3. Relation entre habiletés phonologiques précoces et apprentissage de la lecture

3.1. Rôle respectif des traitements épi- et méta-phonologique

Le fait que le niveau d’habiletés phonologiques à l’école maternelle soit un bon prédicteur de la réussite future dans l’apprentissage de la lecture n’est plus à démontrer. Ce constat a été effectué dans des cultures différentes, telle que l’allemand (Wimmer, Landerl, Linortner, & Hummer, 1991 ; Wimmer, Mayringer, & Landerl, 2000), l’anglais (Mann & Liberman, 1984 ; Bryant et al., 1989 ; Catts, 1991 ; Wagner, Torgesen, & Rashotte, 1994 ; McBride-Chang, Wagner, & Chang, 1997), le chinois (Huang & Hanley, 1995 ; Ho, 1997), l’italien (Cossu et al., 1988), l’espagnol (Manrique & Signorini, 1994 ; Signorini, 1997), le portugais (Cardoso-Martins, 1994), le suédois (Lundberg, Olofsson, & Wall, 1980), le danois (Lundberg, Frost, & Petersen, 1988) et le français (Alegria, Pignot, & Morais, 1982 ; Bertelson, Morais, Alegria, & Content, 1986) (études référencées par Ecalle et Magnan, 2002a, p. 85).Les enfants entendants qui développent des habiletés phonologiques précoces sont plus aptes à développer de bonnes habiletés en lecture que ceux qui ne montrent pas ces habiletés (Bryant et al., 1990 ; Chaney, 1992 ; Liberman & Shankweiler, 1991). Toutefois, il est important de noter que ces études s’appuient sur différentes tâches dont certaines impliquent un traitement épi-phonologique (Bradley & Bryant, 1983 ; Bryant et al., 1990) telles que la catégorisation de mots selon qu’ils riment ou non , d’autres un traitement méta-phonologique (Catts, 1991 ; Lundberg et al ; 1980 ; 1988) telles que la suppression, la substitution de phonèmes. Ces tâches posent la question des contraintes cognitives qui leur sont spécifiques (Magnan & Ecalle, 1999). Quel niveau d’habiletés phonologiques (épi-vs méta) est le plus prédicteur de l’apprentissage de la lecture ? Le premier ne peut-il être un prérequis du second qui à son tour serait un bon prédicteur de l’apprentissage de la lecture ?

Cette suggestion a été examinée dans une recherche récente effectuée par Ecalle et Magnan (2002b). Il s’agit d’une étude longitudinale impliquant le suivi de 36 enfants de la troisième maternelle (M3, mars-avril) à la première primaire (P1, novembre-décembre) ; durant chaque session, deux tâches leur sont proposées : une tâche épi-phonologique où l’enfant doit désigner deux mots (parmi 4) partageant une unité phonologique et une tâche méta-phonologique qui consiste à détecter l’unité commune à deux mots (Duncan et al., 1997). Pour les deux tâches, trois types d’unités sont partagés par les mots cible : une syllabe, une unité intra-syllabique ou un phonème, leur position variant dans le mot. En première primaire, une épreuve non verbale (cubes de Kohs) ainsi qu’une épreuve d’identification de mots écrits (Ecalle, 2003) leur sont administrées. Dans la deuxième épreuve, l’enfant doit trouver le mot cible dans une liste de 5 items testsconstituée d’un mot orthographiquement correct (bateau) et de 4 pseudomots : un homophone (bato), un item visuellement proche (baleau), un item possédant des lettres initiales communes (batte) et un item possédant une séquence illégale de lettres (btaeua). Les résultats montrent un effet de traitement, les performances épi-phonologiques étant supérieures ainsi qu’un effet de la classe, les performances augmentant de M3 à P1. L’écart entre les deux tâches est plus important en M3 qu’en P1, l’instruction formelle ayant conduit à une progression plus marquée des capacités de traitement méta-phonologique. Dans la tâche épi-phonologique, en M3 comme en P1, les phonèmes sont moins bien détectés que les unités larges (syllabes et intra-syllabiques) donnant lieu à des scores proches. Dans la tâche méta-phonologique, les patterns de réponses différent : en M3, les unités ne donnent pas lieu à des scores statistiquement différents. En P1, les phonèmes et les syllabes sont mieux détectés (leurs scores sont très proches) alors que les unités infrasyllabiques sont moins bien extraites. Par le biais de techniques de régression pas à pas, les auteurs montrent que le niveau de recodage phonologique en P1 est prédit à la fois par le score méta-phonologique observé en P1 (explique 49,2% de variance) et par le score recueilli aux cubes de Kohs (apporte 10,3% de variance supplémentaire). Conformément à l’ensemble des travaux dans le domaine, c’est la capacité à manipuler des phonèmes qui semble être le meilleur prédicteur des performances en reconnaissance de mots écrits (voir régression). Par ailleurs, les scores observés dans la tâche épi-phonologique en M3 et en P1 expliquent respectivement 69,9% et 10% de la variance du score méta-phonologique en P1. Ces résultats suggèrent que le niveau d’habileté phonologique acquis avant l’apprentissage de la lecture est un bon prédicteur du niveau méta-phonologique en P1 qui est à son tour un bon prédicteur du niveau de recodage phonologique durant la même année.