3. Représentations phonologiques des sourds : origine multimodale

L’idée que la lecture labiale fait partie intégrante des mécanismes de perception de la parole conduit à émettre l’existence de représentations mentales très abstraites. Ces représentations doivent en effet inclurent aussi bien les informations auditives que les informations visuelles liées à la lecture labiale. Hanson (1989) qualifie les représentations phonologiques comme des primitives linguistiques sans signification dont l’association crée des unités signifiantes de la langue. Elles représentent donc les sons de la langue orale dans leur dimension linguistique et non dans leur dimension naturelle ou phonétique. Elles ne sont pas directement l’équivalent des caractéristiques de surface de la parole comme c’est le cas pour l’articulation ou les traits phonétiques. Les représentations phonologiques abstraites existent donc en dehors de l’activité acoustique. La dimension phonologique de la langue peut donc être accessible aux sourds par d’autres canaux sensoriels que l’audition.

La langue des signes serait-elle en mesure de fournir cette information ? Dans l’état actuel des connaissances, aucune recherche ne suggère que les langues des signes favorisent le développement des représentations phonologiques (Krakow & Hanson, 1985 ; Transler, 2001). Les liens entre le mot signé et le mot parlé sont totalement arbitraires. Bien qu’il existe certains mouvements labiaux durant la production signée, ceux-ci ne coïncident pas avec l’image labiale des mots oraux correspondants et ne peuvent apporter d’informations sur la forme phonologique des mots oraux correspondant aux signes effectués (Marshark, LePoutre, & Bement, 1998). Les représentations fournies par la langue des signes fournissent un vocabulaire spécifique (représentation sémantique) qui ne présente aucun lien avec les représentations phonologiques correspondant aux langues orales. Par ailleurs, l’apport de la dactylologie, alphabet manuel utilisée par les personnes sourdes communiquant au moyen de la langue des signes, est encore à discuter. Celle-ci consiste à effectuer séquentiellement des configurations de la main (les dactylèmes) qui correspondent aux lettres des mots écrits. Si l’utilisation de la dactylologie au cours du traitement de l’écrit a été mise en évidence (Locke & Locke, 1971), son lien avec les représentations phonologiques n’a pas fait l’objet de recherches. Toutefois, comme le remarque Transler (2001), la dactylologie pourrait fournir des informations sur des unités linguistiques orales bien qu’il ‘« soit impossible de déterminer si elle est liée à des représentations phonémiques par son association à la lecture labiale ou par son association avec des représentations orthographiques »’ (ibid, p.183).

Comme nous l’avons précisé précédemment, les enfants sourds qui ont pour première expérience linguistique la langue des signes constituent une minorité. La grande majorité des enfants sourds sont nés de parents entendants. Ces derniers sont en général, dés que leur surdité a été diagnostiquée, orientés vers le monde sonore grâce à des aides techniques telles que l’appareil auditif et des exercices orthophoniques visant à rééduquer la parole et entraîner la lecture labiale. Si la production de la parole peut jouer un rôle dans le développement des représentations phonologiques dans la mesure où lors de la production de sons les enfants perçoivent des sensations articulatoires qu’ils associent à des représentations abstraites correspondant à des unités du langage parlé, quel rôle peut jouer la lecture labiale ? Dans quelle mesure, la lecture labiale qui fournit une information visuelle à partir de la dimension articulatoire qui accompagne la parole constituerait-elle un input suffisant au développement des représentations phonologiques chez les sourds ? Quel peut être l’apport d’un complément gestuel à la lecture labiale permettant la discrimination de tous les contrastes phonologiques ? C’est ce que nous nous proposons de discuter dans la section suivante.