I – La France et les étrangers : la permanence du soupçon.

Avant de revenir plus précisément sur les observations directement liées à notre objet d'étude, attardons-nous sur quelques réflexions concernant le contexte – la « toile de fond » – qui structure l'espace historique dans lequel les actrices auxquelles nous nous sommes intéressée ont eu à agir et à penser. Ce contexte a subi en effet des modifications essentielles, selon que les marges de tolérance ou d'indifférence et les points de crispation puis d'exclusion se trouvent tour à tour ou conjointement présents.

L'émigration reste, aujourd'hui encore, une formidable énergie, un mouvement individuel et collectif qui, lorsqu'il devient visible et perceptible, bouleverse de façon non négligeable les espaces traversés ou ceux dans lesquels l'installation s’effectue. De façon variable, ce mouvement fait l'objet d'un contrôle et d'un encadrement selon les bons vouloirs et les craintes des pays de destination ou de transit. Comme Gérard NOIRIEL l'a démontré, cette mobilité est un des premiers facteurs de crispation, tant elle est perçue comme une menace de déstabilisation. Le mouvement incontrôlable et imprévisible devient un danger qu'il convient de contenir et prévenir 721 . « L'étranger » sert ainsi, bien souvent, de « cobaye » à la mise en œuvre de tout l'arsenal d'un contrôle administratif, juridique et social. Sa présence n'est supportée que dans la mesure où elle est discrète. La discrétion est de mise car la peur de « l'invasion » est aussi une peur du partage. Pour faire appel à la présence étrangère, la seule justification acceptable est celle de ne pouvoir « faire autrement » : il faut répondre à des manques bien identifiés (main-d’œuvre, démographie…). L'étranger ne peut donc être qu'une sorte de « variable d'ajustement » occulte et sous haute surveillance. Ce contrôle s'exerce bien évidemment à l'arrivée, mais aussi durant tout le temps de présence. Il porte autant sur les déplacements que sur les secteurs d'activité, accessibles ou non, selon les besoins du moment. Ce phénomène est-il typiquement hexagonal ? Assurément non ! Et nous avons pu voir comment, aux États-Unis, les techniques d'encadrement et de sélection se sont progressivement affinées – techniques qui firent de nombreux envieux et émules en France.

Les années trente symbolisent avec suffisamment de force la nature des tensions entre rejet et tradition d'accueil, ainsi que celles entre étrangers « bienvenus » et étrangers « indésirables ». Les bienvenus sont ceux que l'on a choisis et dont « l'utilité nationale » est reconnue ; en revanche, les « indésirables » sont tous ceux qui se sont invités d'office (les réfugiés) ou ceux dont on considère qu'ils ont triché pour accéder à la table du banquet commun (les naturalisés ou « Français de papier »). Dans les soubresauts d'une IIIème République plutôt mal en point, il se trouve encore des défenseurs acharnés du respect du droit d'asile, issus de tous les milieux politiques et sociaux. La force funeste du régime de Vichy est de tout faire basculer dans le seul domaine de l'exclusion en considérant tout étranger comme intrus et » indésirable ». Le fait que les Juifs étrangers aient été les premiers à subir les mesures de répression, que plus de 15.000 personnes aient été dénaturalisées afin de les rendre accessibles à la répression indique la volonté de poursuivre sans relâche l'une des composantes principales de « l'Anti-France ».

Notes
721.

Gérard NOIRIEL, Le Creuset français, Op. cit. ; plus particulièrement « La carte et le code », pp. 71-124.