2.2. Conscience phonologique ou “ capacité méta-phonologique ”

Au début de l'apprentissage de la lecture, la reconnaissance de mots écrits nécessite le recours à la médiation phonologique (Bosman & de Groot, 1996 ; Sprenger-Charolles & Casalis, 1996; Sprenger-Charolles, Siegel, & Béchennec, 1997) qui se traduit par l’application des règles de correspondance entre unités orthographiques et unités phonologiques. Cette activité nécessite de la part de l’apprenant non seulement la capacité à reconnaître à l’oral, au sein des mots, les unités non signifiantes de la langue orale mais aussi celle de les manipuler de façon intentionnelle (Liberman, 1973 ; Morais, 1991).

L’enfant doit pouvoir être capable de compter, dénombrer, inverser les unités phonologiques constituants un mot (Gombert & Colé, 2000). En d’autres termes, il doit être capable de verbaliser ses connaissances sur les unités phonologiques de manière explicite, en isolant les unités. L’activité de lecture suppose donc une maîtrise métalinguistique de certains aspects phonologiques du langage oral, en général inutile en dehors de cette activité. Gombert (1992) la présente comme une capacité d’ordre explicite c’est-à-dire “ méta-phonologique ”. Cette habileté est généralement évaluée dans des tâches d’analyse segmentale qui consistent, après un entraînement, soit à demander aux sujets de dénombrer le nombre de phonèmes constituant un mot ou une syllabe (par exemple, lever autant de doigts qu’il y a de phonèmes), soit d’ajouter ou de retirer un phonème au début, au milieu ou à la fin d’un mot ou d’une syllabe (par exemple, ‘“ si je te dis /pil/ tu me dis /il/, si je te dis /pul/ tu me dis /ul/, que me dis tu si je te dis /pal/ ? ”’).

Cette habileté qui semble se construire sur les bases de la sensibilité phonologique préexistante, n’en constituerait pas son prolongement naturel. L’instruction formelle du principe alphabétique semble nécessaire à l’émergence de cette conscience phonémique(Sprenger-Charolles & Casalis, 1996). De nombreuses études confortent cette idée, notamment celles conduites par Morais et collaborateurs (Morais, 1994 ; Morais, Alegria, & Content, 1987 ; Morais et al., 1986 ; Morais & Mousty, 1992).

Une de ces études (Morais et al., 1986) porte sur des analphabètes et ex-analphabètes à qui l’on a présenté plusieurs tâches de segmentation de la parole. Les résultats montrent que la sensibilité aux rimes et l’analyse en segments syllabiques peuvent se développer jusqu’à un certain point en l’absence de l’expérience que constitue l’apprentissage de la lecture. En revanche, l’analyse en segments phonétiques exige cette expérience. De plus, des observations réalisées sur des adultes chinois lettrés dans une langue logographique, présentant également de grandes difficultés d’analyses en phonèmes (Read, Zhang, Nie, & Ding, 1986) montrent que cette difficulté d’accès aux représentations phonémiques n’est pas une conséquence de l’illettrisme ou d’un déficit culturel mais bien d’un apprentissage explicite d’un code alphabétique. Morais (1994) illustre encore cette incapacité à accéder à la conscience du phonème chez un poète portugais analphabète manipulant parfaitement sa langue ; il produisait des rimes lors de ses créations poétiques orales, mais il ne pouvait absolument pas segmenter le mot en phonèmes. De même, dans une récente étude, Mann et Wimmer (2002) montrent que les performances des enfants prélecteurs américains qui ont appris les règles de correspondances graphème-phonème sont significativement plus élevées dans des tâches de conscience phonémique que celles des prélecteurs allemands qui n’ont pas bénéficié de cette instruction. Ces recherches montrent que sans instruction formelle du principe alphabétique, il est difficile de réussir des tâches impliquant des habiletés phonémiques (voir Gombert, 1990 ; 1994). Dans une étude interlangue (français /anglais), Duncan, Colé, Seymour, et Magnan (in press), précisent également que la conscience phonémique est indépendante de l’âge chronologique mais directement liée à l’apprentissage de la lecture.