4.3. Le modèle de Mathews et MacKintosh (1998) et Mathews et MacLeod (2002)

Comme nous l’avons présenté dans le chapitre précédent, de nombreuses expériences mettent en évidence que l’absence de compétition entre les processus traitant des stimuli différents quant à leur valence émotionnelle (tâche de Stroop émotionnelle, tâche de détection de sondes, présentation de mots ambigus, homophones ou homographes), ne permet pas de faire apparaître de biais attentionnels chez les sujets dysphoriques.

Il n’y a pas de différences inter individuelles de performances en fonction du niveau d’anxiété dans la tâche de décision lexicale avec une simple présentation de cible neutre ou négative(e.g., Mathews, 1988; Mathews et Milroy, 1994). Mais l’effet du biais attentionnel apparaît quand plus de deux stimuli sont présentés simultanément (MacLeod & Mathews, 1991 ; Mogg, Mathews, Eysenck, & May, 1991 ; voir aussi, Byrne & Eysenck, 1995). Mathews et MacKintosh (1998) ont utilisé cette observation pour étayer l’hypothèse selon laquelle les représentations internes correspondant à ces deux ou plus de deux stimuli, entrent en compétition pour des ressources attentionnelles (modélisé par le niveau d’activation) via des liens inhibiteurs.

Figure 7. Modèle de Mathews et Mackintosh (1998)
Figure 7. Modèle de Mathews et Mackintosh (1998)

Ils proposent deux processus principaux (voir Figure 7) : un processus engendré par l’output du système d’évaluation de la menace (TES ; Threat Evaluation System) qui augmente l’activation des représentations liées à la menace et un autre processus top-down qui active les représentations compétitives liées à la cible et donc inhibe le distracteur émotionnel. Ce modèle postule que l’attention à l’égard du stimulus menaçant est la résultante de ces deux processus opposés (Mathews, Mackintosh & Fulcher, 1997; Mathews & Mackintosh, 1998; Mathews & MacLeod, 2002). Lorsqu’une représentation provoque l’activation, elle inhibe les autres activations en compétition, elle devient la représentation dominante qui a réussi à capturer l’attention et qui parvient à la conscience.

Habituellement, le contrôle lié à la demande de la tâche augmente l’activation du stimulus cible. Ce dernier, en retour, inhibe l’activation liée au traitement du distracteur de la tâche. Mais, si ce distracteur est lié à l’information menaçante, il peut recevoir l’activation additionnelle par le système d’évaluation de la menace. Par voie de conséquence, les processus de traitement de l’information menaçante peuvent contrer plus efficacement les processus de traitement de la cible et parvenir à la conscience. Selon le modèle de Mathews et Mackintosh (1998), la détection de la menace est un processus automatique et préconscient.

L’existence d’un tel système d’évaluation de la menace est confortée par de nombreux travaux neurobiologiques (e.g., Lang et al, 1998; LeDoux, 1995; Öhman & Soares, 1994, 1998). Par exemple, LeDoux (1995), dans ses études sur l’animal, a montré que les signaux (cues) liés à la menace et bien appris peuvent provoquer des réponses de peur transmises par la voie courte entre le thalamus et l’amygdale. Öhman et Soares (1994, 1998) ont montré, quant à eux, que chez des êtres humains, des images de serpents induisent des variations dans la conductance cutanée, et ce, particulièrement chez les individus phobiques de cette espèce animale. Ce travail a montré que cet effet était également observé dans des situations où les images étaient présentées avec un masque qui en empêchait l’identification consciente. Un effet similaire a été trouvé avec les mots émotionnels masqués dans l’expérience d’Hout, Jong et Kindt (2000). Par conséquent, les observations de Öhman et Soares (1994, 1998) les amènent à supposer l’existence de deux processus différents impliqués dans la réponse aux stimuli de peur et d’anxiété : un contrôle conscient de haut niveau, sous tendu par le cortex frontal, et un processus automatique et involontaire géré par l’amygdale. Certaines recherches menées avec les techniques de l’imagerie cérébrale chez l’homme suggèrent que l’inhibition réciproque entre l’attention à l’égard du stimulus cible et du distracteur émotionnel est gérée par le cortex cingulaire antérieur (Kalin, Shelton, Davidson, & Kelley, 2001; Rolls, 1999).

Mathews et MacLeod (2002) font l’hypothèse que l’output du système d’évaluation active, dans un premier temps, des représentations perceptives dont le degré d’élaboration est le résultat de l’évolution ou des conditionnements liés à la menace. Ensuite, l’input perceptif est comparé (« matching » et « mismatching ») aux évaluations réalisées précédemment. Le signal perceptif, qui est en lien avec les stimuli menaçants ou des expériences aversives, peut activer des réponses de peur sans engendrer de processus de traitement ultérieurs de haut niveau. Le biais attentionnel apparaît quand le niveau d’activation du stimulus négatif renforcé par le système d’évaluation de la menace dépasse celui du contrôle attentionnel associé au traitement de la cible.

Il est vrai que même si le signal lié à la menace est détecté, les individus peuvent l’inhiber et donc ne pas encoder ce signal pour avoir plus d’efficacité dans l’exécution de la tâche (« default avoidant processing mode »). Mais dans certaines conditions, comme dans le stress ou avec une charge cognitive élevée, la capacité de contrôle pour maintenir l’effort peut être dépassée par le distracteur émotionnel et dans ce cas, le contrôle échoue. Si cela se produit, le flux d’informations qui parvient à la conscience va être dominé par l’information de menace. Autrement dit, le pattern du traitement de l’information négative ou menaçante bascule en mode vigilant « vigilant processing mode » et ce dernier, en retour, augmente l’état anxieux ou la vulnérabilité à l’anxiété (Mathews & MacLeod, 2002). La différence entre les individus anxieux ou phobiques et les sujets normaux, dans ces processus, repose sur la différence de seuil auquel se déclenche le mode réactif de vigilance.

Concernant ce point, le modèle de Mathews et MacKintosh ne diffère pas de celui de Mogg et Bradley (1998). L’anxiété et la peur peuvent augmenter l’output du système d’évaluation de la menace (TES). Les informations qui n’étaient pas précédemment dans un état d’activation suffisant pour déclencher l’output du TES deviennent capables de le faire et provoquent alors les réponses « vigilantes » telles que l’alarme ou encore la capture attentionnelle. Mathews et MacKintosh supposent que cet effet est plus important chez les personnes dont l’anxiété-trait est élevée parce que ces personnes semblent avoir génétiquement un seuil de TES plus bas que celui des sujets normaux et/ou bien une plus grande fréquence d’activation du mode de vigilance. Lorsque la menace est franchement aversive et intense, cette information peut effectivement capturer l’attention de tous les individus anxieux ou non, mais lorsque la menace n’est pas intense, il n’y aurait alors que les anxieux qui répondraient à cette information.

Ce modèle semble pouvoir expliquer l’absence et la présence du phénomène du biais attentionnel dans des populations anxieuses et normales. Comme Mathews et Mackintosh (1997, 1998), Mathews et MacLeod (2002) apportent une explication à ce phénomène en invoquant la notion de l’interaction entre le mécanisme automatique de bas niveau et un mécanisme de contrôle de haut niveau. Les recherches antérieures à ces modèles ont été plutôt concentrées sur la composante automatique et son influence sur les processus cognitifs subséquents. Certaines recherches ont quant à elles étudié la relation entre l’attention et l’émotion suggérant ainsi une forte influence de mécanismes cognitifs de haut niveau comme des effets de stratégie ou d’attente (expectation) (e.g., Derrybbery et Reed, 2002). Cet aspect conforte la pertinence des théories basées sur l’idée de « niveaux multiples » telle que par exemple, celle développée par Wells et Matthews (1994).