1.3. Organisation des unités lors du développement linguistique “ naturel ”

Dans la littérature, une distinction est faite entre ce qu’on appelle les unités larges, souvent assimilées aux parties rimantes des mots (syllabes, unités intra-syllabiques) et les unités réduites que l’on identifie aux éléments de la parole (phonèmes) qui correspondent aux graphèmes. En fait, la syllabe présente une structure hiérarchique interne (voir schéma). Elle comporte deux parties principales qualifiées d’ “ intra-syllabiques ” : l’attaque (en anglais “ onset ”) et la rime (en anglais “ rime ” diffère de “ rhyme ” qui correspond à la rime poétique). L’attaque est la partie consonantique initiale de la syllabe. C’est une consonne isolée ou un groupe de consonnes. Quant à la rime, elle est constituée par la voyelle (pic) et les éventuelles consonnes qui la suivent (coda). Les phonèmes résultent ou non de la décomposition de ces unités intra-syllabiques (dans le mot “ bon ”, l’attaque est /b/ et la rime /ŏ/ ; dans le mot “ bloc ”, l’attaque est /bl/ et la rime /oc/).Dans une description alternative, la syllabe inclut l’attaque + la voyelle (body) et la coda.

Figure 1: Structure hiérarchique de la syllabe (Seymour & al., 1999)
Figure 1: Structure hiérarchique de la syllabe (Seymour & al., 1999)

Lors du développement des habiletés phonologiques précoces, il est généralement admis qu’il existe une progression développementale des unités larges (syllabes, unités intra-syllabiques) vers des unités plus réduites (phonèmes) (Duncan et al., 1997 ; Ecalle & Magnan, 2002b).La sensibilité aux syllabes et aux unités intra-syllabiques (attaque/rime) précèderait celle des phonèmes. Ainsi, Liberman, Shankweiler, Fischer, et Carter (1974) montrent que les enfants d’âge pré-scolaire échouent dans une tâche de dénombrement de phonèmes(e.g., pour un mot comportant trois phonèmes “ boot ”, frapper trois fois sur la table) alors que dès 4 ans ils n’éprouvent pas de difficulté à manipuler des syllabes.Ceci peut s’expliquer par le fait que la syllabe est considérée comme une unité prégnante de la parole orale ; elle apparaît comme une unité facilement perçue car aisément isolable dans l’acte articulatoire (Alegria & Morais, 1989). L’habileté à structurer les mots en syllabes semble donc émerger implicitement dès que les enfants commencent à utiliser le langage oral. La conscience syllabique existe donc bien avant l’apprentissage de la lecture (Bentin, 1992 ; Cossu, Shankweiler, Liberman, Katz, & Tola, 1988 ; Vellutino & Scalon, 1987). À l’inverse, le phonème, qualifié d’ “ abstraction linguistique ”, est plus difficilement appréhendé (Liberman et al., 1974) car en dehors des voyelles, il n’est pas directement perceptible dans la parole en raison des phénomènes de coarticulation (Bentin, 1992 ; Morais, 1991). En effet, les phonèmes ne sont pas prononcés les uns à la suite des autres mais en un seul geste articulatoire à l’intérieur d’une syllabe.Aussi, l’enfant peut distinguer “ bateau ” et “ barreau ”, mots qui diffèrent par un seul phonème mais il est incapable de se représenter et manipuler consciemment le phonème. C’est seulement sous l’effet de l’alphabétisation que l’enfant développe une véritable conscience des phonèmes.

La segmentation en syllabes ne résulterait pas d’une capacité méta-phonologique explicite. En revanche, l’extraction intentionnelle d’unités phonémiques requerrait un effort analytique important (Bentin, 1992 ; Morais, 1991). Dans le même sens, des études montrent que les enfants sont capables de décomposer les syllabes en attaque/rime avant de pouvoir les décomposer en phonèmes (Martinot & Gombert, 1996 ; Kirtley, Bryant, MacLean, & Bradley, 1989 ; Treiman, 1989). Ainsi, Jiménez Gonzales et Ortiz (1993) ont mis en évidence que les tâches impliquant la manipulation de syllabes et d’unités intra-syllabiques sont plus faciles à résoudre que celles impliquant des phonèmes pour des enfants pré-lecteurs espagnols d’âge moyen 5 ;5 ans ; ces résultats vont dans le même sens que ceux de Treiman et Zigowski (1991) avec des enfants anglais. Par ailleurs, Treiman et Zukowski (1996) constatent avec des enfants de 5 et 6 ans, d’une part, que la supériorité des performances à des tâches syllabiques par rapport à des tâches impliquant des rimes ne s’observe que lorsque les syllabes se trouvent en position initiale et médiane dans les mots et, d’autre part, que celle-ci disparaît en position finale au profit de la rime. Ainsi, la sensibilité aux rimes serait un facteur important dans le développement des habiletés phonologiques. Ceci est montré particulièrement dans une étude de Martinot et Gombert (1996) où 60 enfants pré-lecteurs (20 enfants par niveau scolaire, de la 1ère à la 3ème maternelle) devaient déterminer parmi deux mots monosyllabiques lequel ressemblait le plus à un mot donné au départ. Ces items tests partageaient des éléments phonologiques communs avec l’item modèle, c’est-à-dire soit la rime (mine /fine), ou l’attaque (mine /mare), ou la voyelle (mine/rite), ou la consonne finale (mine / lune) ou le body (attaque + voyelle) (mine/ mille). Par exemple, l’expérimentateur présente “ mine ” et demande à l’enfant si le mot qui lui ressemble le plus est “ fine ” (rime) ou “ mille ” (body : attaque + voyelle). Les résultats montrent clairement, quel que soit le niveau scolaire, une hiérarchie dans la préférence des choix entre les différentes unités subsyllabiques : il apparaît que la rime est plus saillante que le début du mot (attaque + voyelle) qui est plus saillant que la voyelle qui est également plus saillante que les consonnes (attaque >coda, chez les plus jeunes enfants de 3 à 4 ans ; aucune différence significative n’est observée entre l’attaque et la coda chez les plus âgés). Ces données indiquent donc que les unités larges sont plus saillantes que les unités petites. De plus, à longueur phonologique égale, la rime est plus saillante que le début du mot.

Les unités auxquelles l’enfant se montre sensible ne sont donc pas toutes d’égale importance ; elles seraient organisées hiérarchiquement en mémoire. La sensibilité aux rimes et aux allitérations chez des enfants d’école maternelle a été démontrée par de nombreuses autres études (Dowker, 1989 ; Lenel & Cantor, 1981 ; MacLean, Bryant, & Bradley, 1987 ; Bryant et al., 1990). Les résultats montrent de façon unanime que cette sensibilité phonologique s’exerce sur les segments de la langue orale au niveau du mot, de la syllabe et de la rime de façon implicite. Toutefois, Seymour et Evans (1994) montrent que ce n’est que tardivement que l’enfant devient capable d’une analyse infra-syllabique consciente. De plus, les résultats de Cardoso-Martins (1994) obtenus en comparant les performances d’enfants de dernière année préscolaire et de première primaire dans différentes tâches de catégorisation de rimes, suggèrent que la détection de rimes n’implique pas de porter attention aux segments phonologiques. Ce type de manipulation infra-syllabique doit être décrit, selon l’auteur, en termes de sensibilité à des similarités phonologiques globales.

Aussi, à ce niveau du développement, si l’enfant s’avère être capable d’effectuer des jugements de rimes, des manipulations de syllabes et des discriminations auditives de phonèmes, celui-ci ne peut pas encore analyser consciemment les items qu’on lui présente pour en extraire les segments communs. La notion d’ “ épi-phonologie ” réfère donc à des représentations structurées en mémoire mais qui ne sont pas accessibles consciemment à l’enfant avant l’apprentissage de la lecture. Nous verrons dans la prochaine section d’une part, que la notion de “ méta-phonologie ”, quant à elle renvoie à une prise de conscience explicite des unités traitées (Gombert & Colé, 2000) et que ces unités phonologiques identifiées sont l’objet d’un traitement réfléchi, intentionnel.