3.3. Cadre interprétatif

Les connaissances linguistiques ainsi que la capacité à catégoriser les objets perçus visuellement existent avant que l’enfant n’apprenne à lire et représentent la base des apprentissages implicites. Très tôt, l’enfant rencontre de façon répétée des mots écrits tels que son prénom ou autres mots familiers. Les régularités présentes dans ces mots vont être traitées implicitement. Ces régularités concernent les configurations visuelles (régularités orthographiques, Gombert & Peereman, 1991), les mots oraux associés à ces configurations (régularités phonologiques, Travaux de Goswami, 1990 ; 1999), ainsi que les significations activées par ces configurations (régularités morphologiques, Colé, Marec-Breton, Royer, & Gombert, in press). Des apprentissages implicites pourraient ainsi apparaître avant l’apprentissage de la lecture conjointement aux premières connaissances et hypothèses conscientes que l’enfant élabore sur l’écrit. Lors de cet apprentissage, les activités liées à l’écrit étant plus nombreuses, l’attention portée par les enfants sur les mots deviendrait plus systématique et fréquente, entraînant ainsi des apprentissages implicites plus importants. Les apprentissages explicites des règles de correspondance graphème –phonème permettront alors à l’enfant de lire aussi longtemps que ses connaissances implicites ne sont pas suffisantes pour accéder à une lecture automatique. Même quand cela se produit, les connaissances explicites sont toujours nécessaires lorsque le lecteur doit effectuer un contrôle conscient de sa lecture (pour lire des nouveaux mots).

Figure 5: Apprentissage implicite et explicite de la lecture (Gombert, in press).
Figure 5: Apprentissage implicite et explicite de la lecture (Gombert, in press).

Pour rendre compte de la mise en place du caractère automatique de la lecture, Gombert évoque deux types de processus ; le premier fait référence à l’automatisation, à savoir que la lecture, initialement gérée attentionnellement, s’automatise via la répétition de l’activité qui permet alors le désengagement progressif de l’attention ainsi que l’accélération du traitement (Anderson, 1983). Le deuxième concerne l’apprentissage implicite où ‘“ les régularités internes et contextuelles présentées par les mots perçus affectent progressivement la pondération de connexions internes au système cognitif, ce qui se traduit par une évolution des réponses évoquées automatiquement lors de la confrontation aux mots écrits ”’ (Gombert, in press). Gombert précise dans ce cas qu’il est difficile de ‘“ parler ici réellement “ d’automatisation ” car les nouvelles réponses automatiques sont le fruit d’évolution d’automatismes initiaux et non de la transformation de traitements contrôlés ”’ (Gombert, in press). En d’autres termes, ce qui est automatique dans le traitement c’est la manifestation comportementale du niveau actuel des connaissances implicites.

Ce dernier point est attesté par les recherches effectuées en orthographe. Ces recherches suggèrent que les règles enseignées à l’école ne sont pas automatisées. Par exemple, l’étude de Fayol, Largy et Lemaire (1994) montre que des étudiants, dans une situation de double tâche (dictée de phrases et mémorisation de mots), ne réussissent pas à orthographier une configuration orthographique peu fréquente telle que ‘“ le chien des voisins arrive ”’ alors qu’ils en sont capables lors d’une simple dictée. Ils accordent le verbe avec le nom qui lui précède en référence à ce qu’ils ont appris implicitement. Autrement dit, ce qu’on installe par apprentissage implicite, ce ne sont pas des règles mais des cooccurrences : ici la situation la plus fréquente, c’est l’accord du verbe avec ce qui précède. L’application des règles d’accord demeurait donc contrôlée. Ces automatismes inadaptés, installés par apprentissage implicite, seraient corrigés via la connaissance des règles (instances de contrôle).

Ces instances de contrôle permettraient également de traiter de façon correcte, en lecture aussi bien les pseudo-mots (items prononçables mais dénués de signification « stombreautle ») que les mots rares et irréguliers (« chorale », « oignon ») qui ne peuvent être traités ‘« sur la base d’activation automatique d’associations fréquemment expérimentées par le système de traitement de l’information”’.

Ces règles joueraient donc un rôle important notamment du fait de la répétition de l’activité chez le débutant accélérant ainsi les apprentissages implicites et d’autre part en installant un ensemble de connaissances susceptibles d’être utilisées pour contrôler le produit des processus automatiques et la lecture de mots rares.

L’apprentissage de la lecture serait donc le fait de l’interaction d’apprentissages implicites, dépendant des cooccurrences, et de l’enseignement qui vise l’installation des connaissances explicites, contrôlées. Ce modèle permet d’enrichir la conception simple de l’apprentissage qui réduit celui-ci à l’installation du décodage, de l’assemblage phonologique et à l’automatisation de ces procédures. Il montre l’importance des apprentissages implicites dans l’apprentissage de la lecture et précise que le rôle de l’enseignant sera d’installer des instances de contrôle pour permettre de corriger les automatismes inappropriés.

Au cours de ce premier chapitre, nous avons montré que la conscience phonologique ne constituait pas une entité homogène. Différents niveaux d’habiletés phonologiques existent avant et lors de l’apprentissage de la lecture impliquant des unités de traitement différentes, accessibles de façon consciente ou non selon le niveau. La sensibilité phonologique serait un prérequis au développement des habiletés méta-phonologiques qui seraient elles-mêmes de bons prédicteurs de l’apprentissage de la lecture. L’habileté phonémique semble être un meilleur prédicteur des différences individuelles en lecture. A travers les modèles de lecture, nous avons montré que la médiation phonologique jouait un rôle central au début de l’apprentissage de la lecture. Or, à de rares exceptions près, les sourds profonds et sévères congénitaux ont des connaissances phonologiques relativement faibles. Pour ces derniers contrairement aux enfants entendants, l’acquisition du langage oral ne se fait pas spontanément. Une large partie de l’éducation et de la prise en charge précoce des enfants sourds est réservée à des exercices de type orthophonique afin de faire émerger une parole la plus intelligible possible et entraîner la lecture labiale. Il n’en demeure pas moins qu’à 5 ans un enfant sourd n’a que très rarement atteint le niveau de langage oral d’un enfant entendant. Quels peuvent donc être les effets d’un déficit phonologique sur le double processus d’apprentissage de la lecture (Gombert, in press) ? Le caractère automatique de la lecture semble dépendre de plusieurs facteurs entre autres des apprentissages implicites ; et par conséquent chez les sourds, de leur faculté à discriminer les contrastes phonologiques de la langue orale. Nous pouvons déjà supposer que ceux qui n’auront pas développé une bonne intégration de ces contrastes précocement, devront allouer beaucoup d’attention sur ce point au détriment de la lecture automatique.

Il est possible donc que les différences interindividuelles observées en lecture chez les sourds puissent s’expliquer par la capacité à analyser consciemment le langage en phonèmes.