INTRODUCTION

La situation des sourds face à la lecture est critique aujourd’hui. Pourquoi très peu d’entre eux, en particulier les sourds profonds de naissance, atteignent l’habileté d’un bon lecteur et pourquoi nombre d’entre eux restent fonctionnellement illettrés ? De nombreuses études se sont intéressées à cette question et évoquent le fait que les sourds éprouvent des difficultés à développer des représentations phonologiques précises et adéquates alors que celles-ci sont indispensables à la maîtrise du code alphabétique.

Divers facteurs peuvent être à l’origine de cette difficulté. Entre autre le fait que les sourds ont pour principale entrée phonologique, la lecture labiale. Celle-ci est très lacunaire et ne permet pas la perception de tous les contrastes phonologiques de la langue orale. Or, l’extraction de régularité entre les unités orthographiques et les unités phonologiques est possible seulement lorsqu’il existe des relations systématiques entre les formes phonologiques et orthographiquesdes mots. Des représentations phonologiques sous spécifiées peuvent être insuffisantes pour permettre aux enfants sourds d’extraire de telles régularités (Leybaert, 1998).

Les recherches effectuées par l’équipe de Bruxelles (Alegria, Dejean, Capouillez, & Leybaert, 1990 ; Charlier & Leybaert, 2000 ; Leybaert, 2000 ; Leybaert, Alegria, Hage, & Charlier, 1998 ; Leybaert & Lechat, 2001a-b) montrent que l’accès à une information phonologique pleinement spécifiée n’est cependant pas impossible chez les sourds. Ces études indiquent que les sourds exposés au Langage Parlé Complété (“ LPC ”, code manuel destiné à lever l’ambiguïté délivrée par la lecture labiale seule) peuvent développer des représentations phonologiques précises, en particulier lorsque cette exposition est précoce. L’apport du LPC serait significatif sur divers aspects du processus de la lecture et permettrait l’acquisition de la lecture et de l’orthographe à un rythme comparable à celui des entendants (Wandel, 1990). Le déficit auditif ne serait donc pas un obstacle au développement des représentations phonologiques précises. La nature de l’entrée phonologique à laquelle les sourds sont exposés pourrait expliquer les différences interindividuelles observées chez les sourds face à la lecture. L’effet d’une exposition précoce à une entrée phonologique bien spécifiée telle que le LPC pourrait constituer un facteur critique.

Si certains sourds peuvent développer des représentations phonologiques adéquates et de là acquérir un niveau de lecture comparable à celui des entendants, est-ce que ces représentations peuvent être acquises très tôt dans le développement et ainsi favoriser l’apprentissage ultérieur de la lecture comme c’est le cas chez les enfants entendants ?

En s’appuyant sur de nombreuses études qui ont montré une relation entre habiletés phonologiques précoces et apprentissage de la lecture ultérieur chez les enfants entendants (Bradley & Bryant, 1978, 1983 ; Bryant, MacLean, Bradley, & Crossland, 1990 ; Olofsson & Lundberg, 1985 ; Stanovich, Cunningham & Cramer, 1984), nous prédisons que l’exposition précoce au LPC pourrait permettre le développement de représentations phonologiques adéquates avant l’apprentissage de la lecture. Ces représentations phonologiques acquises implicitement via l’exposition répétée au code seraient structurées en mémoire à long terme. Ce qui permettrait chez ces derniers un apprentissage de la lecture ultérieur dans les mêmes conditions que celles des enfants entendants.

Dans le but de tester cette hypothèse, nous avons réalisé une étude longitudinale qui s’échelonne de la troisième maternelle (M3) à la seconde primaire (P2). Diverses tâches phonologiques, de lecture (Identification de mots écrits, compréhension) et d’écriture ont été administrées au cours de cette période à des enfants sourds éduqués dans un contexte linguistique différent (sans LPC, avec LPC précoce vs tardif) et enfants entendants de même âge chronologique.

Ce présent exposé comportera une partie théorique et une partie expérimentale.

Dans la partie théorique, nous traiterons dans un premier chapitre la manière dont les enfants entendants accèdent aux représentations phonologiques. Nous essaierons de mettre alors en évidence une double évolution des habiletés phonologiques, l’une portant sur la nature des traitements effectués avant et lors de l’apprentissage de la lecture et l’autre concernant le type d’unités traitées lors de ces mêmes périodes. En d’autres termes, nous examinerons comment ces habiletés phonologiques se développent et s’organisent chez l’enfant entendant avant et lors de l’apprentissage du code écrit. Nous discuterons également du rôle que peuvent jouer respectivement ces habiletés sur cet apprentissage tout en essayant de dégager les facteurs qui sont le mieux à même de prédire les différences individuelles observées en lecture. Puis, afin de mieux comprendre ce qui est en jeu dans l’apprentissage de la lecture, les modèles de lecture experte (modèles à double voie et modèles connexionnistes) seront exposés ainsi que les modèles d’apprentissage de le lecture (modèles sériels et modèles interactifs). En conclusion, sera abordé le cadre interprétatif d’apprentissage implicite et explicite de la lecture de Gombert (2003 ; in press) sur lequel nous nous appuierons par la suite.

Dans le deuxième chapitre, nous examinerons les différentes possibilités d’accès à des représentations phonologiques chez les personnes sourdes atteintes de déficiences auditives sévères et profondes acquises précocement. Nous montrerons dans quelle mesure la dimension phonologique de la langue orale peut être accessible via la modalité visuelle. Les rôles respectifs de la lecture labiale et du LPC seront discutés en se plaçant dans une perspective cognitiviste et neuropsychologique. Puis nous tenterons de montrer les influences respectives de ces différents moyens d’accès aux représentations phonologiques et en particulier l’effet de l’exposition précoce au LPC sur le développement des habiletés phonologiques mais aussi en mémoire de travail et de là sur l’apprentissage du langage écrit (lecture et écriture).

Les deux chapitres de notre partie expérimentale seront consacrés à l’exposition de notre étude longitudinale.

Dans le premier chapitre, nous examinerons dans quelle mesure l’apport précoce du LPC peut être bénéfique sur le développement des compétences avant l’apprentissage de la lecture (habiletés phonologiques) et lors de l’apprentissage de la lecture (habiletés phonologiques, de lecture et d’écriture).

Puis dans le deuxième chapitre, nous examinerons l’aspect prédictif que peuvent revêtir certaines compétences mesurées au cours de cette période. Deux questions seront traitées : la première concerne le pouvoir prédictif des habiletés phonologiques précoces sur la réussite ultérieure en lecture et en écriture chez les enfants sourds et entendants ; la deuxième fait référence à la relation réciproque entre habiletés phonologiques et code écrit. Des analyses supplémentaires seront réalisées sur la population sourde dans le but d’examiner : 1/l’aspect prédictif de certaines variables individuelles pouvant affecter le développement des représentations phonologiques et par conséquent l’acquisition du code écrit à court terme ou à long terme ; 2/ les caractéristiques communes à certains enfants sourds présentant une déviance par rapport au groupe contrôle Entendant.

En dernière partie, nous discuterons des résultats et essaierons de montrer ce que cette étude peut apporter dans le domaine de la recherche mais aussi dans celui de la pratique. Nous terminerons en abordant de nouvelles perspectives de travaux qui pourraient en découler.