition fondamentale de « la solidité des liens qui retient les individus et les groupes dans une société donnée » pour l'émergence de cette forme de résistance, la situation de la société française paraît bien éloignée de l’emprunt de ce chemin. Marquée par de fortes divisions – plaies encore vives des années trente –, traumatisée par une défaite humiliante et une occupation qui ne l'est pas moins, déçue dans son attente d'un héros providentiel que le Maréchal n'incarne plus que de façon molle, la société française semble loin des conditions requises pour « résister ». Un autre élément de poids doit être pris en considération : le Gouvernement de Vichy s'est engagé dans une collaboration d'État, et cela au nom de la protection de l'intérêt général et national. Cet engagement, comme le souligne Jacques SEMELIN, est un frein à la construction d'une cohésion sociale suffisamment forte pour identifier clairement « qui est l'ennemi ? » Si les sentiments anti-allemands sont largement partagés, y compris par de fervents pétainistes, la collaboration d'État brouille et enraye la dynamique de la désobéissance, en particulier dans les institutions. En fait, nous pouvons souligner que c'est la disgrâce et le mécontentement à l'endroit du Gouvernement de Vichy qui vont développer la faculté de mettre en actes, aussi simples soient-ils, l'insoumission. Faculté qui sera comme décuplée avec la perception de plus en plus forte de la persécution et du danger, le fait d'avoir peur pour soi-même représentant alors un puissant ferment pour un dernier sursaut. Pour spontanée qu'elle soit, la résistance civile appelle une désobéissance au plan institutionnel, donc une désobéissance collective. Elle sous-entend la mise en place d'une organisation idoine.

Nous avons vu comment la question du basculement dans les actions illégales a fait débat, de façon constante, au sein des organisations juives ; comment ce passage dans la clandestinité se trouve attisé par l'urgence dramatique de la situation faite aux coreligionnaires. Convient-il de spécifier cette forme de « sauve-qui-peut » qui s'organise et tente sans cesse de s'adapter à la spirale croissante de la persécution ? C'est ce que pensent certains auteurs comme Lucien LAZARE. Au-delà de la différenciation entre la résistance civile et celle « du maquis et des francs tireurs », il s'agit pour cet auteur de montrer que la résistance civile fut spécifiquement juive, avec les actions liées à la survie et tout particulièrement au sauvetage. Cette singularité lui permet de définir une forme de résistance « judaïsée » en réponse aux interrogations concernant une prétendue « passivité » de la population juive face aux mesures de persécutions 668 . Pourtant, plus qu'une résistance visant à contrecarrer, à dévoyer, voire à détruire, les objectifs de « l'ennemi », les forces mises en œuvre dans les sauvetages ont pour but, simple et dangereux, de sauver des vies – et ces vies ce sont celles des siens. Plutôt qualifiées de « résistance humanitaire », ces opérations de sauvetage à grande échelle, si elles doivent beaucoup à l'efficacité pratique et à la mobilisation de conscience des œuvres et organisations juives, puisent aussi en partie leur succès dans la complicité et la participation actives de non juifs, comme le rappelle justement Serge KLARSFELD. Pour ces derniers, l'engagement peut rester individuel, actif ou passif, sous des formes multiples et variées. Il peut aussi mobiliser tout un village ou une communauté.

Résistance collective et dissidence individuelle se déclinent ainsi sur toutes les gammes et dans toutes les nuances au risque d'une perception qui se dilue dans l'espace et dans le temps. C'est une sorte de « défaut » dont ne souffrent ni les sabotages ni les attaques armées.

La contribution des femmes, auxiliaires effacées ou combattantes, aux mouvements de résistance et de dissidence pourrait se résumer ainsi : quelques grandes figures emblématiques cachant la forêt des inconnues souvent confinées dans des tâches liées « à leur condition ». On ne peut alors s'étonner qu'il ait fallu attendre que la société elle-même leur accorde une autre place pour que les mille et une façons de résister puissent être rassemblées 669 et reconnues. Sauvetage d'enfants, lutte quotidienne pour nourrir et vêtir, prise en charge de toutes les tâches d'intendance permettant de préparer évasions et sabotages, transmission de courriers, autant d'ingrédients indispensables à la bonne marche de la résistance mais ingrédients peu marqués par la gloire.

Les figures féminines entrant dans le panthéon de la résistance sont peu nombreuses. Nous avons déjà évoqué Bertie ALBRECHT qui sera l'une des rares à recevoir, et à titre posthume, la Croix de la Libération 670 . D'autres figures émergent entre l'héroïsme actif (Lucie AUBRAC) ou la martyrologie de certains groupes (Danielle CASANOVA pour le Parti Communiste). Mais la non contribution (ou une contribution réduite à de très rares exceptions) des femmes aux actions armées et à la vie dans les maquis 671 , les écartent pour longtemps de la scène glorieuse. C'est que la répartition « traditionnelle » des rôles sociaux est peu affectée par le bouleversement vécu dans ces années noires. L'organisation du refus, dans l'espoir d'une délivrance du joug – et surtout d'une future donne politique et sociale – ne révolutionne en rien la vision des places assignées à l'un et l'autre sexes. Porteur d'un nouveau projet de construction politique, sociale et économique, le Conseil National de la Résistance, dans ses travaux pour refonder la France au sortir de l'Occupation, ne portera pas sa réflexion sur la question du vote des femmes, les conservant ainsi à l’état de mineures civiles. La question de la non-reconnaissance de la part féminine ne se limite donc pas, loin de là, à un usage traditionnel des fonctions sociales imparties aux femmes. Fonctions que les services sociaux, officiels et clandestins, symbolisaient et pratiquaient.

Notes
664.

J.-M. GUILLON et P. LABORIE (direction.), Mémoire et Histoire : la Résistance, Privat, Toulouse, 1995, p. 18.

665.

« Le type-idéal est un modèle. (…) En tant que modèle abstrait, il est un moyen pour saisir les relations entre des phénomènes concrets, leur causalité et leur signification. Il sert à découper le réel, à sélectionner une pluralité de phénomènes isolés, à les ordonner en fonction d'un ou plusieurs points de vue. »Dictionnaire de la Sociologie, Larousse, 1989, p. 200.

666.

F. BÉDARIDA, « Sur le concept de résistance » in J.-M. GUILLON et P. LABORIE (dir.), Mémoire et Histoire, Op. cit., pp. 45-50.

667.

Jacques SEMELIN, Op. cit., p. 49.

668.

Lucien LAZARE, La Résistance juive en France, Stock, 1987.

669.

De la même manière, la contribution active des étrangers dans les mouvements de résistance devra attendre plusieurs décennies avant d'être évoquée. Voir : Stéphane COURTOIS, Denis PESCHANSKI et Adam RAYSKI, Le Sang de l'Étranger, Fayard, 1989.

670.

Six femmes seulement obtiendront cette distinction sur les 1.036 attribuées.

671.

Voir Margaret COLLINS-WEITZ, Les Combattantes de l'ombre. Histoire des femmes dans la Résistance, Albin Michel, 1997, et plus particulièrement le chapitre « La guerre est une affaire d'hommes », pp. 181-207.