3.1. L’apprentissage implicite

L’apprentissage implicite désigne un mode adaptatif dans lequel le comportement d’un sujet devient sensible à la structure d’une situation, sans que cette adaptation ne soit imputable à l’exploitation intentionnelle de la connaissance explicite de la structure (Perruchet & Nicolas, 1998).

Cela fait maintenant plus de 35 ans que de nombreuses recherches se sont consacrées à son étude, presque exclusivement en laboratoire et sur des adultes, entre autres à travers l’apprentissage de grammaires artificielles. Les participants doivent mémoriser des séquences de consonnes engendrées par une grammaire qui définit l’ordre possible des lettres. Après cette première phase, les participants sont informés que les chaînes étudiées étaient engendrées par une grammaire et que leur tâche consiste à dissocier, parmi un ensemble de nouvelles chaînes, celles qui respectent et celles qui violent les règles de cette grammaire (Reber, 1967). Les participants parviennent à classer les chaînes grammaticales et non grammaticales avec un taux de réussite supérieur au hasard, sans être capables de verbaliser les règles sur lesquelles leurs jugements semblent se fonder. Ces données indiquent que l’architecture des connaissances peut être modifiée sans que l’individu en soit conscient. Autrement dit, l’individu qui est confronté à un environnement structuré va progressivement tenir compte de la structure de cet environnement dans ses comportements sans s’en apercevoir.

Ce n’est que récemment que certains auteurs ont mis en relation les études sur l’apprentissage implicite et celles sur les apprentissages scolaires. Il apparaît qu’un apprentissage implicite pourrait intervenir très tôt dans le développement orthographique, bien avant que ne le suggèrent les modèles traditionnels décrivant ce développement (Ehri, 1986 ; Frith, 1985 ; Gentry, 1982) même avant l’enseignement des relations grapho-phonologiques (Gombert & Colé, 2000). Cela a été montré aussi bien en anglais (Treiman, 1993 ; Treiman & Cassar, 1997) qu’en français, en particulier par Fayol et collaborateurs (Bonin, Pacton, & Fayol, 2001 ; Pacton, Fayol, & Perruchet, 1998 ; Pacton, Perruchet, Fayol, & Cleeremans, 2001).

Par exemple, Pacton et al. (2001) ont étudié les régularités relatives à l’emploi des doubles consonnes en proposant une tâche de jugement de plausibilité lexicale (à l’écrit) à des enfants de primaire (5 niveaux scolaires testés). L’enfant doit désigner, dans des paires de non-mots facilement prononçables, l’item qui, selon lui, ressemble le plus à un vrai mot. Les items diffèrent par une consonne dont la fréquence dans la langue est identique. Cette consonne correspond soit à la lettre l, m ou s (condition “ lms ”, par exemple, “ amyra ”), soit à la lettre c, d, ou v (condition “ cdv ”, par exemple, “ avyra ”).Sur une partie du matériel, ces mêmes consonnes sont doublées : ce qui est orthographiquement possible dans la condition “ lms ” (“ illaro ”), mais non dans la condition “ cdv ” (“ ivvaro ”). Dans cette dernière condition, ces consonnes ne peuvent jamais ou rarement être doublées en français. Les résultats indiquent que les enfants en fin de première primaire, choisissent plus souvent les items “lms ” que “ cdv ” lorsque le matériel implique des consonnes doublées que lorsqu’il implique une simple consonne. L’amplitude des effets augmente avec l’âge. Les enfants développent donc très tôt une sensibilité aux fréquences des suites de lettres composant la langue écrite sans qu’aucun enseignement ne leur ait été dispensé à ce propos, suggérant ainsi que cet apprentissage est réalisé de façon implicite. De plus, cette sensibilité s’accroît avec le temps de fréquentation de la langue écrite.

Pacton et al. (1998) montrent également que dans une tâche de production orthographique de non-mots, des enfants de première primaire, d’une part, transcrivent le phonème /o/ en utilisant au moins deux graphèmes différents et d’autre part, utilisent “ eau ” en position finale plus qu’en position initiale conformément aux régularités de la langue.

Dans le même sens, Ecalle (2003) a montré, en utilisant des tâches d’identification de mots écrit, l’existence de connaissances orthographiques implicites dès le début de la première primaire. Les enfants ont pour consigne de reconnaître un mot cible donné soit à l’oral, ou sous forme d’image, ou associé sémantiquement à un mot inducteur parmi 5 items tests. Parmi les items tests, un item possédant une séquence illégale de lettres est présenté. Les résultats montrent que ce type d’item est significativement moins choisi que les autres items.

L’apprentissage implicite ne concerne pas que les régularités orthographiques. Il concerne également l’influence précoce de la sensibilité phonologique sur les premières performances de reconnaissance des mots écrits (voir partie précédente sur les analogies) ainsi que la prise en compte des régularités morphologiques par les lecteurs débutants (Colé, Marec-Breton, Royer, & Gombert, in press). Cette étude a montré que dès la troisième maternelle, dans une tâche de plausibilité lexicale (à l’oral), les enfants trouvent que des items (inventés) préfixés ressemblent plus à des mots que ceux qui n’ont pas cette structure, indiquant ainsi que les enfants prélecteurs montrent une sensibilité précoce à certaines caractéristiques de la morphologie.

L’enfant montrerait donc une sensibilité aux régularités du système écrit avant qu’il ne lui soit enseigné de façon explicite, lors de l’apprentissage de la lecture, les règles de correspondances graphème-phonème et de la morphologie écrite.

Gombert propose que ces apprentissages implicites jouent un rôle important dans la mise en place des apprentissages explicites et continuent tout au long de la vie à exercer cette fonction.