Entretien avec Lucienne MOURGUES, 23 mai 1996.

" Il y a d'abord une chose qu'il faut dire, c'est que cette époque c'était la survie et uniquement la survie.

Exactement, je ne sais pas ce qui s'est passé entre Miss PHELAN et Lucie CHEVALLEY. Miss PHELAN était anglaise, elle n'était pas assistante sociale et elle était là depuis le tout début du SSAE. C'était une personnalité, c'était quelqu'un, une grande dame. Elle travaillait toujours dans cet esprit de dame d'œuvre. Elle faisait le contraire de ce qu'il fallait faire. En 1939, c'est le SSMOE qui venait d'être créé et cela changeait les choses. Mais elle, elle ne voulait pas en entendre parler. À ce moment-là à MARSEILLE, il y avait un comité qui dépendait de PARIS. Il y a eu des chocs violents. Quand j'ai été engagée en février 1942, Madame CHEVALLEY, que j'avais vue dans une chambre modeste à côté de la gare de Lyon, m'a dit : " Il y aura quelqu'un qui s'occupera des questions générales et vous vous chargerez exclusivement des cas" car Madame CHEVALLEY était pour les cas individuels. Je suis partie en stage à PARIS. Je devais quitter Paris fin mai. Madame CHEVALLEY m'a dit : "je vais vous garder un mois de plus à PARIS. Je en ne peux pas vous envoyer dans cette pétaudière !". Un détail pour vous illustrer comment les choses se passaient : Miss PHELAN avait engagé une secrétaire. Elle était suisse. Lorsque Marcelle TRILLAT est arrivée à MARSEILLE, elle s'est aperçue que cette secrétaire travaillait sans autorisation ni titre de séjour. C'était le genre de détail qui ne frappait pas Miss PHELAN. Je suis arrivée le 1er juillet 1942 en zone non occupée. Marcelle TRILLAT était la directrice de LYON et de la zone Sud. Lorsque je suis arrivée, il restait au bureau une assistante sociale dont je ne parviens plus à me souvenir du nom. Cette assistante travaillait avec Miss PHELAN et avait pris parti pour elle. Elle avait un contrat, elle est restée un mois ou deux pour finir les cas dont elle s'occupait. Il y avait Marie-Thérèse SCHINTZ qui venait d'arriver et qui était une amie de Marcelle TRILLAT. Elle parlait allemand. C'est elle qui avait en charge tous les réfugiés chassés par le nazisme. Mademoiselle TRILLAT voyant tout le travail qui me tombait sur les épaules, ne m'a pas chargée d'aller dans les camps.

Les Allemands sont arrivés en novembre 1942. Lorsque nous avons été occupés, ça a tout changé. Lorsque j'ai fait mes stages à PARIS, je n'avais jamais travaillé sur ce que j'ai trouvé à MARSEILLE. J'avais surtout des cas d'émigration. Pour moi, c'était difficile. J'ai mis très longtemps à comprendre ce qu'était un visa !

Dans les camps donc je n'y allais pas. Je ne suis allée qu'une fois au camp des Milles. Nous avions une correspondante qui y allait régulièrement et qui rendait compte à Marcelle TRILLAT. L'hôtel Bompart, c'était Marie-Thérèse SCHINTZ. Il y avait des Allemands et des Autrichiens qu'elle aidait. Nous étions très liées mais, professionnellement, chacune faisait ce qu'elle avait à faire. Un jour elle me dit en me parlant de personnes qu'elle aidait : "Si vous vouliez, je vous les présenterais". Je lui ai dit : "Non ! Comme vous vous en occupez, je ne pourrais rien faire de plus et si la police vient, je dirais que je ne les connais pas."

Les structures, ça n'existait pas pendant la guerre, il n'y avait rien. On faisait au plus pressé. Moi, donc, je m'occupais des cas d'émigration. Il devait y avoir des correspondances internationales à faire. Je vous parle des choses officielles car, pour l'émigration des clandestins, SCHINTZ devait aider pour des papiers. Il y avait aussi d'autres organisations, comme les Quakers, l'OSE et un vieux prêtre orthodoxe. Deux ou trois fois, j'ai été contactée par des gens qui voulaient me faire rentrer dans les réseaux. Mais je renvoyais toujours vers la direction à LYON ou à PARIS. Il fallait que le SSAE survive. Il fallait que le service continue. C'est même extraordinaire qu'on ne nous est pas inquiétées plus tôt car nous nous occupions de gens dont ils ne voulaient pas.

Pour l'émigration, c'est surtout vers les Etats-Unis, pour quelques-uns en Afrique du Sud s'ils avaient de la famille ou un travail, quelques-uns en Argentine. Ils ne pouvaient s'embarquer qu'à LISBONNE. Pour partir de là, il fallait avoir un visa de transit pour le Portugal, lequel ne pouvait être obtenu qu'avec le visa de transit en Espagne lequel ne pouvait être obtenu qu'avec le visa de sortie de France. Chaque visa était délivré pour une période limitée, il m'est arrivé d'obtenir le visa de sortie de France mais les visas de transit étaient périmés, d'autant plus que pour obtenir le visa de transit pour le Portugal, il fallait avoir une place retenue sur la bateau. Alors vous voyez quand on arrivait à faire partir quelqu'un, ce n'était pas une mince affaire !!

De plus très vite, avec l'occupation, les conditions sont devenues encore plus difficiles. Et puis pour les faire partir, il fallait de l'argent. On mendiait partout, à tous les organismes juifs. De l'argent nous était envoyé au service. Nous avions ce que l'on appelait "le compte Émigrants". Lorsque je suis arrivée à MARSEILLE, tout un tas de choses me sont tombées sur la tête et notamment la comptabilité. Mademoiselle TRILLAT m'a dit : "vous vous occupez de la comptabilité !" C'était un gros souci pour moi d'avoir de l'argent qui n'était pas à nous. De ma vie, je ne m'étais pas occupée de comptabilité et TRILLAT est restée deux jours avec moi, pas plus ! Ensuite elle a filé sur LYON. Il y avait une fiche par émigrant pour le compte. Quelque temps plus tard, le trésorier de PARIS m'a demandé à voir le compte et le fichier migrants. Il était catastrophé ! J'avais tout fait à l'envers !

Mais ce qui m'occupait le plus, c'était les Espagnols… Les réfugiés espagnols. Le gouvernement républicain s'était réfugié au Mexique en emportant de l'argent et, quand ils ont su la présence de tous ces réfugiés espagnols en France, ils ont demandé à les aider financièrement et se sont entendus avec le gouvernement mexicain qui versait l'argent aux réfugiés par l'intermédiaire du Consulat du Mexique qui était à MARSEILLE. Quand les Allemands ont occupé la zone sud, les relations diplomatiques ont été rompues avec le Mexique. Il y avait auparavant un accord entre le gouvernement français et le Mexique. Vichy a donc demandé au SSAE de prendre le relais de cette assistance financière. Il a accepté bien que ce ne soit pas dans les principes du service social. Au moment de mes études, on nous apprenait : "le service social ne donne pas d'argent, il en procure !". Madame CHEVALLEY a dit non dans un premier temps. Elle nous a demandé de faire des enquêtes. J'ai donc fait des enquêtes, à vélo, quelquefois très loin en Provence et l'on découvrait des situations de femmes seules, de vieillards… Vraiment des gens dans une misère !… Vu la situation, Mme CHEVALLEY a accepté cette mission et on a donc commencé à faire de l'assistance financière. On distribuait de l'argent tous les mois. Chacun venait chercher son enveloppe, c'étaient les secrétaires qui s'occupaient de ça. Nous avons fait ça depuis fin 1942. C'était du travail ! Au début, le gouvernement du Mexique calculait le montant des allocations en fonction des responsabilités pendant la guerre civile. Madame CHEVALLEY, elle, avait accepté de prendre le relais à conditions que les attributions se fassent en fonction de critères de service social. Alors je vous assure ce n'était pas commode. Lorsque vous receviez un colonel qui vivait tout seul et que nous réadaptions le montant de ses allocations pour augmenter celles des femmes seules avec des enfants, je peux vous dire qu'il y a eu des entretiens pas faciles du tout ! cela a été source de difficultés. Les réfugiés disaient que c'était leur argent, alors il fallait s'expliquer…

La dureté du régime dans les Compagnies de travailleurs étrangers dépendait de qui commandait. Ils travaillaient dur mais ils étaient plus protégés. Nous n'avons pas travaillé avec le service de Formation des Étrangers. Il n'y avait pas de délégué départemental. Quant au Secours national, nous ne travaillons pas avec. AU fond, ils n'avaient pas les mêmes valeurs que nous. Ils n'étaient pas très pour les étrangers. Ceux avec qui nous avons beaucoup travaillé, et notamment pour les secours, ce sont les Quakers. Ils nous ont beaucoup aidé pour les repas, pour les vêtements. Avec l'OSE, nous avions de bons contacts mais c'est surtout SCHINTZ qui travaillait bien avec. Mais moi-même je les ai bien connues. Elles ont été déportées toutes les deux.

Nous avions d'énormes difficultés quelquefois pour aider les gens pour qui nous étions le seul recours. Ainsi, il nous est arrivé de trouver une personne que nous connaissions bien, le matin sur notre paillasson, seule, malade… Sans certificat médical, impossible de faire une hospitalisation, même en cas d'urgence grave ! Aussi, nous la ramenions sur un banc et le premier flic qu'on rencontrait, on lui disait : "il y a une personne qui est malade, on ne peut la laisser comme ça !" C'était le seul moyen de la faire hospitaliser.

Le Comité de NÎMES, j'y ai participé trois ou quatre fois. Madame CHEVALLEY et Marcelle TRILLAT y allaient régulièrement puisque c'était une réunion pour les organisations qui s'occupaient des camps, mais on m'a demandé d'y aller parfois. Je pense que c'était parce qu'on voulait qu'il y ait quelqu'un du SSAE de MARSEILLE. Il y a des choses qui m'ont choquée. Il y avait beaucoup de participants et, de ce que j'ai compris, c'était plus ou moins officiel comme comité. Et bien, lorsque j'arrivais vers midi, je suppose qu'ils avaient travaillé le matin, tout ce beau monde allait faire un grand repas à l'hôtel Imperator qui était le plus grand hôtel de NÎMES… Après le repas, il y avait des travaux en petits groupes. Moi, je retrouvais des gens de MARSEILLE pour parler des situations liées à MARSEILLE. C'était toute une histoire, ces déplacements ! On revenait très tard, c'était le couvre-feu, c'était vraiment pas commode !

Je considère que c'est un bonheur et une chance d'avoir travaillé avec Mme CHEVALLEY et TRILLAT. Elles se déplaçaient souvent. Mme CHEVALLEY c'est grâce à elle que le SSAE a pu traverser cette période et rester jusqu'à aujourd'hui. (…)

En juin 44, à LYON, je n'y étais pas donc je restitue ce que j'ai entendu dire. Il me semble que s'il y a eu fermeture du bureau de MARSEILLE, c'est sur ordre de PARIS. C'est de BLONAY qui était directrice à PARIS et qui a été arrêtée la première parce que, parmi les assistantes, il y en avait deux ou trois qui faisaient des choses clandestines pas très discrètement. Comme Melle de BLONAY était directrice c'est elle qui a tout pris ! Elle n'est pas restée longtemps en prison. J'ai su par une lettre - il faut se rappeler qu'à cette époque les liaisons n'étaient pas faciles - qu'elle avait été relâchée. J'ai gardé cette lettre, précieusement, dans mon bureau. Aussi, quand ils sont venus m'arrêter à MARSEILLE, je savais par Melle FILLEUL que toute l'équipe de LYON avait été arrêtée. Avec Mme CHEVALLEY, on avait déjà évoqué la possibilité d'arrestations. Elle pensait qu'il fallait rester en toute circonstance à son poste car les gens avaient besoin de nous mais lorsque j'ai su que tout le monde avait été arrêtée à LYON, j'ai convoqué l'équipe en disant que chacune faisait comme elle voulait. Que celle qui voulait rester chez elle pouvait le faire, que je comprenais très bien. Tout le monde a voulu rester. Nous avons donc décidé qu'elles viendraient tous les matins prendre leur travail, qu'elles travailleraient chez elles la journée et ramèneraient leur travail le soir. Ce soir-là elles avaient été plusieurs à revenir. Il était 18 heures environ. Mon bureau était plein de messages internationaux. Je faisais ça lorsque j'étais au calme car c'était long à trier. On sonne. J'étais persuadée que c'était une des secrétaires qui avait oublié quelque chose. J'ai ouvert. Ils étaient deux. Ils entrent dans mon bureau et m'annoncent : "Votre directrice à PARIS a été arrêtée". J'ai répondu aussitôt : "oui mais elle a été relâchée !" et je leur ai sorti la lettre. Ils se sont longuement interrogés tous les deux en allemand. Je ne comprends pas l'allemand mais il était net qu'ils hésitaient sur la conduite à tenir. Et alors, ils sont passés dans tous les bureaux. Comme on s'attendait un peu à ça, j'avais mis dans un des bureaux une grande affiche avec marqué : "SSMOE Préfecture des Bouches-du-Rhône". Ils ont emporté un fichier, croyant que c'était "un fichier de juifs" mais c'était un fichier d'Espagnols. C'est tout ce qu'ils emportaient et j'ai suivi. Je m'en rappelle, c'était le 21 ou le 22 juillet. "Vous… Juifs !!" Ils croyaient qu'on aidait les Juifs. Il y avait la concierge à qui on avait laissé les clés. Elle me dit : "Et demain matin ? qu'est-ce que je leur dis ?""Dîtes-leur que je suis partie !" En fait, je suis restée une semaine aux Baumettes. J'étais persuadée que j'allais partir dans un convoi pour DRANCY. Il y avait deux cars pour nous transférer. On nous a mis des menottes. On nous a fait entrer dans la cour, alignés les uns à côté des autres contre le mur, avec les types en face avec leur mitraillette. Cela faisait 24 heures que j'avais été arrêtée, et vu ce qui se passait à l'époque, j'ai bien cru que ma dernière heure était arrivée ! mais c'était de l'intimidation… Je me suis retrouvée en cellule. En arrivant aux Baumettes - cela m'a fait quelque chose car j'avais été visiteuse de prison - ils ont commencé par prendre mon sac et ma montre. Lorsque je suis sortie, j'ai demandé à les récupérer. Ils m'ont fait entrer dans une pièce où des sacs étaient disposés et j'ai reconnu le mien. Pour la montre on m'a dit que celui qui avait les clés du coffre était parti. Je suis rentrée à pied, c'était fin juillet, il faisait un soleil de plomb ! Arrivée à MAZARGUES, j'ai pris le train pour aller à MARSEILLE. Arrivée chez moi, j'alerte SCHINTZ et toutes les autres. Qu'allons-nous faire ? Il fallait rouvrir le service. Mais ils avaient emporté toutes les clés. Alors, sans me démonter, je suis retournée à la gestapo et j'ai retrouvé ces deux types qui m'avaient arrêtée. Je leur dis - ils ont dû me prendre pour une simplette ! - : "je veux rouvrir le bureau." Ils ont répondu "Non vous êtes sous surveillance." Alors je suis retournée aux Baumettes chercher ma montre !…"