2. À LYON, le paroxysme de la violence.

Le 27 juin 1944, dans les locaux de la rue Garibaldi où le SSAE est installé depuis le début de l'Occupation, le personnel se presse comme à son habitude pour préparer la venue des nombreux solliciteurs qui ont rendez-vous. Parmi ces rendez-vous, Denise GRUNEWALD attend la visite de David DONOFF. « Dodo », comme il est surnommé par tous ceux qui lui sont proches, ne fait pas partie des « clients » habituels du SSAE. Nous pouvons même souligner l'extrême imprudence de cette rencontre dans les locaux officiels du service, puisqu’elle atteste des liens entre certaines professionnelles et les réseaux actifs préoccupés de résistance armée ou de sauvetage. Les motifs de ce rendez-vous ne sont pas connus. Était-il habituel que « Dodo » vienne avec une serviette remplie de faux papiers (cartes d'identité, cartes alimentaires) ou le destin a-t-il joué tragiquement juste, comme dans une scène de cinéma mille fois vue ? Toujours est-il que lorsqu'à dix heures et quart, trois policiers allemands s'introduisent dans les locaux, David DONOFF est là, dans la salle d'attente. Comprenant immédiatement qu'il s'agit d'une descente de la Gestapo, il s'enfuit. Il est abattu deux rues plus loin, rue de la République et meurt à l'hôpital où on l'a transporté 690 .

Immédiatement, l'incident met le personnel du SSAE dans une situation de tension grave vis-à-vis de leurs « visiteurs » inattendus. Des miliciens viennent renforcer la première équipe de policiers allemands. Durant deux heures :

‘« commence, si l'on peut dire l'invasion : tiroirs, placards, coffre, fichiers, tout est fouillé. J'entendrai toujours les voix aux forts accents teutons, criant : 'Tout Chuif ici' 'Organisation Chuive'. » 691

À midi, tout le personnel présent est emmené à Fort MONTLUC 692 . Arrivées à la prison, les huit femmes embarquées sont séparées. Marcelle TRILLAT est mise au secret. Denise GRUNEWALD dans le quartier « des juives ». Les autres sont dispersées dans des cellules avec surtout des « politiques ». C'est, pour la plupart de ces femmes, une confrontation bien rude avec l'univers carcéral mais aussi avec la réalité de MONTLUC, sinistre étape pour beaucoup de celles et de ceux qui y sont enfermés avant l'exécution ou la déportation.

‘« Silence troublé par les gémissements des compagnes de cellule torturées il y a quelques heures par la Gestapo, pas de la sentinelle, et surtout appel 'sans bagages' trop significatifs, hélas !… » rapporte l'une d'entre elles. 693

À leur arrivée dans les cellules, elles sont assaillies de questions par leurs compagnes d'infortune sur « les nouvelles militaires ». Sur les murs de l'une des geôles, une carte de France dessinée avec les moyens du bord tente de suivre au plus près l'avance des troupes alliées. Les réponses déçoivent. Tout à sa tâche de s'occuper des étrangers, le personnel du SSAE en oublie un peu la guerre et n'est guère capable de renouveler les informations des captives, sevrées d'actions et d'informations depuis parfois plusieurs mois !

Le bureau de PARIS est informé de la situation par deux assistantes sociales qui, en démarches extérieures ou absentes pour congés, n'ont pas été embarquées. Lucie CHEVALLEY, assignée à résidence et ne pouvant quitter PARIS, dépêche sur place Suzanne FILLEUL. Celle-ci arrive le 2 juillet après 24 heures d'un voyage éprouvant. Sa mission : entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir au plus vite la libération du personnel. Première étape, une entrevue avec le Maire de LYON, qui accepte d'intervenir, puis l'envoi de courriers à Vichy à la Légation Suisse pour que le CICR tente une requête. Il faut ensuite s'occuper des locaux. Au contraire du bureau de PARIS, aucun scellé n'a été posé et le bureau est à tout vent, avec ses fichiers mis à terre qui ont déversé tout leur contenu sur le sol et dans les airs. Il faut tenter un premier rangement sommaire et fermer les lieux. Il faut aussi renvoyer chez eux quelques « clients » hagards qui ne comprennent pas ce qui se passe et cherchent désespérément quelqu'un susceptible de s'occuper d'eux.

Suzanne FILLEUL prend contact avec le Docteur TRILLAT, le père de Marcelle. Le fait que cette dernière soit au secret et que tous les colis adressés par sa famille soient revenus, tous sans exception, ne manque pas d'inquiéter. Son « aryanité » est contestée, comme celle de Denise GRUNEWALD d'ailleurs. Pourtant les certificats nécessaires ont été fournis comme l'exigeait la loi du moment. Peut-être faut-il préparer de nouveaux certificats de baptême attestant de l'appartenance de l'une et l'autre à la confession protestante ? Les autorités françaises, la Préfecture notamment, contactées inlassablement par l'émissaire de la Présidente du SSAE assurent de leur soutien, tout comme de leur impuissance à intervenir !

Lorsque, le 10 juillet, les six collègues, secrétaires et assistantes sociales, sont libérées, l'espoir renaît. Ce répit sera de courte durée. En effet, le silence s'épaissit de plus en plus autour du sort de Marcelle TRILLAT, toujours au secret. Suzanne FILLEUL fait passer des messages à Lucie CHEVALLEY en confiant ses courriers à des personnes qui tentent de repartir sur PARIS. Susceptibles d'être soumis à la censure, elle utilise quelques métaphores médicales pour donner des informations sur les évènements en évitant de parler d'arrestations et de prisons.

Ces démarches à LYON étant terminées, elle part pour MARSEILLE, second volet de la mission confiée par Lucie CHEVALLEY. Tout semble enfin se passer normalement. Malgré l'annonce faite à PARIS d'une arrestation imminente, le bureau est toujours ouvert, et sa directrice, Lucienne MOURGUES, à pied d'œuvre ! Pas pour très longtemps.

Notes
690.

Sur la fin tragique de David DONOFF, on pourra se reporter à René NODOT, Août 1942 – Août 1992. Il y a cinquante ans, les grandes rafles de Lyon, texte dactylographié, p. 21 ; Nina GOURFINCKEL, Op. cit., pp. 229-230 ; Bruno PERMEZEL, Résistants à Lyon, 1144 noms, p. 169.

691.

Archives SSAE, témoignage dactylographié d'une des assistantes sociales embarquées ce jour-là pour être emprisonnées à MONTLUC, signé « cellule 13 ». Chacune d'entre elles a laissé une trace écrite sur ce qui s'était passé « ces jours-là ». Dans les documents conservés au SSAE, il n'est pas possible d'identifier de qui il s'agit car la seule signature est celle du numéro de la cellule dans laquelle elles ont passé, les unes et les autres, leur temps d'incarcération. En revanche, les recherches menées par Bruno PERMEZEL et reproduites dans son ouvrage Montluc. Antichambre de l'inconnu, Éditions BGA Permezel, 1999, nous permettent de retrouver l'identité de certains témoins. Ainsi la cellule 13 correspond à celle où Charlotte PAIN a été incarcérée, la cellule 17 à celle de Madeleine MONNIER. Marcelle TRILLAT est placée dans la cellule n°1 et Denise GRUNEWALD, au moment de sa libération, se trouvait dans la cellule n°18.

692.

Huit personnes en tout : la directrice et son adjointe, quatre secrétaires et deux assistantes sociales.

693.

Archives SSAE, témoignage dactylographié, « cellule 17 ».