III – « Que deviennent-elles ? »

Ce n'est qu'en mai 1945 – soit près d'un an après son arrestation – que Marcelle TRILLAT reprend ses activités au sein du SSAE après une longue convalescence. Le bureau de LYON met momentanément son activité en veilleuse, PARIS ayant repris toute son autorité centralisatrice et MARSEILLE regroupant l'ensemble des bureaux et comités de toute la région Sud-Est. Marcelle TRILLAT prépare sa prise de fonction comme directrice du bureau de PARIS. Adèle de BLONAY part travailler aux États-Unis pour l'IMS, plus précisément pour y développer la recherche et la collecte de fonds.

La compagne d'incarcération de Marcelle TRILLAT, Denise GRUNEWALD, après avoir prospecté les possibilités de développement du SSMOE dans différents départements de la région Rhône-Alpes, part en 1946 pour l'Allemagne, à RASTATT, dans le cadre de la Délégation en Zone d'Occupation en Allemagne. Elle est accréditée auprès de la Direction des Personnes Déplacées et travaille en lien avec l'UNRRA 714 jusqu'à la dissolution de cet organisme. Accréditée par la suite auprès de la Commission Préparatoire de l'OIR (Organisation Internationale des Réfugiés) au titre de « Voluntary Agency » sur la question des enfants 715 , elle est amenée à s'intéresser aux enfants abandonnés, non déclarés ou placés dans les Lebensborn nazis. Pour le compte de la CPOIR, elle conduit une étude très fouillée sur ces structures qui ont évolué pendant la guerre : d'organisations créées pour l'amélioration de la « race germanique », elles sont devenues des instruments de germanisation des enfants enlevés dans les pays occupés 716 .

Pendant son séjour en Allemagne, elle croise Marie-Thérèse SCHINZ qui a quitté la Canebière pour devenir agent d'émigration international. MARSEILLE reste sous la direction active de Lucienne MOURGUES.

Après presque deux années d'interruption de communication, Claire MARIN-CHANCERELLE, l'assistante de « la brousse », peut à nouveau renouer les contacts avec la direction parisienne. Durant sa longue solitude, elle n'est pas restée inactive. Un bureau est ouvert à ALGER avec une assistante sociale qui se charge aussi de la TUNISIE. Pour sa part, elle reste sur CASABLANCA, ayant adopté définitivement le Maroc comme résidence et lieu de travail.

Lucie CHEVALLEY veille toujours infatigablement à la destinée du SSAE. Elle presse Michel DEBRÉ et Philippe SERRE de venir rejoindre le Conseil d'Administration du SSAE, ce qui sera chose faite en 1946. La préparation de l'Ordonnance de 1945, texte phare et fondateur d'une politique d'immigration, lui fait espérer une ère nouvelle dans le domaine qui lui est si cher depuis tant d’années. Ses ambitions sont plus que jamais exigeantes pour le SSAE. Au-delà de l'activité sociale, elle maintient son dessein de donner au travail social une mission de « conseiller éclairé » au service de ceux qui décident. Elle appuie ainsi la mise en place de ce qu'elle dénomme « une sorte de laboratoire concernant les questions d'immigration » 717 . Elle pense, avec raison, attribuer pour les années à venir une place pleine et entière à un service qui, avec ses faiblesses et l'obligation qui lui est faite de composer avec les puissants, doit répondre principalement :

‘« à l'appel de tous ceux qui ont appris à se confier à lui et contribuer de son mieux à l'amélioration du sort de ceux ou de celles à qui le sort refuse la joie d'un foyer paisible au sein de leur patrie. » 718

Les honneurs divers et variés qui viendront couronner la tête déjà blanchie de la Présidente du SSAE – Chevalier de la Légion d'Honneur dans la première promotion civile d'après-guerre, Médaille Nansen 719 – n'amoindriront jamais une ténacité et une parole diplomate mais libre.

Peut-être la dernière récompense qui lui fût attribuée, à titre posthume, l'aurait-elle touchée plus que toute autre ? La Médaille des Justes lui est décernée en 1993 pour son action pendant l'Occupation dans le sauvetage des enfants pris en charge par l'Entraide Temporaire. Cette distinction lui aurait rappelé ces temps si difficiles où il lui fallait tenir, sur une ligne de crête périlleuse, une vitrine légale et une action clandestine. Elle lui aurait aussi sûrement rappelé ces compagnons de sauvetage qui n'ont pas tous vu la fin des temps sombres. Parmi eux, William OUALID qui meurt à MARSEILLE deux jours après l'invasion par les troupes allemandes de la zone jusqu'alors non occupée. Mais aussi, et peut-être surtout, David RAPOPORT à qui elle rendra hommage après la guerre 720 : David RAPOPORT arrêté le 1er juin 1943, déporté à AUSCHWITZ le 7 octobre 1943, mort d'épuisement le 2 juillet 1944.

Notes
714.

United Nations Relief and Rehabilitation Administration (Conseil permanent des Nations Unies pour l'assistance et la reconstruction des pays libres). Ce Conseil résulte d'un accord signé le 9 novembre 1943 au nom des gouvernements représentant les Nations Unies. Il sera dissous en 1947.

715.

Archives SSAE, rapport d'activité de Denise GRUNEWALD, année 1947.

716.

Archives SSAE, rapport de Denise GRUNEWALD, 1948. Dans ce rapport d'une cinquantaine de pages, on peut lire : « Le Lebensborn est un organisme qui n'a rien à voir avec la NSV. Dès le début du régime nazi, de nouvelles lois furent promulguées pour contrôler les mariages (examen prénuptiaux, examen raciaux) en vue " d'augmenter le potentiel nordique de la population ". Le Lebensborn est enregistré le 12 décembre 1935, sur l'initiative personnelle d'HIMMLER, comme une association de droit privé. Elle avait pour but de rendre possibles, économiquement et moralement, les naissances illégitimes et même d'en faire un point d'honneur patriotique, mais pour les seuls élus SS et pour des femmes allemandes reconnues comme étant de pure race germanique (…) c'est à partir de 1940 qu'HIMMLER envisage "de rechercher et rigoureusement sélectionner le sang le plus précieux de toutes les nations étrangères et le drainer vers l'Allemagne, tant pour les en priver que pour nous assurer ce qui en est vraiment assimilable pour nous si c'est nécessaire en leur arrachant leurs enfants ". Les procédures de germanisation diffèrent selon l'origine géographique des enfants. Dans les pays conquis, et notamment la Pologne, les enfants une fois séparés de leurs parents sont mis dans des camps VOMI (Volksdeutsch Mittelstelle) ; là, ils sont classés en quatre catégories : admis à la germanisation, confiés à la NSV pour être placés, mis au travail, exterminés. Ceux admis à la germanisation sont placés dans des pouponnières puis dans des familles. Les alliés, après la victoire, engagent une action de recherche de grande envergure pour retrouver leurs familles d'origine. Placés dès leur plus jeune âge, les enfants n'ont aucun souvenir de leur famille " naturelle " ». La situation n'est pas sans préoccuper l'assistante sociale du SSAE qui contribue à cette mission : « Ces enfants ont été arrachés, certes, sinon toujours à leur famille, du moins à leur pays ; mais ils étaient souvent petits et n'en ont aucun souvenir. Pour les rendre à leur famille, à leur pays, il faut les arracher maintenant à ce qui est leur cadre actuel, ce qui est pour eux une nouvelle injustice. Pour réparer une injustice, a-t-on le droit, dans quelle mesure et au nom de quoi, d'en commettre une nouvelle ? ». (Voir en annexe n° XIV l'organisation en France de cette institution.)

717.

Archives SSAE, rapport sur l'activité de l'année 1945 présenté à l'assemblée générale du 29 mars 1946. Lucie CHEVALLEY poursuit son argumentaire : « p our que l'introduction de la main-d’œuvre nécessaire à notre reconstruction assure une sélection sanitaire et professionnelle tout en tenant compte du point de vue familial des règles ont été élaborées en commun. Le futur statut de l'étranger tiendra compte, espérons-le des suggestions qu'on a bien voulu nous demander. »

718.

Archives SSAE, ibidem.

719.

En 1965, le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés voulut « reconnaître la part qui lui revenait dans l'élaboration des principes régissant l'aide et la protection internationales grâce auxquelles de nombreux réfugiés ont eu la possibilité de se faire une nouvelle existence » et l'esprit d'initiative dont elle avait fait preuve « en posant les premiers jalons de l'aide aux réfugiés en France ». À cet effet, il lui décerne la Médaille Nansen, que n'avaient alors reçue de leur vivant que trois personnes dont la reine Juliana de Hollande et Madame ROOSEVELT.

720.

Lucie CHEVALLEY, En souvenir de David RAPOPORT . L'un des trente-six, KYOUM, 1946, pp. 25-26.