2. De nouveaux temps adviennent.

Comme un corps après une chute un peu trop rude, le SSAE rassemble ses membres et, encore endolori, se remet en marche. Dès le mois de septembre, un nouveau bulletin de liaison entre les professionnelles du service est édité et diffusé au sein du SSAE. La première page est rédigée par Lucie CHEVALLEY. Sa lecture donne, à l'aune de l'ensemble de la société, la part de sacrifices ou de chance vécue par ces femmes : l'une a perdu son frère mort dans les combats de la Libération, d'autres habitant CAEN, LAON, AMIENS, ARRAS, MARC-en-BAROEUIL ont perdu tous leurs biens dans les bombardements « amis et ennemis », d'autres emprisonnées, une torturée qui ne reprendra son activité que plusieurs mois après la Libération… 702

Les bureaux fonctionnent à nouveau. Les problèmes à régler ne manquent pas et les sollicitations sont à la mesure des chambardements grands et petits provoqués par « les grands moments de l'Histoire ». Il faut donc se remettre au travail. Les temps s'annoncent sous de bons augures. La première bonne nouvelle, c'est que le nouveau ministre du Travail et de la Sécurité Sociale n'est autre qu'Alexandre PARODI, le fidèle soutien du SSAE, l'initiateur du SSMOE. L'autre « bonne nouvelle », c'est que le service du « contrôle social des étrangers » est dissous et, avec lui, le SSE. Voici enfin la voie libre pour asseoir définitivement la légitimité incontestable du SSAE !

Après donc bien des épreuves, l'immensité de la tâche apparaît dans toute sa dimension. La libération progressive des territoires occupés provoque d'innombrables mouvements migratoires. Après leur affranchissement des groupements de travail ou des camps de concentration, nombre de travailleurs étrangers affluent vers PARIS ou vers les grandes métropoles. Il faut se préoccuper de leur remise au travail quand elle est possible. Il faut surtout accompagner et préparer les regroupements de familles, renouveler les aides financières qui restent d'un montant global important en attendant que les consulats, les Croix-Rouge et œuvres d'assistance nationales ou internationales reprennent en charge leurs ressortissants.

Le tout se fait dans une atmosphère survoltée. La masse des demandes comme l'urgence à traiter les situations de grande précarité ne laisse guère, pour l'instant, le temps de prendre la mesure des changements profonds qui sont à l'œuvre.

‘« C'est dans le tumulte qu'il a fallu accorder son action aux besoins du moment ; tumulte créé par les troupes alliées débarquant à grand fracas et réclamant de la main-d’œuvre ; les sirènes des bateaux ramenant les cinquante-huit mille prisonniers rapatriés par l'Italie ou Odessa ; (…) les multiples demandes de ceux qui veulent travailler et reprendre une vie normale et ceux qui ne peuvent pas ; et les réfugiés et déportés de tous âges, de toutes langues et de toutes confessions, venus de tous les coins d'Europe, dans l'espoir souvent déçu de reprendre une vie normale… » 703

Les bureaux du SSAE deviennent pour quelques mois des centres de dépannage, d'orientation et de coordination. Mais, après la période fiévreuse de liquidation des tâches exceptionnelles de la guerre, il est temps aussi de préparer les saisons qui viennent et qui seront déterminantes pour le statut du SSAE.

La période qui s'ouvre est aussi, pour l'ensemble de la société, le moment de « faire les comptes ». Pour le SSAE, la transition se fait dans le calme. Les épisodes du mois de juin 1944, avec l'arrestation des trois directrices et le traitement subi par l'une d'entre elles, ont indéniablement marqué le service comme « étant du bon côté ». La prudence étant néanmoins de mise, Lucie CHEVALLEY force quelque peu la réalité lorsqu'elle prend l'initiative de solliciter une relance des comités départementaux pour la main-d’œuvre étrangère. Dès la nomination d'un nouveau directeur de la Main-d'Oeuvre Encadrée, elle rédige une note à l'attention d'Alexandre PARODI afin de « lui soumettre quelques suggestions concernant les modifications à apporter dans un sens plus libéral à la réglementation en vigueur » 704 . Faciliter et assouplir les conditions d'arrivée et de résidence des travailleurs étrangers et de leur famille reste un souci et une priorité. Elle ne craint pas néanmoins de souligner que l'activité des SSMOE a considérablement ralenti durant la période de l'Occupation, la direction du SSAE ne souhaitant pas négocier la mise en place de ces services avec les Préfets du moment 705 . Ce qui est une belle entorse à la réalité ! Considère-t-elle que les délégations du SSE aient été un obstacle à un réel développement ? Ou pense-t-elle utile et nécessaire de prouver la totale loyauté et neutralité du SSAE pendant la période de l'Occupation ? Ce « pieux mensonge » est d'autant plus inutile que, de tous les services sociaux, le SSAE est sûrement un de ceux qui paraissent « insoupçonnables » 706 de collusion et de complicité avec les autorités d'Occupation et l'État Français.

Cette « innocence » n'est pas attribuée à tout le monde et, pour certains, arrive l'instant où il faut s'expliquer. Responsable d'un service au sein de la machine administrative de Vichy, Gilbert LESAGE, pourtant écarté du système et considéré avec suspicion depuis l'été 1942 et l'épisode « Vénissieux », doit s'expliquer sur l'action de son service. Robert GARRIC ne doit son maintien à la tête du Secours National, qui devient le Secours Social, que grâce à la confiance amicale, bien que critique, de Raoul DAUTRY qui en prend la Présidence. Dans les départements, les assistantes sociales du SSAE et du SSMOE ne peuvent que constater la remarquable stabilité dans l'administration préfectorale, du moins au niveau des Chefs de service des Bureaux des Étrangers 707 . Pas plus qu'une société ne pouvait prendre le maquis, elle ne pouvait faire place nette tout d'un coup, telle une ardoise magique qui effacerait toutes les marques noires et grises 708 .

Notes
702.

Archives SSAE, Bulletin SSAE/SSMOE n°1, septembre 1944.

703.

Archives SSAE, rapport d'activité 1944 du bureau de MARSEILLE.

704.

Archives SSAE, bulletin SSAE/SSMOE, septembre 1944.

705.

Archives SSAE, courrier au ministre du Travail en date du 15 mai 1945 accompagnant une demande de subvention ministérielle. En 1944, le SSAE avait pu, bon gré mal gré, tabler sur une participation publique de 1 million de francs. Fin 1945, après moult négociations, le budget finalement accordé atteindra 6 millions.

706.

Armelle MABON, Op. cit., p. 81.

707.

Dans la région Rhône-Alpes, Denise GRUNEWALD constate le maintien en poste de tous les responsables. Archives SSAE, courrier de Denise GRUNEWALD à Adèle de BLONAY du 25 janvier 1945.

708.

L'épuration aura néanmoins lieu et elle va concerner tous les milieux avec une intensité variable selon des enjeux conjoncturels et structurels complexes. Voir notamment Peter NOVICK, L'Épuration Française, 1944-1949, Balland, 1985.