1. Proximité avec les exclus et solidarité avec les compagnons de sauvetage.

Un des premiers éléments à retenir, et qui apparaît avec évidence, c'est que cet engagement puise sa force dans l’action quotidienne auprès des populations étrangères. Leur exclusion et leur marginalisation de celles-ci rendent coutumière aux professionnelles la lutte incessante à mener, par exemple pour l'application de maigres droits impartis, qui restent toujours des victoires sur l'arbitraire ou l'indifférence. Les armes de cette lutte peuvent être jugées bien trop douces et bien trop respectueuses de ceux qui sont souvent à l'origine de ces dénis de droit. Pour autant, l'exercice nécessite une vigilance et une opiniâtreté indestructibles et sollicite une énergie permanente.

À cette bataille, feutrée mais incessante, se conjuguent les expériences douloureuses de la coexistence avec le malheur des internés – morts de faim, morts de froid, raflés, déportés – pour les accompagner jusqu'où il est possible de le faire. Ce voisinage avec le drame marque les consciences, comme nous avons pu le souligner plus haut.

Pour certaines des professionnelles, l'amalgame souvent fait entre « étrangers » et « juifs » conforte ce sentiment de l'urgence à sortir des voies officielles. Être persécuté pour un simple « état », une nationalité, est une situation insupportable pour celles qui passent une grande partie de leur temps à tenter d'obtenir des régularisations, à fouiller au plus profond des textes et des traités pour y déceler la moindre opportunité d'application « salvatrice ». Enfin, voir disparaître des personnes et des familles soutenues pendant des mois, voire des années, est ressenti comme un échec insupportable.

Pour toutes ces raisons, il n'est guère possible de rester plus longtemps un simple témoin, attentif mais impuissant, alors que des possibilités d'agir sont perceptibles et accessibles. Engagées auprès de populations dont le sort ne va qu'en s'aggravant, pour lesquelles le pressentiment – même flou – d'un destin tragique devient une obsession, certaines professionnelles élargissent leur mode d'intervention à ce qui est efficace, plus souvent qu'à ce qui est légal. Mais toutes celles qui, au SSAE, ont transgressé certaines règles sont restées dans les voies habituelles de leur domaine d'action. Accepter d'attribuer des aides et des secours, sur la foi de papiers d'identité que l'on sait ou soupçonne être faux n'est pas d'un héroïsme éclatant mais c'est une entaille conséquente au légalisme tatillon qui aurait dû prévaloir à la distribution de l'assistance. Conseiller à telle famille de disparaître et la mettre en rapport soit avec une institution religieuse ou un réseau lui permettant de quitter la ville ou le pays, c'est répondre à une exigence professionnelle de mise en œuvre des moyens adaptés à la situation.

Si implication dans la dissidence et la désobéissance il y a eu, c'est bien aussi parce que le SSAE est en capacité d'offrir des services utiles et nécessaires aux exclus ou à ceux qui les protègent et les accompagnent. Là encore, il existe une certaine continuité dans les actions menées. Le décor se modifie, les conséquences de l'action changent de nature avec les dangers encourus, mais il s'agit toujours d'assister et de secourir, de mettre en relation avec d'autres services légaux ou clandestins, bref de continuer à faire ce que l'on sait et ce que l'on doit faire.

À compter de la fin de l'année 1942, le SSAE se trouve dans une situation que l'on pourrait qualifier de paradoxale. Ses relations avec les autorités publiques vont en s'intensifiant avec la dévolution de nouvelles missions. Soutenu financièrement par le Secours National, il voit augmenter les moyens et les capacités d'intervention de ses bureaux. En tant que service, il acquiert une légitimité incontestée et il devient le passage obligé pour tout ce qui a trait à l'aide et à l'assistance auprès des étrangers.

Parallèlement à cette montée en grâce officielle, les liens avec les œuvres et institutions juives ne se sont pas interrompus. Dès le début de l'Occupation, le SSAE s'est trouvé intégré dans toute la galaxie de services et d'œuvres se mettant en ordre de marche pour porter secours aux internés. La modification cruelle du paysage dans lequel les uns et les autres ont à se mouvoir et agir aura-t-elle un impact sur ce réseau initial, réseau souvent très solide et solidaire ? La prudence et l'obsession de ne pas mettre en péril l'existence du SSAE ne font pas obligatoirement obstacle au maintien de liens qui, au gré des évènements, peuvent être source de danger ou du moins de compromission.

C'est ainsi qu'au cœur du désordre tragique du camp de VÉNISSIEUX, les entorses à l'obéissance et au légalisme ont été largement partagées. Si les assistantes du SSAE n'en ont pas été directement les protagonistes, elles ont, de manière complice, participé aux « manœuvres ». Le fait que l'Abbé GLASBERG, si proche de la direction et des professionnelles du SSAE, soit le premier à enfreindre « les bonnes manières » représente une caution morale non négligeable. On peut également souligner que l'absence de Marcelle TRILLAT et le fait que Denise GRUNEWALD ait eu à décider seule de l'engagement du Service dans le criblage prévu constituent des éléments de circonstance décisifs pour l'engagement dans les « nuits de VÉNISSIEUX ». Denise GRUNEWALD est en lien très étroit avec un réseau d'entraide dans lequel nous retrouvons David DONOFF, le jeune et fougueux collaborateur de l'Abbé GLASBERG. David DONOFF n'est pas qu'un simple travailleur social. On se souvient qu'à GURS, son audace lui valait tous les soupçons du Directeur du camp, tant la liberté que lui donnaient les démarches qu'il était autorisé à faire à l'extérieur du camp était largement utilisée pour d'autres services, moins autorisés ceux-là, consistant à faciliter des évasions ou à faire passer du courrier en dehors de la censure. De retour à LYON, David DONOFF ne se contente pas d'être membre des Amitiés Chrétiennes ; il appartient aussi à des groupes clandestins œuvrant aussi bien pour le sauvetage de familles juives que dans la résistance armée 672 .

D'origine alsacienne, Denise GRUNEWALD fait partie de ceux que l'on appelle les « repliés ». Avec sa famille, elle a dû quitter sa province et la ville de STRASBOURG pour fuir l'avancée allemande. Comme pour la plupart des Alsaciens, la mainmise nazie sur les deux provinces de l'Est lui a donnée une sensibilité plus accrue au refus et à la figure de « l'ennemi ». Encouragée par Marcelle TRILLAT, elle facilite l'introduction de faux papiers d'identité, permettant à des familles juives de passer pour non-juives et de bénéficier ainsi des secours qui auraient dû normalement leur être refusés. Le système est bien rodé entre le réseau qui produit ces papiers, le contact avec des personnes bien identifiées du SSAE et, enfin, la production des subsides (secours, cartes d'alimentation…) nécessaires. Pour les familles concernées, l'attribution de fausses identités « aryanisées » n'exclut pas le maintien dans une clandestinité de plus en plus permanente. Certaines se terrent, aidées par des réseaux religieux ou politiques, « visitées » par des assistantes sociales qui leur apportent les aides matérielles dont elles ont tant besoin. Le moindre contact avec l'extérieur est source de danger. Pour ces familles, les années 1943 et 1944 rendront la clandestinité inéluctable – et, avec elle, la mise en danger de ceux qui assurent le lien avec l'extérieur.

Depuis fin 1942, l'ensemble du territoire est sous le joug nazi et les tentatives pour sortir de France deviennent de plus en plus risquées. Là encore, point de salut en dehors de filières clandestines. Après la fermeture légale de l'émigration, la possibilité d'accéder à des territoires neutres, comme la Suisse, est définitivement bloquée. Adèle de BLONAY sollicite Suzanne FERRIÈRE pour donner des précisions par courrier au bureau IMS de Suisse, l'Aide Aux Émigrés :

‘« Que tout le bureau sache maintenant définitivement que les seules possibilités d'aller en Suisse seraient un rapatriement définitif de sujets suisses. La double nationalité ne joue plus, et les autorités françaises considèrent les personnes dont nous nous occupons comme étant de la nationalité dont fait foi leur carte d'identité. Si donc une personne de double nationalité a une carte d'identité de Française, son cas ne peut être envisagé comme Suisse. » 673

C'est Marcelle TRILLAT qui est la plus impliquée dans la connaissance et l'utilisation de réseaux et de filières permettant aux familles de passer la frontière suisse de façon clandestine et en espérant ne pas être refoulées par les autorités helvétiques. Mais, la plupart du temps, pour les familles les plus impécunieuses, il faut activer essentiellement le réseau de « planques » au cœur des villes du département et de la région :

‘« Le jour où les Allemands sont entrés à LYON en novembre 1942, je recevais trois enfants d'âge scolaire. On a collé les filles chez les sœurs de Saint-Vincent de Paul et le garçon chez une assistante sociale. On était en contact avec un ami des parents qui aurait dû intervenir tout de suite. Mais pour 36.000 raisons, il a fallu qu'il se cache à ce moment là. Ils sont passés par la frontière suisse. Il y avait un cafetier que les autorités n'ont jamais découvert qui possédait un pré qui permettait de passer de la France à la Suisse avec les vaches… » 674

Dans l’entourage immédiat des professionnelles du SSAE, la répression s'abat sur celles et ceux qui partagent avec elles, depuis le début de l’Occupation, le poids de l’organisation de l’assistance, dans les camps d'internement ou dans les distributions de secours. Beaucoup franchissent la frontière de la clandestinité. Certains disparaissent, emportés par la déportation. Les liens tissés dans l'adversité perdurent au-delà de cette « disparition » d'une scène officielle interdite et dangereuse.

Une proximité avec la souffrance, une complicité avec ceux qui agissent de plus en plus dans l'ombre, une capacité de contribution efficace et utile pour ceux qui sollicitent une intervention : voici donc les éléments constituant le socle de la « disponibilité » 675 permettant de franchir le pas de l'illégalité. Le dilemme n'en reste pas moins extrêmement fort car, au-delà des conséquences pour soi-même, c'est la survie même du Service qui se trouve gagée.

Ce dilemme du choix entre légalité et actions clandestines s'est posé à tous les services. Les formes d'engagement se sont révélées extrêmement diversifiées dans leur nature comme dans leur intensité. Ce qu'il est convenu d'appeler la vitrine légale sert aussi de protection. L'implication et l'engagement dans les marges suivent l'évolution dramatique du sort fait tant aux familles qu'aux anciens alliés dans l'action sociale et la solidarité. En ce sens, la prise de conscience et le passage à l'action illégale se font, pour certaines assistantes du SSAE, dans le même mouvement temporel que pour l'ensemble de l'opinion publique 676 . Cette affirmation mérite néanmoins d'être tempérée par deux éléments. S'intéresser au sort des étrangers et agir pour son amélioration dans les années précédant la guerre et durant l'Occupation ne sont pas des attitudes partagées – c'est le moins que l'on puisse dire – avec l'opinion générale. Ensuite, certaines au SSAE n'ont pas attendu l'année 1942 et les deux années qui suivent, pour s'engager dans des actions de sauvetage marquées du sceau de l'illégalité.

Une fois encore, que l'on soit ici bien clair. Ce n'est pas le SSAE en tant que tel qui organise, en son sein, un système double et parallèle permettant de conjuguer actions légales et clandestines. Mais ce sont certains de ses membres, parmi les plus influents, qui s'engagent. Indéniablement, le cadre de l’action facilite le « passage ». La reconnaissance et la confiance mises par les autorités dans le Service créent une situation privilégiée et servent, consciemment ou non, de protection. Service tout ce qu'il y d'officiel, dirigé qui plus est par des femmes « très comme il faut » et dont on sous-estime peut-être la capacité de rébellion, le SSAE reste profondément en phase avec son but originel : devenir le service écouté, pris en compte par les autorités. La disparition de la plupart des œuvres avec lesquelles il a débuté son action au début des années d'occupation, ainsi que le monopole de l'assistance auprès des étrangers obtenu grâce au Secours national, lui permettent de considérer comme acquise la position qu’il avait tant recherchée. Néanmoins, la prudence doit prévaloir ici encore car il n'est pas exclu que le reste du personnel n'ait fortement réagi s'il avait été informé des « audaces » commises par certaines collègues durant cette période où il était si difficile de faire vivre le Service au quotidien.

Ce souci de protection amènera la direction lyonnaise – Marcelle TRILLAT et Denise GRUNEWALD – à pratiquer la règle d'or du silence absolu et de la compartimentation sans faille entre les services officiels et l'aide procurée aux personnes qui, normalement, ne pouvaient émarger sur les distributions de subsides placés sous la responsabilité du SSAE.

‘« Seules mon adjointe et moi savaient ce que nous faisions, c'est ce qui nous a sauvé. On s'est débrouillé pour que personne de notre entourage ne le sache. Je me disais que si nous faisions une erreur, nous livrions tous ces gens. Nous avions un petit fichier où nous avions fait très attention de séparer les noms et les adresses. » 677

Allées et venues vers les familles cachées pour les mettre en lien avec un réseau d'évasion ou tout simplement pour les ravitailler en attendant des jours meilleurs, tous ces actes doivent rester enclos dans une sphère parallèle et imperméable. La capacité d'action n'est possible qu'en préservant ces frontières étanches. Les mouvements armés ou la résistance civile, tout détour sur les territoires de la désobéissance, obéissent aux mêmes règles. Protéger ses pairs, sa famille, se protéger soi-même reste l'obsession de tous.

Notes
672.

Il travaille pour l'action clandestine de l'OSE et pour le compte des réseaux SOE où il assure la protection d'un commandant britannique parachuté à LYON. Il transmet en Suisse des courriers clandestins, notamment celui de Joseph FISHER, représentant à GENÈVE des Juifs immigrés. Voir Bruno PERMEZEL, Résistants à Lyon, 1144 noms, Éditions BGA Permezel, Lyon, 1992.

673.

Archives SSAE, courrier de A. de BLONAY à S. FERRIÈRE du 20 avril 1943.

674.

Entretien avec Marcelle TRILLAT avec l'aimable autorisation d'Armelle MABON ; entretien avec Mme PASQUIER, cousine germaine de M. TRILLAT le 6 mars 1996.

675.

Voir Laurent DOUZOU, « L'entrée en Résistance»in A. PROST (direction), La Résistance. Une histoire sociale, Les Éditions Ouvrières, 1997, p. 15.

676.

« Cette expression émotionnelle de la société civile » comme la qualifie si justement Jacques SÉMELIN, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe, 1939-1943, Payot, 1989, p. 151.

677.

32 Entretien avec Marcelle TRILLAT, le 17 février 1989, avec l'aimable autorisation d'Armelle MABON.