1. À PARIS, le début de l'ère du soupçon.

Au sein du SSAE, c'est en avril 1944 que les premières alarmes surgissent. Un matin, alors que le service est ouvert pour accueillir les rendez-vous habituels, se présente un homme de la Police allemande aux Affaires juives. Sa carte indique qu'il est rattaché à la section de DRANCY. Il demande à parler « à Madame BRAUN ». Adèle de BLONAY lui indique qu'aucune personne de ce nom ne travaille au SSAE. Le policier allemand repart et aussitôt la directrice du SSAE informe Grâce BRANDT, assistante sociale, de l'incident qui vient de se dérouler. Visiblement, il y a erreur sur le patronyme de la personne recherchée et une nouvelle démarche de la police allemande est à craindre dans les heures ou jours à venir. Grâce BRANDT demande à ne pas venir travailler quelques jours, le temps que les choses se tassent. Avant de la laisser partir, Adèle de BLONAY veut s'assurer des motifs pour lesquels la police allemande serait susceptible de s'intéresser à quelqu'un du service. Grâce BRANDT confirme qu'elle est en contact avec des réseaux de sauvetage pour des enfants juifs. Pour Adèle de BLONAY, il n'y a rien là qui puisse inquiéter le SSAE ! Dans son esprit, comme dans celui de l'assistante concernée qui estime même que le Service « ne fait pas tout ce qu'il devrait » 685 , le SSAE a toujours eu l'autorisation de travailler « comme avant » et auprès de qui le sollicitait, familles juives comprises ! Deux nouvelles descentes du policier allemand, flanqué d'un interprète, la font bien vite changer de ligne de défense. Elle tente de recueillir directement des renseignements auprès de la Gestapo afin de mesurer l’ampleur que cette affaire est susceptible de prendre. Elle n'obtient que de vagues déclarations. Mais le 12 juin, c'est bien « Mademoiselle BRANDT » que l'on vient chercher. Cette dernière, présente au service, s'enfuit sur ordre d'Adèle de BLONAY qui cherche à gagner du temps.

Le soir même, la directrice est placée au secret à DRANCY. Si la personne recherchée ne se présente pas sous les plus brefs délais, « la question serait plus grave pour le Service car on croirait à des faits graves » 686 . À Drancy, la directrice du bureau subit deux interrogatoires avant d'être ramenée rue de Vaugirard pour une confrontation avec un officier SS et un certain Monsieur B., bien Français lui, se présentant comme « ancien avocat à la Cour de Paris, cassé, se disant S.S., chargé de mission par HITLER lui-même ». Ce personnage, quelque peu mégalomane, est le plus acharné à trouver les failles qui permettraient une arrestation de plus grande ampleur du personnel du service.

En allemand, langue qu'elle maîtrise parfaitement, Adèle de BLONAY reprend sa ligne de défense :

‘« Elle s'est toujours considérée comme autorisée à travailler pour les Juifs, puisque M. BOMMELSBURG, grand chef de la Gestapo, lui avait dit en 1940 lorsqu'il avait autorisé la levée des scellés : 'Vous pouvez dès demain travailler comme auparavant'. D'autre part, le Kriminal Kommissar, venu lever les scellés, avait précisé à Madame CHEVALLEY et à A. de B. que le service pouvait continuer à s'occuper des juifs de la rue, mais ne devait pas aider les ROTHSCHILD à émigrer. » 687

Naïveté ou tactique rôdée, toujours est-il que, pour la police allemande et après avoir étudié les dossiers généraux et les dossiers sociaux pris dans les armoires, si le fait de « s'être occupé de juifs » constitue une charge, le SSAE semble du menu fretin sans intérêt. L'officier présent signe l'élargissement de la directrice qui peut quitter DRANCY le 24 juin, après douze jours d'interrogatoires dans le camp et rue de Vaugirard.

De son côté, Lucie CHEVALLEY a déjà alerté le représentant du gouvernement suisse à Vichy 688 . L'affaire n'est pas close pour autant. Les scellés sont posés sur les portes depuis le 19 juin, les dossiers saisis, le personnel interrogé mais les choses semblent se calmer. Grâce BRANDT a disparu de la circulation et la plupart des familles qui auraient pu être inquiétées par les recherches ont été averties du danger possible qu'elles courraient.

C'est compter sans « le chargé de mission d'HITLER  » qui ne veut pas en rester là. Il poursuit les interrogatoires, les élargit à la Présidente Lucie CHEVALLEY et à Robert D'EICHTAL, le trésorier. Il menace de conduire des perquisitions aux domiciles respectifs des responsables de l'association. Ce qu'il veut :

‘« Obtenir des listes complètes de Juifs aidés avec leur adresse, arrêter complètement l'activité du SSAE pour les Juifs et les Espagnols, et enfin, il voulait absolument mettre la main sur des fonds secrets dont il affirmait l'existence ! »’

Il exige la liste de toutes les personnes venant aux heures de réception, avec nom et adresse, ainsi qu'un relevé rétroactif des noms de toutes les personnes qui depuis janvier 1943 ont touché un secours au SSAE sur fonds polonais d'abord, et espagnols ensuite. L'équipe négocie, tente de tergiverser. Rien à faire. Devant l'ampleur de la tâche 689 , et surtout les dangers représentés par une telle acceptation, bon gré mal gré, une première liste de 300 noms est adressée le 11 août, soit quelques jours avant la Libération.

Mais il y a plus grave. Le milicien zélé qui traque tout ce qui représente l' « Anti-France », Juifs comme étrangers, annonce que la foudre répressive ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Le 27 juin, il claironne que les arrestations du personnel des bureaux de LYON et MARSEILLE sont en cours. Pour LYON, il a raison, et la concordance des dates permet de penser que le déclenchement de l'opération vient bien de PARIS et qu'elle procède plus de la Milice française que de la Gestapo. Pour MARSEILLE, en revanche, le traqueur d' « étrangers pauvres » est en avance de quelques semaines.

Notes
685.

Archives SSAE, « Aperçu chronologique des évènements qui se sont déroulés au SSAE pendant l'occupation allemande entre les mois d'avril et juillet 1944 ». Extrait : « A. de BLONAY avait questionné G. BRANDT pour savoir si elle avait quelque chose sur la conscience en ce qui concerne les cas israélites. GB lui avait exposé ce quelle avait fait pour des enfants israélites et A. de B. lui a dit très nettement : il n'y a pas lieu de se cacher , car nous pouvons répondre de tout ce que nous avons fait.(…) Mademoiselle BRANDT maintient que le SSAE dans cette affaire ne fait pas tout ce qu'il devrait. »

686.

Archives SSAE, ibidem. Le document qui relate les évènements dans le bureau parisien est rédigé par Adèle de BLONAY elle-même. Il n'est pas daté mais la précision qui est apportée, notamment sur les noms patronymiques des Allemands et Français qui sont intervenus tout au long de ces semaines, parfois même leur adresse personnelle, l'apparente à un document produit soit immédiatement après les évènements en direction des responsables du SSAE, soit un relevé qui aurait pu être sollicité après-guerre lorsque le Service a engagé diverses procédures notamment pour récupérer fichiers et matériels.

687.

Archives SSAE, ibid.

688.

Archives SSAE, courrier de L.CHEVALLEY à W. STUCKI en date du 21 juin 1944. Cette démarche s'explique par la double nationalité d'Adèle de BLONAY.

689.

Une telle liste, surtout concernant les dossiers rétroactifs, représente des milliers de personnes.