2.1. Les modèles développementaux à stades

Les modèles développementaux sont nombreux (Frith, 1985 ; Harris & Coltheart, 1986 ; Marsh, Friedman, Welsch, & Desberg, 1981 ; Morton, 1989 ; Seymour, 1986). Ils présentent les caractéristiques générales suivantes : d’une part, ils sont issus des modèles de reconnaissance des mots chez le lecteur expert, présentés comme des modèles à double voie (Coltheart, 1978 ; Coltheart et al., 1993) ; et d’autre part, ils présentent l’apprentissage de la lecture comme une suite d’étapes ou de stades dont l’ordre de succession est stricte et identique pour tous les enfants. Dans cette perspective, le passage d’un stade au stade suivant s’effectue sous l’effet de l’instruction et ne peut avoir lieu que si les compétences propres au stade antérieur sont parfaitement maîtrisées. Ainsi, chaque étape suppose un fonctionnement spécifique qui implique une homogénéité dans les conduites des enfants. Le traitement des mots est différent d’un stade à un autre, les changements développementaux se traduisent d’un point de vue qualitatif par des traitements différents selon le stade et d’un point de vue quantitatif par le fait que l’accès à une nouvelle procédure de traitement se traduit par la lecture d’un nombre de mots plus importants.

Globalement, la mise en place progressive des deux voies de lecture s’effectue en trois étapes selon ces modèles développementaux. A chacune de ces étapes correspond une procédure de reconnaissance des mots spécifique. La procédure logographique qui consiste à utiliser des indices visuels, la procédure alphabétique qui se traduit par un recours systématique à la médiation phonologique et enfin la procédure orthographique, celle de l’expertise.

L’étape initiale dite “ logographique ” implique un traitement exclusivement visuel sans recours à la phonologie ni à l’ordre des lettres ; les indices visuels saillants, en particulier les lettres, permettent la reconnaissance d’un mot sans que l’identité ou l’ordre de celles-ci soit pertinent dans la reconnaissance (Bastien & Bastien-Toniazzo, 1993) ; cette pseudo-lecture permettrait la reconnaissance d’un nombre limité de mots, non par accès direct au lexique interne, mais par utilisation d’un système sémantique pictural (Morton, 1989) qui associe secondairement un mot oral à son image reconnue en dehors de tout traitement linguistique (Seymour, 1986 ; Magnan, Aimar, & Léonard, 1995). Bien que cette stratégie soit efficiente pour apprendre des associations arbitraires, elle ne permet pas d’élaborer des règles génératives qui rendraient l’enfant capable de décoder des mots nouveaux. C’est seulement grâce à un apprentissage structuré que l’enfant pourra développer cette compétence.

La deuxième étape dite “ alphabétique ” met en œuvre des processus de reconnaissance basés sur l’analyse des lettres et leur mise en correspondance avec les sons de la langue (voie d’assemblage). Dans cette étape la phonologie joue un rôle fondamental ainsi que l’identité et l’ordre des lettres. L’utilisation de la médiation phonologique caractérisée par l’application de règles de correspondance grapho-phonologique ayant fait l’objet d’un apprentissage explicite, permet alors l’identification de mots connus ou rares voire des pseudo-mots ; cependant, elle peut également conduire à des erreurs lors du traitement de graphèmes complexes (le plus souvent des régularisations), de graphèmes à prononciation irrégulière (« oignon », « chorale ») et desgraphèmes contextuels(« singe » vs « bague » ou « ciel » vs « camion »). De plus cette procédure ne permet pas de distinguer les homophones hétérographes (« verre », « vers », « vert »). Dans la période finale de ce stade, seraient aussi utilisées des correspondances entre des unités plus larges, notamment par l’exploitation des analogies entre les mots. Certains auteurs affirment cependant que lors de cette phase, seule est utilisée la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes, les unités plus larges et les analogies n’étant utilisées qu’au stade orthographique ultérieur (Ehri & Robbins, 1992).

La dernière étape dite “ orthographique ” correspond à la voie d’adressage ; le traitement du mot écrit s’effectue à partir d’unités orthographiques sans recours systématique à la médiation phonologique, permettant ainsi d’éviter les erreurs pouvant être commises via la procédure alphabétique. Ici, l’accès direct au mot en mémoire puis aux significations qui lui sont associées, s’effectuerait grâce à un système sémantique verbal (Morton, 1989). Autrement dit, alors qu’au stade logographique initial (lecture globale) le lecteur débutant reconnaît les mots par des procédures de reconnaissance visuelle non spécifiques au traitement d’un matériel verbal, au stade orthographique terminal, c’est par une analyse linguistique que le système de traitement de l’information accède directement au mot.Les mots ne sont pas convertis en unités phonologiques mais en unités orthographiques. Autrement dit, le stade orthographique permet un accès visuel direct aux représentations orthographiques des mots et traduit le passage vers la lecture experte.

Ce schéma développemental s’applique aussi bien en lecture qu’en écriture avec cependant des dissociations temporelles (Frith, 1985). Le stade logographique débute en lecture avant de se manifester en écriture, mais s’y prolonge pourtant plus longtemps. Ainsi la lecture est encore logographique lorsque l’écriture est déjà alphabétique. L’expérience des enfants dans la lecture logographique leur permet éventuellement d’utiliser le même type de traitement de mots lorsqu’ils écrivent. Toutefois la caractéristique de l’activité d’écriture qui fait que les lettres sont écrites l’une après l’autre, conduit l’enfant à utiliser le code alphabétique d’abord dans l’écriture, puis dans la lecture. Par ailleurs, l’écriture est encore alphabétique lorsque la lecture est déjà orthographique. Les enfants utilisent d’abord le code orthographique en lecture, ce qui entraîne son utilisation en écriture.

Plusieurs critiques ont été émises quant à ce mode de description de l’apprentissage de la lecture. En effet, ces modèles ne prennent pas suffisamment en compte l’hétérogénéité interindividuelle ; de plus, la stricte séquentialité relative aux périodes décrites est infirmée par les résultats empiriques montrant qu’à la fin de l’apprentissage de la lecture, se met en place une utilisation conjointe des procédures de traitement orthographique et par médiation phonologique des mots écrits. Enfin, l’hypothèse d’un passage nécessaire par le stade logographique est remise en cause : l’émergence d’un traitement initial des mots écrits de type logographique pourrait dépendre des caractéristiques du système d’écriture, ainsi que des méthodes d’apprentissage, par exemple, la méthode globale.

Ces diverses objections ont amené les chercheurs à élaborer des modèles interactifs décrivant comment le système de traitement de l’information mobilise différents processus dans des tâches de reconnaissance des mots écrits.