Introduction

L’émotion est sans doute un des aspects de la vie mentale qui donne le plus de relief et de signification à notre existence. Dans un sens, l’émotion est ce qui nous fait vivre et parfois mourir. Ainsi, ce n’est pas une surprise de rencontrer d’aussi nombreux philosophes classiques qui ont échafaudé des théories de l’émotion (e. g., Aristote, Descartes, Platon) dans lesquelles certains événements ou stimulus importants peuvent provoquer un changement corporel et un comportement caractérisé par un état de motivation. Mais, ce qui nous surprend c’est que, dans la majeure partie du vingtième siècle, les psychologues ont peu étudié les phénomènes émotionnels en dehors des manifestations de l’émotion. De nos jours, la tendance s’est inversée et l’émotion est devenue un des centres d’intérêt les plus importants de la psychologie cognitive.

Le regain d’intérêt s’est manifesté depuis une vingtaine d’années avec des recherches dans différents champs de la psychologie cognitive (mémoire, perception, attention) en sciences cognitive ou encore en neurosciences. Les chercheurs d’aujourd’hui n’hésitent pas à affirmer que le rôle de l’émotion est crucial pour comprendre les activités mentales (e.g., Damasio, 1994; Oatley, 1999 ).

Cette réintégration tardive des études sur les émotions dans le domaine de la psychologie cognitive provient de plusieurs raisons. Tout d’abord, les expériences ou les manifestations émotionnelles ont été considérées depuis longtemps comme des phénomènes mentaux qui ne sont pas basés sur la structure de la langue et donc, qu’ils sont subjectifs et irrationnels. Abordé sous cet angle, il est facile de comprendre que la psychologie qui poursuit l’objectif d’assurer son statut de science humaine et expérimentale ne pouvait accepter sans réticence les études sur l’émotion comme faisant partie des thèmes majeurs de la psychologie. De plus, l’insuffisance des méthodes scientifiques de mesure et d’expérimentation sont aussi une des raisons de la négligence à l’égard de l’étude des émotions. Mais, la raison plus importante de cette négligence est l’influence du paradigme béhavioriste qui excluait d’emblée les problématiques subjectives, telles que l’émotion. Le paradigme du traitement de l’information qui lui a été substitué aujourd’hui a pour sa part, commencé par ignorer l’émotion en posant l’hypothèse selon laquelle les activités mentales de l’homme sont comparables avec les processus de traitement de l’information dans un ordinateur (Newell, Rosenbloom, & Laird, 1989).

Mais, depuis les années 1980, les études sur les émotions, surtout celles sur la relation entre l’émotion et la cognition, ont vu leur nombre s’accroître dans le domaine de la psychologie cognitive. Cet accroissement va de pair avec le développement des techniques pour mesurer l’influence de l’émotion sur les systèmes cognitifs. Par exemple, la réalisation de dispositifs de présentation et l’élaboration de stimuli émotionnels sous forme d’images (Lang et al., 1995), de films (Gross & Levenson, 1995 ; Philippot, 1993), de sons (Bradley et al., 1994) et de mots (Bradley et al., 1997) ont été testés et partiellement standardisés pour être utilisés dans les expérimentations. Les méthodes de mesure se sont aussi développées en raison d’une forte collaboration avec des domaines proches tels que la psychologie socio-cognitive, développementale, clinique et les neurosciences.

Dans sa démarche critique vis-à-vis de la position behavioriste, la « révolution cognitive » a amené les chercheurs à s’intéresser davantage à la description et aux fonctions de la dimension subjective (e.g., Mandler, 1984). De plus, par la reconnaissance de l’importance des facteurs écologiques et adaptatifs dans le domaine de la psychologie cognitive, les études sur l’émotion ont été largement et profondément développées (Oatley, 1987). Plusieurs auteurs (e.g., Gainotti, 1989; Leventhal, 1994 ; Oatley & Johnson-Laird, 1985) ont considéré les systèmes émotionnels et les systèmes cognitifs comme des systèmes adaptatifs phylogénétiquement évolués et reposant sur l’activité intégrée d’une pluralité de composantes. Par exemple, Oatley & Johnson-Laird (1987, pp. 31-35) notent que « le système émotionnel, élémentaire et phylogénétiquement primitif, base son fonctionnement sur un certain nombre de modules (automata) qui traitent rapidement et automatiquement un nombre limité de signaux, sollicitent une réaction immédiate et donnent lieu à un nombre limité de schémas opérationnels innés, correspondant aux besoins fondamentaux de l’espèce en question. Intervenant en procédure d’urgence, ce système est pourvu d’une haute priorité ; il domine et dirige l’attention ainsi que les systèmes exécutifs et il est difficile de ne pas réaliser les plans d’action qu’il a sélectionnés. »

A partir de ces mouvements, les études sur les interactions entre l’émotion et la cognition ont suscité un très large intérêt en psychologie cognitive et expérimentale. De nombreuses études ont exploré les impacts du stimulus émotionnel et de l’état émotionnel sur la récupération de la mémoire implicite ou explicite (e.g., Gilligan & Bower, 1984; Versace & Padovan, 2001; Williams & Broadbent, 1986; voir également Corson, 2002 pour une revue de modèles explicatifs), l’attention (e.g.,Wells & Matthews, 1994; Williams, Watts, MacLeod, Mathews, 1997) et la perception (e.g., Kitayama & Niedenthal, 1994). Malgré des résultats très variés et parfois peu cohérents, beaucoup de recherches ont rapporté un phénomène de biais cognitif provoqué par le stimulus émotionnel ou l’état ou le trait émotionnel des participants.

Parmi ces études, celles portant sur l’influence de l’information négative sur l’attention sont devenues des recherches parmi les plus référencées depuis une dizaine années. Les relations entre l’émotion et l’attention ont été étudiées par plusieurs méthodes et au sein de plusieurs domaines. La psychologie clinique a examiné l’influence de l’état et du trait d’anxiété ou de la dépression sur le traitement de l’information émotionnelle (e.g., Williams, Watts, MacLeod, Mathews, 1997). La psychologie sociale a examiné l’influence de la valence émotionnelle de l’information sur l’attention (Pratto & John, 1991), et la psycholo-biologie, l’influence de l’information menaçante dans une perspective phylogénétique (e.g., perception des serpents ou des araignées) (Öhman, Flykt, et Esteves, 2001). Mais malheureusement, ces recherches appliquées d’une part et les modélisations la relation entre l’émotion et l’attention d’autre part, se sont développées de manière relativement indépendante entre elles.

Les études sur la relation entre l’attention et l’émotion ont été principalement menées dans le cadre de travaux sur les pathologies émotionnelles telles que l’anxiété, la dépression, les phobies, etc. Ces études empiriques sur l’émotion négative ont beaucoup contribué à la modélisation du mécanisme attentionnel liée au traitement du stimulus émotionnel chez les individus dysphoriques. En comparant la performance de ces derniers avec celles des individus normaux, ces recherches ont permis d’avancer deux types de processus différents face au stimuli négatifs: l’un de vigilance « vigilant processing mode » chez les dysphoriques, surtout chez les anxieux, et l’autre d’évitement «avoidant processing mode » chez les individus normaux. Cependant, s’il s’agit de développer une modélisation générale des mécanismes d’interaction entre l’attention et l’émotion, ces recherches montrent certaines limitations. La première tient au fait que ces modèles sont basés en grande partie sur des données expérimentales qui ont été obtenues principalement par l’observation de sujets dysphoriques et plus particulièrement des anxieux. Par contre, il y a peu de recherches qui peuvent documenter les mécanismes attentionnels liés au traitement du stimulus émotionnel chez les individus normaux. La deuxième limitation concerne le fait que ces modèles sous-estiment les influences de haut niveau dans l’architecture cognitive (Matthews et Wells, 1999). La plupart des recherches se sont focalisée sur l’observation du biais attentionnel dans diverses populations, mais pas sur l’interaction entre différents niveaux de traitement (Wells & Matthews, 1994).

A partir de cet état de la question, notre recherche essaye de démontrer l’existence et de décrire le pattern du traitement de l’information émotionnelle, plus particulièrement négative, dans le biais attentionnel chez les individus normaux. L’objectif de cette recherche a d’abord consisté à trouver une tâche assez sensible pour révéler le pattern attentionnel lié au traitement du stimulus négatif chez les individus normaux. Ensuite, il s’est agi de mettre en évidence l’existence de ce pattern attentionnel. Enfin, en dernier lieu nous avons tenté d’analyser ce pattern selon le niveau attentionnel (automatique et contrôlé).

Dans la première partie de la thèse, nous avons discuté les théories générales relatives à la relation entre l’émotion et l’attention et plus précisément celles qui traitent du biais attentionnel. Le chapitre 1 présente brièvement les aspects cognitifs et neurobiologiques des phénomènes émotionnels. Malgré les discussions et les désaccords sur la relation entre l’émotion et l’attention, la plupart des modèles cognitifs sur le traitement de l’information émotionnelle semblent s’accorder sur la nécessité de concevoir une architecture cognitive plus complexe, comme celle des modèles à niveaux multiples de traitement, pour analyser l’influence de l’émotion sur la cognition. Les données qui sont venues des recherches neurobiologiques sont aussi en faveur de développement de modèle de traitement à niveaux multiples.

Dans le deuxième chapitre, nous avons présenté les mécanismes et le concept de l’attention avant d’introduire l’analyse de l’effet de l’émotion. L’impact de l’information émotionnelle sur l’attention implique l’interférence avec le processus contrôlé par la demande de la tâche, en modifiant la sélection de l’information et l’allocation des ressources attentionnelles.

Dans le troisième chapitre, les résultats expérimentaux qui montrent l’interaction entre l’émotion et l’attention sont présentés et discutés. Généralement, trois tâches expérimentales (la tâche de Stroop émotionnel, la tâche de détection de sondes, et la tâche d’écoute dichotique) et deux stratégies de recherches (la mesure de l’effet de la facilitation de la performance lié au traitement du stimulus émotionnel et l’effet de l’interférence avec le traitement en cours) ont été employées.

Dans le quatrième chapitre, nous avons discuté quatre modèles théoriques relatifs au biais attentionnel à l’égard de l’information émotionnelle et plus particulièrement celle qui est négative : modèles de Williams et al.(1988, 1997), de Mogg et al. (1998, 1999, 2000), de Mathews et MacKintosh (1998) revisité par Mathews et MacLeod (2002), et de Wells et Mathews (1994, 1999).

Dans la deuxième partie de la thèse, nous avons décrit la méthode expérimentale utilisée, les résultats obtenus et les discussions relatives aux différents résultats des expériences. Cette partie est divisée en trois chapitres différents. Dans le chapitre cinquième, nous avons tenté de montrer l’existence du biais attentionnel particulier chez les participants normaux en utilisant une tâche de Stroop émotionnelle modifiée. L’effet du biais attentionnel à l’égard du stimulus négatif (expériences 1, 2, et 3) et sa modulation selon le contexte émotionnel (expérience 4) ont été étudiés tout au long d’une première série de quatre expériences.

Dans le sixième chapitre, nous avons étudié l’effet du contrôle attentionnel sur le pattern attentionnel dans le traitement de l’information négative. Dans l’expérience 5, la relation linéaire entre la capacité de contrôle à l’égard du distracteur neutre (la tâche de Stroop originale) et le score du biais attentionnel lié au stimulus négatif (la tâche de Stroop émotionnelle modifiée) a été testée. Dans l’expérience 6, l’effet de stratégie générale sur le traitement du stimulus émotionnel a été examiné en manipulant la fréquence d’apparition d’un stimulus négatif et d’un stimulus positif.

Dans le septième chapitre, nous avons étudié l’effet du traitement pré attentionnel et post attentionnel du stimulus émotionnel, en manipulant le temps de présentation de ces stimuli (30 msec avec masque, 30msec sans masque, et 60 msec sans masque).

La discussion et la conclusion générales, qui mettent en avant les apports de la recherche effectuée, termineront cette thèse.