2.2. Activation et inhibition sélective

La sélectivité de l’attention est une des caractéristiques les plus importantes du système de traitement de l’information. Un individu doit constamment sélectionner les informations parmi les innombrables stimuli qui l’environnent. Il n’a ni le temps, ni les ressources suffisantes pour traiter toutes les informations qui arrivent au même instant. La sélection peut être provoquée non seulement par les simples caractéristiques du stimulus mais aussi par le contrôle interne.

La théorie de l’attention sélective introduit une dichotomie qui amène à distinguer deux points de vue  celui de la sélection précoce et celui de la sélection tardive. La théorie de la sélection précoce (Broadbent, 1958) propose que les mécanismes de sélection (filtrage) interviennent au début du continuum des processus de traitement, c’est-à-dire juste après le traitement de l’information sensorielle. Le filtre n’autorise le passage qu’aux informations correspondant au canal sensoriel sélectionné pour le traitement envisagé. Mais, il existe de nombreux arguments qui montrent que les messages non pertinents ou ceux auxquels le sujet n’a pas porté d’attention peuvent être traités substantiellement par les processus sémantiques, c’est-à-dire que la sélection ne s’opère pas seulement sur la base de la différence physique entre inputs pertinents et non pertinents (Broadbent, 1971, 1982; Deutsch & Deutsch, 1963; Treisman, 1960 ).

La théorie de la sélection tardive propose que les mécanismes de sélection interviennent tardivement dans le continuum des processus de traitement. Par exemple, dans la tâche de « shadowing », le participant entend simultanément deux mots, l’un à droite, l’autre à gauche. Sa tâche consiste à répéter au fur et à mesure les mots présentés dans une des deux oreilles, selon la demande de la consigne et à ignorer les mots présentés dans l’autre oreille. Contrairement à la théorie de la sélection précoce, les résultats de la tâche de « shadowing » montrent que les messages présentés dans l’oreille inattentive peuvent être analysés jusqu’au niveau du contenu sémantique.

La théorie de la sélection précoce a été modifiée en vue de son accommodation aux résultats précédents. Treisman et Souther (1985) et Treisman et Gormican (1988) proposent deux étapes dans le processus de sélection. La première étape est guidée passivement par l’input du stimulus. L’enregistrement des attributs travaille en parallèle et de manière non attentive, et donc automatique, tandis que la seconde est associée avec les processus de type « top-down » dans lesquels l’analyse du stimulus dépend des connaissances et de l’attente de l’individu.

La théorie de la sélection tardive suppose, elle aussi, qu’il existe deux étapes: celle des processus pré-attentionnels et parallèles et celle des opérations tardives limitées par la capacité (Duncan, 1980). Les caractéristiques du stimulus sont largement analysées et traitées de façon pré-attentionnelle. Mais, selon la théorie de la sélection tardive, les informations ne sont pas sélectionnées pour le traitement lui-même mais pour le contrôle de la réponse. Les données expérimentales concernant l’augmentation de l’interférence entre deux tâches, avec la similarité de la réponse (e.g. McLeod, 1977 ; Wickens, 1980) sont favorables à ce genre de modèle. L’effet Stroop est aussi en faveur de cette hypothèse. Dans la tâche de Stroop originale, le participant doit dénommer la couleur d’impression d’un mot qui désigne une couleur (e.g. le mot « bleu » imprimé en rouge). Bien que l’expérimentateur lui demande explicitement d’ignorer la signification du mot (distracteur), on constate une influence forte du distracteur (la signification du mot) sur le temps de réponse quand les mots sont liés directement à la réponse demandée (e.g., le mot « vert », « rouge » etc.). L’interférence est plus faible, quand les mots sont associés indirectement à la réponse (e.g. le mot « ciel » ou « rose »). Enfin, cet effet disparaît quand des mots non reliés à un terme désignant une couleur sont utilisés (e.g. le mot « table »).

Les recherches sur l’amorçage négatif sont également en faveur de l’hypothèse d’une sélection tardive. L’amorçage négatif se définit par opposition au phénomène bien connu de l’amorçage positif dans lequel la réponse à un item donné est facilitée si celui-ci a été précédé par la présentation d’un item semblable, perceptivement ou sémantiquement. Tandis que l’effet d’amorçage positif est associé au processus de la pré-activation de la cible grâce à la présentation de l’amorce, l’effet d’amorçage négatif est associé au processus de l’inhibition sélective. Cet effet se traduit par le ralentissement de la réponse face à un stimulus (la cible dans l’essai numéro n) qui est identique à celui qui a été ignoré dans l’essai précédent (le distracteur dans l’essai numéro n-1). Pour étudier l’amorçage négatif, Tipper (1985) comparait les effets d‘un item amorcé et présenté sous deux conditions différentes: une condition dans laquelle les participants avaient pour consigne de faire attention à cet item et l’autre condition dans laquelle ils devaient l’ignorer. Tipper a observé un effet normal d’amorçage avec la première condition. Mais, dans la deuxième condition, il a observé non seulement l’absence d’un effet d’amorçage, mais aussi une inhibition du traitement de la cible. Ces résultats montrent que les informations ignorées ne sont pas simplement perdues mais qu’elles influencent le traitement subséquent à cette amorce. L’amorçage négatif ne met pas uniquement en jeu un processus d’encodage de l’amorce-distracteur, mais il implique des processus complémentaires d’activation et d’inhibition: les informations concernant les sources reliées à la cible sont amplifiées et celles concernant les sources reliées au distracteur sont inhibées (Tipper, 1985).

En résumé, il semble que les recherches récentes soient davantage en faveur des modèles de la sélection tardive. Mais la question n’est pas si simple. La composante sélective de l’attention est constituée par des systèmes cognitifs très complexes et peu compatibles avec l’hypothèse simple d’un filtrage à un niveau déterminé. Les niveaux auxquels la sélection s’effectue peuvent varier selon la situation, les demandes de la tâche ou encore l’intention ou la motivation du sujet.

Dans le débat concernant la sélection précoce versus tardive, trois points importants sont à souligner. D’abord, il y a un consensus sur la distinction entre des processus précoces et « pré-attentifs» qui fonctionnent parallèlement et des processus tardifs et « post-attentifs » qui sont limités par la capacité ou les ressources attentionnelles (e.g. Allport, 1989; Johnston & Dark, 1985). Deuxièmement, la sélection est fortement influencée par le contrôle attentionnel. Par exemple, les phénomènes concernant la préparation attentionnelle (e.g. Laberge, 1995) montrent bien que certaines composantes cognitives telle que l’attente ou la prédisposition (expectancy, set), facilitent la sélection et diminuent la latence des réponses. Yantis et Johnston (1990) postulent que la sélection est flexible en fonction de la stratégie du sujet et des demandes de la tâche. Selon ces auteurs, même les stimuli périphériques ne capturent pas l’attention de manière inconditionnelle mais dans l’interaction avec les processus dirigés par un but plus ou moins explicite (Yantis, 1998).

Troisièmement, plusieurs auteurs (Cave & Wolfe, 1990 ; Duncan & Humpheys, 1989) ont remarqué d’une part, que l’attention sélective semble être orientée initialement vers la sélection d’objets plutôt que vers la sélection d’attributs isolés du stimulus, et d’autre part que la sélection ou la préséance (prioritization) accordée à un stimulus est déterminée par des processus de type « bottom-up ». Une interprétation serait que la sélection parmi les inputs résulterait de la compétition entre des représentations qui se trouvent en relation d’inhibition mutuelle (Desimone, 1999; Desimone & Duncan, 1995; Duncan, 1999; Duncan, Humphreys & Ward, 1997). La compétition peut être biaisée par les mécanismes sensibles à l’information saillante et pertinente de la tâche.