1.1. Les modèles à double voie

L’approche traditionnelle des modèles à double voie (Besner, 1999 ; Coltheart, 1978 ; Coltheart, Curtis, Atkins, & Haller, 1993 ; Coltheart, Rastle, Perry, Langton, & Ziegler, 2001) considèrel’existence conjointe, chez le bon lecteur, de deux procédures de reconnaissance des mots. Une procédure d’accès direct (ou d’ “ adressage ” ou “ lexicale ”) qui procède par appariement direct de la configuration écrite du mot avec sa représentation visuelle en mémoire sans utilisation au préalable des connaissances phonologiques. Lorsqu’un appariement suffisant est obtenu, les connaissances phonologiques, sémantiques et syntaxiques associées à cette représentation orthographiques sont disponibles. Cette procédure serait utilisée pour l’identification des mots familiers et permettrait la lecture de mots irréguliers tels que “ oignon ”, “ chorale ”.Une procédure d’accès indirect (ou d’ “ assemblage ” ou “ sublexicale ”), qui, préalablement à l’accès au lexique, transforme les informations orthographiquesen informations phonologiques par application des règles de correspondance grapho-phonologique. Cette procédure serait utilisée pour l’identification des mots moins familiers ou nouveaux ainsi que pour la lecture à haute voix d’assemblage de lettres prononçables mais ne constituant pas des mots (les pseudo-mots) ; en d’autres termes, pour lire des mots qui ne seraient pas encore stockés dans notre lexique mental (pour des revues et discussions sur l’accès au lexique, voir Kolinsky, Morais, & Segui, 1991). Les modèles à double voie postulent donc que les connaissances langagières prennent la forme de règles et d’une manière générale que cette activité cognitive qui constitue la lecture résulte de la manipulation de représentations symboliques stockées dans des secteurs particuliers de la mémoire qui constituent des adresses.

Récemment, le modèle double voie a été implémenté sur ordinateur par Coltheart et al. (2001). Le modèle à deux voies en cascade (DRC, Dual Route Cascade) ainsi appelé, est un modèle de simulation de la lecture de mots monosyllabiques (tout comme les modèles connexionnistes) où le système apprend des règles de correspondances grapho-phonologiques à partir des mots qui lui sont présentés. Chaque voie (lexicale et non lexicale) est composée d’un nombre de niveaux interagissant et ces niveaux contiennent des unités symboliques (des traits visuels, des lettres, des mots, des phonèmes). Les différentes unités peuvent interagir via des connexions excitatrices ou inhibitrices (sauf entre le lexique orthographique et le lexique phonologique où les connexions sont seulement excitatrices). Comme son nom l’indique, l’information dans DRC (Dual Route Cascade Model) est transmise en cascade d’un niveau à l’autre ; dès qu’un niveau est activé, cette activation est transmise aux autres niveaux du modèle.

Figure 2 : Modèle DRC (Dual Route Cascade) de Coltheart et al. (2001).
Figure 2 : Modèle DRC (Dual Route Cascade) de Coltheart et al. (2001).

Les deux voies lexicale et sublexicale sont simultanément activées et opèrent en parallèle. La voie lexicale génère la prononciation des mots grâce à une séquence de processus : les traits des lettres d’un mot activent les unités lettres du mot, les lettres elles-mêmes activant alors l’entrée du mot dans le lexique orthographique. Cette entrée du mot dans le lexique orthographique active alors l’entrée correspondante du mot dans le lexique phonologique qui active les phonèmes du mot.

Parallèlement à la voie lexicale, la voie non lexicale est activée via un système de règles de correspondances grapho-phonologiques qui opèrent séquentiellement de gauche à droite à partir de la première lettre du mot ou pseudo-mot. Le code phonologique du mot est ainsi calculé et celui-ci peut être prononcé à partir de l’activation du système phonémique. Ces règles sont construites sur des bases statistiques : pour tout graphème, c’est le phonème le plus souvent associé à ce graphème dans la langue qui est retenu. L’idée est que cela correspond à la façon dont les gens apprennent ces correspondances dans la confrontation aux données linguistiques. Quelques-unes de ces règles sont sensibles au contexte : par exemple, “ c ” quand il est suivi de lettres “ e ”, “ i ”, “ y ” sera traduit par le phonème /s/ alors que dans les autres cas, il sera traduit par le phonème /k/. D’autres règles sont spécifiées : les règles phonotaxiques (= règles qui précisent les contraintes qui président à l’ordre des sons ou des phonèmes dans une langue : par exemple, en français, un mot ne peut pas commencer par “ lg ” ou “ lb ” alors que l’ordre “ gl ” comme “ glue ” ou “ bl ” dans “ bleu ” est autorisé) et les règles morpho-phonémiques.

En dépit du fait que ce modèle ne soit pas un modèle de simulation de l’apprentissage de la lecture, il peut être utilisé pour expliquer les difficultés d’apprentissage de la lecture, dans le sens où elles peuvent se concevoir comme une difficulté voire une incapacité à acquérir un des sous composants de cette architecture. Par exemple dans le cas des enfants sourds, le fonctionnement de la voie non lexicale pourrait être compromis étant donné qu’en l’absence de stimulation auditive, l’accès à une information phonologique pleinement spécifiée s’avère être problématique.