2. Perception audio-visuelle de la parole chez l’entendant

2.1. Chez l’adulte

Un grand nombre de données montre que chez l’entendant, l’information visuelle qui accompagne la production fait partie des processus de perception de la parole (Campbell & Dodd, 1980 ; Campbell, Dodd, & Burnham, 1998 ; McGurk & Mac Donald, 1976). Par exemple, la lecture labiale facilite la compréhension de la parole présentée dans des conditions de mauvaise écoute : bruit, personnes âgées, langue ou accent inhabituel (Binnie, Montgomery, & Jackson, 1974 ; Erber, 1969,1974 ; Sumby & Pollack, 1954), mais aussi dans le cas d’un message complexe (Reisberg, McLean, & Goldfield, 1987).

Dans des situations d’écoute normale, lorsque ni le signal acoustique ni l’audition du récepteur ne sont dégradés, les mouvements articulatoires observables du locuteur fournissent une information visuelle pertinente d’un point de vue phonémique. C’est ce que montrent les phénomènes d’interaction audio-visuelle mis en évidence tant dans des situations de perception de la parole que dans des situations de mémorisation à court terme de stimuli verbaux.McGurck et Mac Donald (1976) ont montré que si l’on présente via le canal auditif des informations qui contredisent celles apportées par la lecture labiale, l’information visuelle influence la perception de ce qui est entendu ; par exemple, lorsque le sujet entend la syllabe /ba/ alors qu’il voit simultanément un visage prononçant la syllabe /ga/, il a l’impression de percevoir la syllabe /da/ ; de la même façon, un /ka/ visuel combiné à un /pa/ auditif produit le percept composé /ta/. Cette interaction ne résulte pas du fait que le sujet ferait un compromis entre l’information perçue auditivement et celle perçue visuellement ; il semble plutôt que l’information visuelle modifie ce que le récepteur perçoit auditivement. L’ ‘« effet McGurck »’ fut de nombreuses fois répliqué notamment en anglais et en taï par Burnham et Dodd (1996) et est très tenace puisqu’il subsiste même lorsqu’on demande aux sujets de dire ce qu’ils ont entendu plutôt que ce que le locuteur a dit (Summerfield & McGrath, 1984).

Un phénomène d’interaction audio-visuelle est également observé dans les situations de mémoire à court terme où un effet de récence robuste est observé pour des stimuli présentés en lecture labiale (Campbell & Dodd, 1980 ; Spoehr & Corin, 1978) : lorsque les participants doivent retenir une liste de mots présentés en lecture labiale et la restituer après un bref délai de quelques secondes, les derniers items de la liste sont mieux retenus que ceux du milieu de la liste. Dans la littérature, cet effet n’a pas été observé sur du matériel non linguistique, ni sur du matériel écrit, mais seulement sur des listes de mots présentées oralement. Il semble donc que la lecture labiale, tout comme l’information auditive, laisse une trace sensorielle qui est prise en compte par les mécanismes de traitement de l’information phonologique. Ceci peut s’expliquer par le fait que ‘« l’information fournie par la lecture labiale est de même nature que l’information auditive, à savoir qu’elle partage la caractéristique naturelle d’être dynamique c’est-à-dire présentée de façon séquentielle sur une certaine durée temporelle »’ (Transler, 1999).Les résultats de Campbell (Campbell, 1987 ; Campbell, Brooks, De Hann, & Roberts, 1996) et de Neville et Bavelier (1996) viennent conforter cette idée en montrant que la lecture labiale est traitée différemment des autres informations non linguistiques fournies par la vision d’un visage (reconnaissance des expressions faciales ou d’un visage familier). Par exemple, Campbell (1987) a observé deux cas neuropsychologiques montrant une double dissociation entre le lieu d’une lésion cérébrale : hémisphère droit ou hémisphère gauche, et le type d’atteinte : problèmes de traitement des expressions faciales et problèmes de lecture labiale respectivement. Plus précisément, le premier cas présentait une lésion au niveau de l’hémisphère cérébral gauche qui engendrait des troubles de reconnaissance des mots écrits (alexie) et des troubles en lecture labiale mais n’impliquait pas de troubles au niveau de la reconnaissance des visages.Le second présentait un profil inverse. Ses capacités en lecture d’items écrits et sa lecture labiale étaient intactes. En revanche, la reconnaissance des visages et des objets, l’estimation de leur familiarité et la reconnaissance des expressions faciales étaient très affectées. Ces données sont conformes à l’idée que la lecture labiale est traitée comme une information phonologique, c’est-à-dire dans l’hémisphère gauche et non pas comme des gestes expressifs associés au visage qui eux, sont traités dans l’hémisphère droit (Campbell et al., 1996 ; Neville & Bavelier, 1996).