Entretien avec Ninon HAIT-WEYL (LE 17 mars 1996.)

" J'ai commencé d'abord à être en contact avec les EIF à MOISSAC où ils étaient repliés et avaient ouvert un centre pour enfants étrangers. J'ai rencontré là Nina GOURFINKEL puis, mais je ne me souviens pas comment j'ai été en rapport avec Lucie CHEVALLEY qui était une femme extraordinaire. J'ai dû rencontrer ensuite Marcelle TRILLAT, mais je ne saurais vous dire exactement dans quelles conditions. L'équipe de GURS était composée de David DONOFF, de Théo BERNHEIM décédé il y a peu, Renée LANG, Elizabeth HIRSH et Madeleine SARTORIUS. Nous étions correspondants du SSAE.

(…) Mademoiselle TRILLAT venait de temps en temps au camp. Elle apportait de l'argent - nos maigres salaires - qu'elle cachait dans une pelote de laine. Elle tricotait tranquillement dans le train.

(…) L'équipe était logée dans une baraque avec les pompiers, les gardiens. Nous faisions notre cuisine. David DONOFF allait faire le ravitaillement à PAU. Nous n'étions pas si mal lotis comparés aux internés eux-mêmes. Le camp avait été conçu d'abord pour accueillir des réfugiés espagnols, des républicains qui fuyaient l'Espagne. Ensuite la première vague fut celle des Juifs allemands du pays de Bade. Ces gens sont partis avec très peu de bagages et sont arrivés démunis de tout. En fait, ces Allemands raflés étaient déjà destinés à la déportation mais les camps de l'Est n'étaient pas prêts. Les plus chanceux étaient partis avec un peu d'argent, venaient d'une classe sociale plus aisée, avaient de la famille en Suisse. Cela leur a bien servi par la suite pour améliorer leurs conditions.

Le ravitaillement, la nourriture étaient insuffisants. David profitait de ses allées et venues à PAU pour faire passer en douce quelques colis avec de l'argent et il s'occupait de faire faire des lunettes. Il sortait aussi du courrier, en cachette, pour éviter la censure. Tout cela nous valait les soupçons du directeur, Monsieur KAYSER. Il était commissaire divisionnaire et venait de ma ville natale MULHOUSE. Pour les colis, il y avait aussi le Secours Suisse avec Elizabeth KASSLER, qui étaient très appréciés.

Chez les résidents, il y avait des Juifs allemands mais aussi des Catholiques convaincus, des antinazis, des communistes.

Avec le directeur, j'ai essayé d'avoir de bons rapports mais cela s'est très vite dégradé. Il trouvait que l'on se mêlait de ce qui ne nous regardait pas. Il y avait cette histoire de courrier mais nous avions aussi favorisé le "départ" nocturne de quelques allemands antinazis. Il l'a su et il m'a convoquée. J'ai tout nié en bloc bien sûr. Il m'a dit que si mon père, qu'il connaissait, apprenait que sa fille favorisait les évasions, il pensait qu'il n'apprécierait pas. Je n'ai rien dit sur le moment mais je le lui ai resservi au moment où je suis partie du camp.

C'était en mai 1942. La Préfecture de PAU avait ordonné au directeur de préparer 500 personnes qui devaient partir travailler en Allemagne. À l'époque, une série de onze exemptions étaient prévues. Nous avons travaillé pendant deux nuits avec l'équipe pour essayer de sauver le maximum de personnes. Le matin du départ du convoi, la Croix-Rouge a débarqué et a distribué des barres chocolatées ou des douceurs quelconques. Comme les gens se précipitaient en désordre - vous pensez avec les restrictions alimentaires qu'ils subissaient ! - ils se sont fait tancer par ces bonnes dames qui les rabrouaient en hurlant : " Allons ! Allons ! un peu de tenue !!". J'étais scandalisée mais ce n'était que le début de surprises bien pires. Le directeur, non seulement, n'avait tenu aucun compte des listes que nous avions patiemment constituées mais comme un certain nombre de jeunes gens encore vigoureux se trouvaient dans le convoi, il a eu peur des évasions possibles et pour être sûr, en bon bureaucrate de fournir le contingent demandé, il a rajouté - oh ! je ne saurais dire aujourd'hui avec exactitude - mais au moins une dizaine de personnes en sus des 500 demandées. Je suis allée le voir et lui ai demandé des explications. Il m'a expliqué très calmement, qu'il souhaitait garantir la commande. Je lui ai rétorqué aussitôt : "J'avise le SSAE et je quitte le camp sous 48 heures ! ". Il s'est étonné et je lui ai dit que si mon père apprenait que j'avais accepté une telle chose, il ne le supporterait sûrement pas. Ce n'était pas qu'un bon mot. Je savais qu'après ça, on ne pouvait plus rien faire. Pourquoi faisaient -ils partir, soi disant pour aller travailler, des vieillards, des femmes avec des enfants… Tout ça ne pouvait plus durer.

Dans le camp, il y avait plusieurs sensibilités de religions juives. Il y avait des israélites non pratiquants, comme nous qui étions des laïcs, mais d'autres étaient des ultra pratiquants, très orthodoxes. La nourriture était infâme : du rutabaga dans une soupe claire, peu de viande mais qu'ils ne mangeaient même pas. Le Rabbin KAPPEL, qui venait de temps en temps, s'était inquiété de cette situation qui avait de lourdes répercussions sur la santé des adultes et des enfants. Il s'était entendu avec un boucher juif de PAU pour que la viande soit préparée de façon adéquate. Mais les internés l'ont refusée n'étant pas sûrs qu'elle est préparée selon les règles. Ceci a eu des conséquences catastrophiques. Pourtant le Rabbin leur rappelait que lorsque la vie est en danger, il était permis de ne pas suivre la loi. Ce à quoi il lui fut répondu qu'ici la vie n'était pas en danger. Je parle de cela car cela m'avait beaucoup frappée.

Nous n'avions aucun contact avec la Préfecture, c'est sûrement TRILLAT qui devait s'occuper de ça.

Il y avait au camp des concerts, des soirées de variétés mais vous savez dans certains camps allemands, les activités artistiques étaient autorisées. Il y avait des Espagnols. Ils avaient un statut un peu plus privilégié. Un Capitaine français s'occupait d'eux. Ils étaient dans les Groupements de travailleurs Étrangers. Les gens sont morts massivement de malnutrition. Ils étaient gardés par des gendarmes, la plupart étaient des Alsaciens. Le seul contact avec l'extérieur, c'était le curé qui venait de temps en temps dire la messe, je suppose…

Gilbert LESAGE, j'ai eu des contacts assez bizarres avec lui. J'avais un frère plus jeune que moi qui s'était replié. Il avait été pris et se trouvait dans un camp de jeunes - un camp de travail où se trouvaient où il y avait des Français et des Allemands… Cela ne me plaisait pas beaucoup et j'ai demandé à Gilbert LESAGE de le faire sortir… Et bien cela a marché ! J'ai su ensuite qu'il avait eu des ennuis après la guerre. Il est venu voir l'Abbé GLASBERG pour qu'il l'aide en témoignant des actions qu'il avait menées pour aider des prisonniers de guerre surtout. J'ai travaillé pendant 20 ans avec Georges GARNIER qui a eu des papiers et a été sauvé par Gilbert LESAGE. Vous savez en 40, tout le monde était pour PÉTAIN. Bien sûr il y a eu la poignée de main de MONTOIRE… mais globalement les Français étaient "pétaino-gaullistes". Je crois, pour en revenir à LESAGE que, lui aussi, il oscillait mais c'est sûr qu'il a aidé des gens… Bien sûr, il était un peu farfelu !

Le docteur WEILL était une personnalité extraordinaire. Dès la fin 42, il nous a parlé de ce qui se passait dans les camps de concentration allemands et polonais. Il en a parlé à l'Abbé GLASBERG et au Comité de Nîmes… Mais pour nous c'était inimaginable… On ne pouvait pas le croire !!

L'Abbé GLASBERG, je l'ai rencontré la première fois à la Brasserie Georges à Lyon. Il avait trouvé tout un système pour créer des centres d'accueil pour les personnes âgées et les faire sortir définitivement des camps. Il prenait une famille aisée et une qui n'avait rien et faisait payer double tarif à la première. Il en a créé à CHANSAYE, à BÉGUET et, à CAZAUBON une maison pour les jeunes, dont son frère, qui avait francisé son nom (Victor VERMONT) était le directeur. Il a été arrêté par les Allemands et n'est jamais revenu. Avec les jeunes de VÉNISSIEUX et des MILLES, il a créé une maison à LASTIC dont nous étions responsables, Théo BERNHEIM et moi. Cela a duré peu de temps. Un jour que nous étions en démarche à l'extérieur, sur une dénonciation du curé, la milice est venue et a arrêté tous les jeunes. J'ai pris alors la direction de CAZAUBON, après l'arrestation du frère de l'Abbé. Lui-même était recherché nommément par la Gestapo et a été obligé de se retirer. Il avait deux ou trois paroisses très perdues dans la campagne. Il faisait son sacerdoce dans une vieille carriole et un vieux cheval poussif qu'il avait appelé "Philippe" ! Moi, je suis rentrée dans la clandestinité et j'ai repris contact avec l'EIF. Nous faisions des faux papiers, nous aidions au placement des jeunes juifs dans des familles et de ceux qui refusaient le STO. Une fois par mois, j'allais voir Monseigneur THÉAS à MONTAUBAN pour lui porter des faux papiers pour les jeunes qui refusaient le STO. Au bout d'un moment cela devenait dangereux que je me déplace, alors il a fabriqué tout seul des faux papiers. Il s'est rappelé à l'ordre, lui aussi, après la guerre.

L'Abbé GLASBERG était aussi un anticonformiste. Il en rajoutait même un peu quelquefois. Il présentait les choses avec un certain humour juif. On l'a accusé d'être communiste et Dieu sait quoi ! Rien ne le retenait, ça c'est sûr ! cela n'a pas été toujours très facile, après la guerre, pour des personnalités comme ça."