Entretien avec René NODOT, 21 mai 1996.

« Moi, j'ai surtout travaillé avec les protestants et essentiellement dans le Service Social des Étrangers. Il est vrai que Marcelle TRILLAT était un peu en retrait. Elle n'était pas contente que notre service soit en concurrence, mais moi vous savez à l'époque j'étais très jeune, toutes ces rivalités, cela me laissait froid. LESAGE évidemment, je l'ai beaucoup connu. Il gagnerait d'ailleurs à être mieux connu. Il était extraordinaire, très spécial… On ne peut pas dire qu'il jouait double-jeu, quoique à la fin, il a été inquiété et arrêté… Mais lui, vraiment il a joué un jeu prodigieux. J'ai aussi connu l'Abbé GLASBERG qui a joué, lui aussi, un rôle fantastique mais il n'aimait pas du tout LESAGE. Une fois, je l'ai revu, après la guerre dans une association de gauche. On l'a traité de tout, de communiste, de juif honteux !

(…) Le sauvetage de la petite juive de TRÉVOUX montre le travail que l'on faisait au SSE. Ce qui prouve que l'on pouvait faire de grandes choses, sans tirer un coup de mitrailleuse. Ils avaient arrêté trente juifs dans une nuit d'août 1943, dans tout le département de l'Ain. Le père de cette petite était décoré de la bataille de NARVICK, la seule victoire de 39-40 ! dans le village, il était très considéré. Je ne sais pas s'il y avait de l'antisémitisme mais lui était apprécié. On le ménageait, on lui donnait à manger. En pleine nuit, les gendarmes, sur ordre du préfet, sont venus l'arrêter, l'ont fouillé et l'ont mis dans une prison à TRÉVOUX et, le matin, ils l'ont amené à BOURG. Moi, j'ai été prévenu par sa femme. J'ai eu tellement honte en voyant cette femme - elle était enceinte en plus - j'ai dit : « Madame, si ce que vous dîtes est vrai, votre mari couchera chez vous demain ! » Je me suis un peu avancé car, en fait, il n'y a couché que le surlendemain. Je suis allé à la préfecture, j'ai vu des gens que je connaissais bien, des chefs de service… Il y en avait un qui me disait : «Mais, Monsieur NODOT, nous avons perdu la guerre»«Ce n'est pas parce qu'on l'a perdue qu'il faut se conduire comme des lâches !» Alors, finalement, à bout d'argument, j'ai dit : «Voulez-vous que j'aille voir le préfet ?»«Oh non ! Il est tellement énervé, nous allons y aller !» Alors, tous ces chefs de service, ces chefs de division sont allés voir le Préfet qui a décidé de ne pas envoyer ces juifs en Allemagne. Il a du être relevé de ses fonctions car je n'en ai plus entendu parler après.

Autre chose que nous faisions au SSE. On avait un délégué, dans les Basses-Pyrénées, qui s'était acoquiné avec un gars du ministère de l'Intérieur, parce qu'il faut savoir qu'à cette époque, les choses ne sont pas blanc ou noir, il a surtout des gris et toutes sortes de teintes. Pendant l'occupation, il y avait des gens qui n'étaient plus du tout d'accord avec les persécutions. Ils avaient vu le Vel. d'Hiv. À LYON, on a évité beaucoup de choses. Ce délégué, donc, il a vu LESAGE qui circulait sans arrêt. À une réunion à LYON, LESAGE nous dit : «Alors voilà, le délégué des Basses-Pyrénées a conclu un accord avec tel gars du ministère de l'Intérieur, il fait vider les camps d'internement français». Alors, on a dit que c'était des vieillards, des inaptes, mais pas totaux, qu'ils étaient capables de faire un certain travail. On a pu faire ça avec l'accord de tout un tas de gens dans les préfectures et ça on ne le dit pas assez ! Tout le monde n'était pas mauvais. Il y avait quelques salopards mais, partout dans tous les milieux, il y avait aussi des gens qui voulaient bien rendre service, peut-être pas constamment, mais quand même !

Une fois, on a fait sortir des femmes. Alors, on adit qu'il fallait les cacher dans le Jura. Je me suis mis en contact avec une assistante sociale de l'UGIF - alors, voilà un mouvement qui a été critiqué ! - Simone BLOCH, que je n'ai pu retrouver après la guerre. Avec elle et la Préfecture on a fait tout un travail pour chercher des couvents, des maisons de retraite pour les camoufler. Cela a mis la puce à l'oreille de la Gestapo. C'était en 1943, la gestapo était toute puissante. J'ai été arrêté par la police allemande à la gare de LONS-LE-SAULNIER. On m'a enfermé dans une pièce, fouillé puis ils sont revenus un moment après. Je pense que ce n'était pas moi qu'il cherchait mais enfin, je n'en suis pas si sûr. Ils ont fouillé ma serviette mais je faisais attention de ne rien prendre du SSE. J'ai été relâché. Seulement après, on m'a supprimé mes frais de déplacement. Ce n'était pas le SSE qui me les versait, c'était le ministère des Finances. Il m'a dit : «Pratiquement, si on vous supprime vos frais, vous ne pouvez plus circuler.» Donc, je payais de ma poche mais ce n'était pas brillant. Une autre assistante sociale, DOYON, qui travaillait avec le curé de COLLONGES qui faisait filer des juifs en Suisse, à tous les deux on nous a supprimé nos frais de déplacement. Alors là, je me suis posé la question : «Qu'est-ce que je fais ?». Mon père était suisse, j'avais beaucoup de parents en Suisse, ce qui m'a permis de faire passer des gens. J'ai pensé que j'allais peut-être aller là-bas. Mais la famille de ma femme n'était pas prête. Alors, il y a un gars qui m'a aidé. Je l'avais aidé à ne pas partir en Allemagne. Il m'a dit qu'il connaissait quelqu'un à la radio de VICHY et que cette personne pouvait me faire embaucher, me prendre comme speaker auxiliaire (il avait remarqué que j'avais la parole facile !). Alors, je me suis présenté à VICHY ; je crois même que j'ai démissionné du Service Social parce que je pensais me faire cravater. La gestapo était venue chez mes parents et à LYON, la concierge m'avait prévenu que des personnes me cherchaient.

(…) David DONOFF a été abattu rue Juliette RÉCAMIER. C'était lui aussi un homme extraordinaire. Il appartenait à plusieurs réseaux. Là aussi, il y avait presque une rivalité entre les réseaux chrétiens et les réseaux juifs. Ces derniers ont un peu tendance à mettre en valeur leurs équipes. Mais au départ c'était quand même les chrétiens. Les réseaux juifs, on les a vus à partir de 1943 ; c'était, il faut le dire, le moment le plus dangereux.

Il y a eu quelques collabos chez les protestants mais très peu chez les pasteurs. Moi, j'ai été convaincu par un pasteur qui m'a dit : «Petit, ce régime c'est comme SALAZAR en pire !». les gens ont été hébétés par la défaite et puis il y a eu cet homme qui s'est présenté. Un grand-père venant au secours des orphelins. On le voyait dans nos livres d'histoire comme un héros de la Grande Guerre. Il y avait une propagande extraordinaire. Heureusement, chez les protestants, nous avons une éducation du doute. Alors quand j'ai vu dans la presse des articles censurés et la photo de PÉTAIN partout, je me suis méfié. Et cette propagande, elle s'est mise en place immédiatement. Dès juillet 1940, il y avait déjà des cartes postales dans tous les magasins avec la photo de PÉTAIN. C'était très nouveau à l'époque. Il y avait même "une prière pour le Maréchal". Ils ont poussé le culte très, très loin. D'ailleurs, nous, on était obligé de s'en servir au SSE. Une fois, nous avons eu la visite de provocateurs qui sont venus et nous ont demandé si c'était ici qu'il fallait s'adresser pour aller en Suisse - c'étaient peut-être des imbéciles, remarquez ! Nous leur avons dit : «Qu'est-ce que vous croyez ? Ici, c'est un service officiel ! Nous sommes au service du Maréchal PÉTAIN !!»

Je ne sais pas trop quelle position LESAGE avait par rapport à PÉTAIN. Il n'en parlait jamais. LESAGE avait un côté visionnaire. C'était un personnage étrange. Il a eu une vie incroyable. Il était d'origine catholique, je ne sais par quelle opération, il est devenu quaker. LESAGE m'a fait l'effet d'un ouragan, volubile, déroutant l'interlocuteur. C'est les rapports de surveillance dont il a fait l'objet d'octobre 1942 jusqu'à son arrestation en 1944 qui permettent de connaître sa vie. Il a été surveillé en raison « d'entraves apportées au regroupement de certaines catégories d'étrangers par des agents du SSE ». D'après un rapport de 1942 : « Gilbert Lesage est né le 19 mai 1910 à PARIS. Son père, d'origine normande, était architecte. Il a fait ses études secondaires au lycée de FALAISE puis des études de philosophie au lycée ROLLIN à PARIS, menées de pair avec celles de cuisine. Ses études ne furent pas sanctionnées par la seconde partie du bac. On le trouve successivement vendeur en bonneterie, étudiant en ethnologie, chargé de mission de la Société des Amis en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Autriche, Suisse… Il est cuisinier, reporter. Il fait son service militaire aux Tirailleurs algériens. On le retrouve garçon de café à FRIBOURG où il étudie le mouvement catholique Caritas, secrétaire de l'Entraide européenne (section franco-allemande), conférencier étudiant pendant deux ans en Angleterre, diplômé d'études religieuses au collège de WOOLBROUK. Il dirige, alors, un service de réfugiés allemands et diverses œuvres, il passe au service civil d'aide aux Quakers américains puis aux enfants espagnols. En 39, il est mobilisé dans l'infanterie. Dès l'été 40, il s'occupe à VICHY du service des réfugiés des Compagnons de France… » Il a eu l'appui de plusieurs personnalités, notamment par le Haut Commissaire au Chômage. Il sautait sur chaque occasion. Il avait réponse à tout. C'était un vagabond, même après la guerre, et il a continué à s'occuper de réfugiés de l'Europe de l'Est. c'était un personnage un peu comme l'Abbé GLASBERG, c'est peut-être pour ça qu'ils ne s'aimaient pas beaucoup… GLASBERG était plus résistant. Il a été clandestin. Les Allemands le recherchaient et ont tué son frère qui se faisait appeler VERMONT. Ils l'ont tué en pensant que c'était Alexandre GLASBERG. C'était un homme en dehors de toutes les règles. Il était même aussi au-dessus de la religion. C'était un chrétien mais il était dans une sphère encore plus haute. C'était la tolérance, une humanité supérieure… LESAGE, lui, était sensible au salaire, à tous les avantages… Il fallait être exceptionnel, non conformiste. Moi, je n'étais pas à leur hauteur, mais j'étais anticonformiste.

(…) À LYON, il y a eu plusieurs personnalités juives de toute première importance comme le rabbin SCHOENBERG. Il ressemblait au Christ ! Il me donnait de l'argent pour les enfants juifs qui passaient en Suisse. Je les faisais accompagner par une assistante sociale mais il fallait payer les voyages. BOEGNER, lui, a fait un travail gigantesque parce qu'il avait beaucoup de relations à l'étranger. En Suisse, il donnait sa signature pour faire passer des gens et, ceux-là, on ne les refoulait pas ! ! ».