2. L' «  Entraide temporaire  » : « l'œuvre secrète » de lucie chevalley.

Depuis qu'elle assure la présidence du SSAE, Lucie CHEVALLEY n'a de cesse que de faire reconnaître ce service social comme une organisation incontournable et officielle, tout en sauvegardant une certaine autonomie concernant les actions que l'association est amenée à conduire au nom des autorités. À ses yeux, cette politique de « recherche en reconnaissance » se justifie, certes, pour consolider un équilibre financier toujours précaire, mais aussi par la conviction profonde que les étrangers ont tout à gagner à ce que leur « cause » soit identifiée et reconnue au plus haut niveau de l'État. N'oublions pas que Lucie CHEVALLEY est juriste de formation et épouse de diplomate. Son souci, partagé par beaucoup au sein du réseau international de l'IMS, est de pouvoir agir en permanence pour une égalité des droits des étrangers. Inutile de souligner combien, durant les années trente et l'Occupation, cette valeureuse cause rencontre de difficultés et d'obstacles en tout genre.

Puisant dans ses relations et son milieu social d’origine, Lucie CHEVALLEY sait quoi entreprendre et auprès de qui. À ces qualités s'ajoute une personnalité dont la stature impressionne aujourd'hui encore ceux qui l'ont connue. En 1940, Lucie CHEVALLEY a 58 ans. Elle est veuve et consacre tout son temps et toute son énergie à la présidence du SSAE. À sa fermeté douce et sans faille se conjugue un courage sans tapage. La légende veut que, tout au long de la période de l'Occupation, elle garde prête une petite valise au cas où elle viendrait à être arrêtée. Naturellement, cette hypothèse fut immédiatement rattachée dans l'esprit de ceux qui en eurent connaissance à ses activités de Présidente du SSAE. En fait, on peut sans conteste lier cette « précaution » à d'autres activités qu'elle conduisait en prenant surtout garde ne pas y mêler le SSAE.

Membre actif du CNFF, Lucie CHEVALLEY fréquente depuis de longues années des femmes qui sont épouses de banquiers, d'industriels, de diplomates. À la déclaration de guerre, alors que l'incertitude règne sur la continuité de l'action du SSAE, elle réunit un « groupe de dames » afin de collecter des fonds destinés à secourir des familles de travailleurs étrangers. Un petit cercle se constitue, poursuit ses réunions et entame l'organisation plus régulière d'une collecte de fonds dont le produit est de plus en plus souvent destiné aux familles victimes de la répression. Ce groupement de bonnes volontés est œcuménique : on y trouve, aux côtés de Lucie CHEVALLEY qui est protestante, Madame BÉCHARD une coreligionnaire qui est l'épouse d'un des directeur des Établissements KUHLMANN à Paris, ainsi que Madame PESSON-DEPRET, catholique et épouse d'un directeur de banque. Cette dernière organise des fêtes de bienfaisance clandestines où elle propose de se produire à des artistes juifs dans l'impossibilité d'exercer officiellement leur art. Ce premier groupe est complété par des femmes professeurs et des intellectuelles ayant perdu leurs postes d'enseignement en application du statut des Juifs 678 . Parmi elles, Denise MILHAUD qui deviendra responsable de maisons d'enfants gérées par l'UGIF.

Constitué dans les premiers jours qui suivent la défaite et l'Occupation, dès le printemps 1941, le petit cercle va voir sa vocation se tourner résolument vers l'aide auprès des Juifs persécutés. L'un des déclencheurs de ce mouvement est la rencontre entre Lucie CHEVALLEY et David RAPOPORT. Ce dernier, responsable du Comité Amelot à PARIS, cherche par tous les moyens à développer l'aide auprès des familles juives. Il demande très vite à Lucie CHEVALLEY de « servir de lien entre les œuvres dont il s'occupait et leurs représentants en zone libre » 679 . Ne bénéficie-t-elle pas d'un laissez-passer permanent entre les deux zones ? Elle accepte immédiatement. Commencent alors, au rythme de ses fréquents voyages auprès des équipes locales et des entrevues qu'elle sollicite tant auprès des autorités françaises que des responsables d'œuvres travaillant avec le SSAE, des « manœuvres » diplomatiques parallèles. Outre ce travail de liaisons, c'est surtout la collecte et le versement de fonds qui occupent la Présidente du SSAE. Elle assure le transport des précieux subsides, avec parfois le budget qui doit servir à payer les salaires des professionnelles du SSAE, dans des pelotes de laine. Le transfert d'argent entre les deux zones est totalement interdit et les risques pris ne sont pas minces. Lucie CHEVALLEY ne sera jamais inquiétée.

En zone occupée, la répression qui s'abat sur la population juive avec les rafles du printemps 1941 incite à accélérer les mesures de sauvetage. Les fonds collectés s'orientent vers une priorité : le financement du sauvetage d'enfants juifs. Ces dames eurent alors l'idée de réactiver une œuvre pour enfants créée dans les années vingt et dénommée « Le Sauvetage de l'Enfance », qui deviendra pour la circonstance « L'Entraide temporaire ». La cheville ouvrière en seront Denise MILHAUD et son mari, qui est médecin. Employés par l'UGIF, ils travaillent tous deux dans les maisons d'enfants et les dispensaires gérés par l'Union. Cette place leur permet de faire transiter certains enfants des maisons d’accueil vers des placements clandestins organisés dans des familles ou des institutions religieuses, souvent à l'insu des responsables de l’UGIF. Deux registres permettent de suivre l'activité de ce réseau de placements. Sur un premier registre, repris des archives du « Sauvetage de l'Enfance », sont consignés les renseignements financiers camouflés dans les comptes datant des années 20. On y mentionne les entrées et les sorties en inscrivant les dates de naissance des enfants avec un décalage de 20 ans, ainsi que les dépenses engagées par enfant pour assurer son entretien dans le lieu de placement 680 . Des noms codés permettent d'avoir des renseignements sur la situation des parents : Biarritz signifie que ces derniers sont internés à Drancy ; Bayonne qu'ils sont déjà déportés 681 ; Dax est le nom de code de l'Entraide Temporaire. Un autre fichier, séparé du premier dans un autre lieu, porte la fausse identité des enfants et le pseudonyme de la personne de Dax chargée de les suivre. 500 enfants sont passés dans le réseau pour quelques jours ou quelques mois, voire des années. Aucun n'a été raflé et l'Entraide a pu continuer sa tâche jusqu'à la Libération. En revanche, certaines des collaboratrices, du fait de leur travail à l'UGIF, ont été arrêtées et déportées.

Si elle réussit à passer sans encombre les périodes les plus sombres, notamment à partir de l'été 42 où l'activité de l'Entraide va en s'intensifiant, Lucie CHEVALLEY n'en a pas moins conscience des risques qu'elle court. Peut-être plus que pour elle-même, ce sont les risques qu'elle fait courir au service officiel qu'elle représente sur les deux zones qui la préoccupent. Car les tentatives de séparer les deux sphères deviennent, au fil du temps, de plus en plus difficiles à assurer.

Notes
678.

Rapport dactylographié, dossier YAD VASHEM. Référence : CHEVALLEY-SABATIER Lucie – France n° 5891.

679.

Lucie CHEVALLEY, En Souvenir de David RAPOPORT , L'un des Trente-Six, KYOUM, 1946, p. 25.

680.

L'entraide temporaire, Sauvetage des enfants, CDJC, non daté (1985 d'après Sabine HALPERYN du CDJC).

681.

Lucien LAZARE, Op. cit., p. 199.