II – Le SSAE, du légalisme stoïque à la désobéissance feutrée.

Face à l'hostilité grandissante et aux mesures de contrainte toujours plus accentuées, que peut faire une institution comme le SSAE ? Le premier choix possible est celui de la continuité – continuité du service lui-même et continuité des domaines dans lequel il intervenait jusqu'alors : faciliter le regroupement des familles, contribuer à tout ce qui peut « faire lien » entre des membres dispersés. Cela reste vrai, même durant les années noires, et tant l'aide à l'émigration que l'intervention dans les camps d'internement obéissent à cette préoccupation fondamentale. On peut souligner, ensuite, que le SSAE a représenté un des ferments les plus actifs de la construction d'une politique sociale dans le domaine de l'immigration. Le souci de rester dans la sphère de reconnaissance des pouvoirs publics va ainsi au-delà de l'obsédante préoccupation des moyens de survie d'une structure fragile. De la mise en place du SSMOE, avec l'appui d'Alexandre PARODI, à la rivalité avec le SSE, dirigé par Gilbert LESAGE, le SSAE se trouve en permanence placé à l’endroit d’une possible intervention de l'État dans ces domaines.

Le SSAE est plus qu'un service ou une association. C'est une micro-organisation, un « petit monde » avec ses règles, ses tensions et jalousies, sa solidarité interne. Au sortir de la période d'Occupation, le temps des épreuves lui a indéniablement donné une légitimité accrue. Cette légitimité, il l'a puisée dans sa capacité à intervenir dans un contexte de grande difficulté. Bien que proche des services de Vichy, il reste en lien très fort avec les responsables des œuvres de solidarité – juives notamment. Sa proximité avec les autorités en place lui donne, en particulier en zone sud, un rôle précieux de pivot et d'intermédiaire. Il est ainsi très proche du drame vécu par la population juive sans être un acteur principal, les œuvres de solidarité juive ayant, comme nous l'avons vu, organisé et conduit l'essentiel de l'assistance auprès de cette communauté. Particularité de son action : l'universalité dans l'intervention, qui reste un principe sans faille s'appliquant aussi bien aux nationalités qu’aux confessions. Au contraire de la plupart des regroupements, comités ou œuvres diverses qui agissent dans le même domaine, le SSAE souhaite pouvoir s'adresser à tous les étrangers. La seule limite qui s'impose à lui est celle qui est liée à sa capacité réelle d'intervention, en particulier selon la possibilité ou non d'activer l'IMS, son réseau international.

Si l'influence auprès des pouvoirs publics et l'universalité d'action caractérisent l'intervention du SSAE, celui-ci n'échappe pas pour autant à certaines influences idéologiques qui fleurissent « dans l'air du temps ». Ainsi, la distinction entre les éléments étrangers « assimilables » et les autres est régulièrement évoquée dans les rapports et autres notes produites pour les instances officielles. Simple artifice stratégique ou croyance plus ancrée ? Sûrement une alliance intime des deux. Ce conformisme de pensée est d'ailleurs partagé par la plupart des défenseurs de la « cause des étrangers » de l'époque. La croyance en la capacité « assimilationniste » de la France est telle que l'égalité des droits devient une évidence, évidence qui va constituer un des éléments de base de ses combats futurs. Ces combats seront, après la guerre, plus focalisés sur le droit d'asile ou la migration économique. Mais, à l'heure des années sombres, il faut bien dire que c'est la lutte pour la survie qui prime sur toutes les autres : survie du SSAE, survie des internés, survie des milliers de familles ou de travailleurs enrôlés dans des groupements de travailleurs étrangers. « En ce temps là c'était la survie et rien que la survie ! » reconnaît sobrement Lucienne MOURGUES, se remémorant ces temps difficiles. Des temps où le travail social se résumait à l'assistance, tant le nécessaire et l'indispensable faisaient défaut. Des temps où la pauvreté était une souffrance qui s'ajoutait aux vexations et humiliations. Des temps où tant les « clients » que les « associés » dans l'œuvre humanitaire pouvaient, du jour au lendemain, disparaître : soit volontairement pour se protéger, soit emportés par la répression en marche. Le simple fait de ne pas accepter l'inacceptable, de continuer de s'occuper de ceux qui sont alors mis au ban de la société est d'ores et déjà une indéniable marque de courage.

Que retenir des éléments fondamentaux qui éclairent les choix effectués ? Encore faut-il être prudent sur le terme de choix. En ce qui concerne le légalisme affiché et assumé par la direction de l'Association, on peut retenir en premier lieu l'influence du milieu d'origine, une culture de l'obéissance consolidée par la culture du « métier ». Les difficultés rencontrées dans la construction et la consolidation du Service ne sont pas négligeables et elles expliquent, en partie, une certaine « obsession » de la reconnaissance par les pouvoirs publics, donc des autorités en place. Nous pouvons enfin souligner le souci d'une certaine responsabilité à l'égard des étrangers eux-mêmes, même s'il s'agit bien plus d'une responsabilité de protection que de la défense de leur cause – tant l'assistance à porter « aux plus faibles » fait partie de la philosophie d'intervention des professionnelles. Cette position « éthique » est néanmoins un engagement qui interdit de battre en retraite sans essayer de « sauver ce qui peut l'être » et qui oblige à combattre avec les armes dont on dispose, fussent-elles dérisoires. C'est l'ensemble de ces composantes qui expliquent, au moins partiellement, l'option de la continuité.

L'impuissance à » protéger » les étrangers, et parmi eux les plus faibles, autant que la proximité avec la persécution (camps d'internement, rafles, disparition des « compagnons »), peuvent être considérés comme les ingrédients les plus puissants du passage à la désobéissance. Cette dissidence, même si elle n'est restée l'affaire que de quelques-unes, va provoquer une punition collective – punition acceptée par toutes celles qui devront en subir les foudres.

Mais ni « légende noire, ni légende rose » 722 pour le SSAE dont les professionnelles considèrent qu'elles ont fait leur travail, un point c'est tout. Cette affirmation est vraie et fausse à la fois. Vraie, car ces « mineures civiques et politiques », en investissant l'action sociale pour exercer leur influence et occuper une place sur la scène de la société, ont puisé dans les principes essentiels de leur sphère professionnelle « pour ne pas perdre leur âme ». Éloignées du jeu des puissants et de la scène du pouvoir, leur engagement est éminemment un combat. Fausse, car certaines d'entre elles ont largement dépassé les bornes imposées par la légalité au risque de leur vie. Ainsi, le « petit monde » du SSAE est un exemple parmi tant d'autres de la complexité de l'époque, et de la diversité des comportements individuels pour répondre aux chocs extérieurs sans toujours en comprendre le sens profond. À l'aune du reste de la société, toute une gamme de conduites se décline. À deux exceptions de taille près : l'insensibilité et l'exclusion.

Notes
722.

Denis PESCHANSKI, Vichy, 1940-1944. Contrôle et Exclusion, Éditions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 165.